Les cahiers de l'Islam
Les cahiers de l'Islam
Les cahiers de l'Islam


Mardi 26 Mars 2013

Rencontre avec Dounia Bouzar



Le licenciement d’une employée voilée, en décembre 2008, avait rendu célèbre la crèche Baby-Loup, devenue, peut-être malgré elle, symbole de l’affirmation de la « laïcité » dans le secteur privé et, particulièrement, celui de la petite enfance. Cette crèche, comme symbole, fera même l’objet d’un livre publié en 2012, par Luce Dupraz et préfacé par Élisabeth Badinter, se proposant de retracer « le combat pour l'affirmation de la laïcité de cette structure atypique implantée dans le quartier de La Noé à Chanteloup-les-Vignes en banlieue parisienne et qui accueille enfants et familles, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 ». Ainsi, le conflit opposant la crèche et Fatima Afif (l’« employée voilée »), était à inscrire au combat pour laïcité. Dans cette optique, il faut, écrit l’éditeur de l’ouvrage mentionné, défendre Baby-Loup pour promouvoir « une certaine idée de la république, de l'intégration », c’est ainsi « défendre une certaine idée du « vivre-ensemble » ; c'est défendre et garantir l'émancipation des femmes » [1].

Dans ce « combat » pour la laïcité et « l’émancipation des femmes », la crèche avait obtenue gain de cause auprès de la justice en 2009 et 2011, à la fois aux Prud’hommes et devant la cour d’appel de Versailles. L’affaire semblait donc clause, avec au bout une nouvelle jurisprudence pour les salariés du secteur privé. Or, ces jugements précédents sont aujourd’hui annulés par la plus haute autorité judiciaire en France, dans un jugement qui fera, peut-être, date. Lire ici, le jugement de la cour de Cassation, rendu le 19 mars 2013.

Sur ce jugement rendu par la cour de cassation, nous avons voulu interroger Dounia Bouzar sur ses conséquences potentielles, à la fois sur le plan juridique et sur le débat relatif à l’"entrée" de la laïcité dans les entreprises du secteur privé.

Dounia Bouzar, Anthropologue du fait religieux/gestion de la laïcité; Expert discriminations; Auditrice auprès de l'IHEDN. Elle est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur la thématique du fait religieux et de la laïcité :  L'islam des banlieues (Ed. Syros) ; L'une voilée l'autre pas (Ed. Albin Michel); A la fois Française et musulmane (Ed. La Martinière jeunesse) ; Laïcité Mode d'Emploi : 42 situations (Ed. Eyrolles), etc. (voir la page Amazon)

Voir son blog .


Le licenciement de l' « employée voilée », par l'association gérant la crèche, était devenu un des symboles de l'affirmation de la "laïcité" au sein même de l'entreprise (hors du secteur public), avec le verdict de la Cour de cassation, que vaut encore ce symbole ?

   Cela dépend de quoi on parle lorsqu’on emploie le mot « laïcité ». Celle-ci n’est pas une idéologie anti-religieuse, mais au contraire un système juridique qui permet à chaque citoyen d’avoir sa liberté de conviction (croire, ne pas croire, croire en ce qu’il veut) dans la mesure où il n’entrave pas celle de son voisin. Et au travail, dans la mesure où cela n’entrave pas sa mission. La Cour de cassation parle un « langage de juristes ». Contrairement à toutes les déclarations politiques et médiatiques que l’on entend aujourd’hui, les juges ne veulent pas dire que « la laïcité ne s’applique pas dans l’entreprise » mais que « la neutralité d’apparence (qui découle de la laïcité) ne s’applique pas automatiquement dans une entreprise, même si on l’inscrit dans un règlement intérieur ». Aucun règlement ne fait autorité s’il ne respecte pas le Code du Travail. C’est le Code du Travail qui fait la loi pour tous !

Est-ce la distinction faite par la Cour de cassation entre « salariés des employeurs de droit privé » et ceux du service public en matière de laïcité ?

Absolument. Seuls les fonctionnaires, les salariés qui travaillent pour l’Etat ou pour les organismes qui ont une mission d’intérêt public (La Poste, la RATP…) sont soumis à l’obligation de neutralité d’apparence : ils doivent être « visiblement neutres », ne jamais manifester leurs convictions politiques, religieuses ou philosophiques : en France, l’Etat est neutre pour prouver son impartialité vis à vis de ses usagers qui sont divers. C’est la façon française d’appliquer la laïcité : pour bien rassurer les citoyens français qu’ils seront traités à égalité, celui qui travaille pour le domaine public ne montre pas ses références. Comme ça, les usagers du service public ne s’imaginent pas que le fonctionnaire va favoriser tel ou tel type de personnes…Enfin, c’est le principe philosophique qui est dessous…

Et donc les salariés qui ne sont pas dans un domaine public peuvent afficher librement leur religion ? 

   Non, la liberté de conviction peut être limitée si elle entrave 5 critères : la mission professionnelle, l’organisation du travail, les règles de sécurité, les règles d’hygiène, et bien entendu la liberté d’autrui. Mais l’employeur doit toujours évaluer chaque situation séparément. Cela s’évalue cas par cas, jamais de manière générale et absolue, surtout pas dans un règlement intérieur. Parce que la limitation doit toujours être « justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché » (Code du Travail, L 1121-1). En clair, si un salarié refuse soudain de serrer la main à des collègues de sexe opposé, le manager ne peut pas le sanctionner « parce que l’entreprise est laïque », ce qui ne voudrait rien dire. Par contre, il peut le sanctionner parce que la mission de ce salarié consiste à être « chargé de clientèle » et que le refus de serrer la main à des femmes va forcément et directement entraver la mission pour laquelle il est payé. L’étude de chaque cas doit trouver une réponse « justifiée par la nature de la tâche à accomplir », on ne peut être plus clair…

   Le droit du travail ne pose pas les limites en rentrant dans le domaine religieux, mais vérifie uniquement que la liberté individuelle n’entrave pas le bon accomplissement du travail. Le manager n’a pas à intervenir sur la conscience du salarié. Il n’est pas « juge de conscience ». Il n’a pas à lui dire « le bon islam » ou « la bonne chrétienneté ». Le salarié peut croire ou ne pas croire ce qu’il veut. En revanche, il doit exécuter la mission pour laquelle il est payé. C’est la mission qui prime : un cuisinier qui ne veut pas toucher de porc est en faute ; un serveur de restaurant qui refuse de servir une bouteille d’alcool aussi ; le boucher qui refuse de tailler son immense barbe ou de la protéger (pour que rien ne tombe…) peut être licencié, il ne sera pas discriminé. En revanche, pour demander à une salariée de montrer ses cheveux, il faut faire la preuve que le foulard entrave la réalisation de sa mission professionnelle…sinon on tombe dans la discrimination. Idem pour une kippa…


Alors pour les nounous ou le personnel de crèche, le foulard est-il compatible avec la mission de s’occuper des enfants ?  

C’est un vrai débat et c’est le bon débat. Pour nous, à Cultes et Cultures, on estime que le tout petit enfant n’a pas encore de conscience. Il est sous l’autorité de ses parents. Le professionnel qui s’occupe de petits enfants doit donc respecter l’autorité parentale des parents qui peuvent être athées, agnostiques, juifs, chrétiens, musulmans, et ne pas imposer sa propre conviction à l’enfant. Cela fait partie de sa mission professionnelle. La bonne question devient donc : peut-on respecter la liberté de conscience des parents (et de leurs enfants) tout en affichant sa propre conviction ? Autrement dit, faut-il être « visiblement neutre » pour être impartial vis à vis de petits enfants, ou peut-on respecter toutes les visions du monde (des athées, des autres croyants) en affichant sa propre référence ? Une nounou portant le foulard peut elle être neutre si elle raconte des tas d’histoires n’allant pas dans le sens de sa croyance, valorise la diversité, etc. ? Une nounou qui ne porte pas de signe religieux mais qui répète à longueur de journée que « les juifs sont sournois » ou que « les musulmans sont archaïques » est-elle neutre ?  
 
Une fois que l’on a répondu à cela, il y a un deuxième niveau de questionnement : le degré d’affichage de sa religion. Mais là, on quitte le terrain juridique pour entrer dans les relations humaines. Nos nombreuses interventions sur le terrain nous ont montrées que « le look » est très important. Une puéricultrice qui porte un foulard avec des couleurs vives, des motifs enfantins, ne sera pas perçue comme voulant « imposer sa croyance aux autres ». Son foulard est « contextualisé » au domaine enfantin, il ne fait pas « barrière ». En revanche, celle qui arbore un immense foulard gris renvoie à des images de prosélytisme. On ne peut pas faire l’impasse de « comment est perçu un signe ». Ce que j’appelle le « look bonne sœur » est incompatible avec bon nombre de missions professionnelles dans le contexte français. En revanche, de plus en plus de cadres supérieurs sortent des grandes écoles avec des foulards ou des chapeaux « modernes », couvrants leurs cheveux assortis à la culture de leur entreprise, à leur tailleur, à leur fonction professionnelle. Cette façon de cacher leurs cheveux n’est pas perçu comme une volonté de prosélytisme, le « signe religieux », qui perd sa fonction de « signal » mais devient personnel et intime, apparaît comme une simple partie de la salariée, qui est appréhendée comme « le chef », « la technicienne », « la gestionnaire » et non pas comme « la musulmane ». C’est un peu un travail d’inclusion des signes, sans que ces derniers ne provoquent de scission entre les salariés.

De mon point de vue de musulmane, cela rejoint l’éthique et la philosophie de l’islam. Un musulman est censé tenir compte de ceux qui l’entourent, rester empathique même lorsqu’il est critiqué ou incompris… Pourquoi ne pas adapter le foulard à la culture et à la philosophie française, maintenant que de nombreux Français sont de confession musulmane ? Les sénégalaises, les tchadiennes, les algériennes, ont toutes adapté leur look à leur culture. Pourquoi pas les Françaises ? C’est tout le temps le rapport de force : « je veux voir tes cheveux » contre « je me voilerai encore plus ». Et plus personne ne pense… Chacun veut imposer sa conscience à l’autre… Au fil des années, le « fossé du foulard » s’agrandit, le décalage de sens s’accentue, quel gâchis… Mais là, je sors de mon cadre professionnel, puisque moi non plus je n’ai pas à partir de mes propres convictions/interprétations/sentiments mais je dois juste transmettre les éléments légaux et aider à faire appliquer la loi à tous de la même façon…

Justement, sur le plan juridique, Allons-nous vers une jurisprudence nouvelle loi au sein des entreprises du secteur privé ?  
 
   Avant de faire une nouvelle loi, il serait déjà bien que les managers et les élus connaissent les 5 critères expliqués plus haut et les appliquent. Ce n’est pas tout ou rien.
Ensuite, on ne peut faire une loi comme ça… L’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui fait autorité sur toutes les juridictions nationales des pays européens, exige qu’un Etat fasse une loi s’il veut limiter la manifestation de liberté de conscience de ses citoyens. Mais pour faire une loi, il faut remplir deux conditions : prouver que la pratique religieuse que l’on veut limiter entrave l’ordre public et les droits d’autrui. C’est ce qui a été fait par la commission Stasi en 2004 pour les écoles : ils ont recueilli des témoignages et ont conclu qu’il y avait « entrave à l’enseignement public, donc à l’ordre public » parce que les filles voilées refusaient les cours de gymnastique et qu’il y avait « entrave aux droits d’autrui » parce que les filles non voilées subissaient des pressions de la part des garçons… On en pense ce qu’on veut, mais au niveau juridique, les responsables ont estimé que les deux conditions juridiques étaient remplies et ont pu présenter la proposition de loi aux députés. Elle ne concernait que les élèves, pour les raisons évoquées plus haut…

Pour le niqab, ces deux conditions n’étaient pas réunies : il n’y avait pas assez de femmes qui le portaient pour que l’on puisse estimer que cela entravait l’ordre public. Donc la loi qui a été votée ne repose pas sur la laïcité mais sur le droit commun : l’obligation d’être identifiée et identifiable.
Donc aujourd’hui, pour faire une loi qui interdirait toute visibilité religieuse aux salariés de droit privé, il va falloir prouver par exemple que de manière générale, le port du foulard entrave les droits d’autrui des autres salariés et que le port du foulard entrave l’ordre public des entreprises, de manière générale. Sinon, la CEDH ne permettra pas cette loi.


________________
[1] Luce Dupraz, Baby-Loup, histoire d'un combat , Editions Érès, 2012, 275p.


La rédaction des Cahiers de l'Islam - dans la continuité de cette rencontre avec Dounia Bouzar nous proposons en complément  :

- Sondage : suite au jugement de la cour de Cassation, un sondage, dont le questionnaire est loin d'être neutre, nous apprend que « 84% des "français" sont contre le port du voile ou du foulard islamique par des femmes travaillant dans les lieux privés accueillant du public. Seules 12% se montrent indifférents et 4% favorables ». [Sondage IFOP à lire ici ]. Ce sondage vise-t-il à presser les politiques pour légiférer dans le sens d'une interdiction généralisée ? 
Lire par ici
« un appel du ministre délégué à la Ville pour ne pas légiférer dans l'urgence » : lelab .


- RATP : prévoit la publication d'un "guide de la laïcité" visant à aider les managers dans " l'articulation des principes de non discrimination et de respect de la liberté de croyance" et à éviter les situations conflictuelles (comme dans le cas de la crèche Baby-Loup).

Rencontre avec Dounia Bouzar




Dans la même rubrique :
< >

Mardi 31 Mars 2020 - 14:53 Rencontre avec Éric Geoffroy




LinkedIn
Facebook
Twitter
Academia.edu
ResearchGate


Notre newsletter



Nos éditions




Vient de paraître
SANGARE_Penser_couv_France_Dumas-scaled
Omero
Alc
rivet
islam et science
Mino
Sulami
Soler
Maghreb