Les cahiers de l'Islam
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Omar Merzoug
Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec Le Quotidien d'Oran pour lequel il... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 9 Juillet 2016

Misère de la gauche française face au djihadisme




Dans un essai roboratif, Un silence religieux (éd. du Seuil), Jean Birnbaum, directeur du « Monde des Livres » et essayiste, aborde frontalement la question des rapports de la gauche française et de l’islamisme dans sa version djihadiste. L’ouvrage se veut un regard lucide sur les points aveugles de cette gauche qui a échoué à penser le djihadisme et sur les ressorts profonds de cette cécité politique et idéologique.
 

Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.
 

Omar MerzougVous placez votre ouvrage sous une double référence qui ne va pas de soi. Vous citez à la fois Karl Marx le matérialiste athée et Georges Bernanos [1] catholique fervent, monarchiste, membre de l’Action française, cela a-t-il un sens ?
 
Jean Birnbaum :  Voilà une bonne question qu’on ne m’a pas encore posée. A mes yeux, ce livre est un ouvrage dont l’un des objectifs est de prendre à rebrousse-poil ma famille politique et quasi-biologique : la gauche que j’évoque dans le livre, la gauche avec sa mémoire anti-colonialiste, c’est ma famille politique, c’est au sein de cet univers que j’ai grandi et par conséquent mon dessein n’est pas de jeter la pierre à la gauche à partir d’un regard qui serait extérieur, mais plutôt de creuser des failles ou des points aveugles qui sont celles de ma propre tradition presque charnelle, une sorte de legs politique qui se transmet de génération en génération. Or les deux auteurs que vous citez sont des dissidents qui ont pris leur propre tradition à rebrousse-poil. Bernanos est quelqu’un qui incarne tout ce que vous avez bien résumé, droite nationaliste, chrétienne, royaliste et qui, à un moment donné, parce qu’il était blessé « à la racine de l’espérance », par ce qu’il voyait de l’attitude de son propre camp en Espagne qui cautionnait les crimes de Franco, Bernanos a accompli un geste de dissidence intime et interne, intime physiquement et interne politiquement. Quant à Marx, la formule que je cite en exergue nourrit une dissidence à l’égard de cette gauche qui croit que la religion n’est qu’un masque ou un déguisement. Il suffirait de relire Marx pour tomber sur cette phrase qui dit que « la critique de la religion est la condition de toute critique ». Aujourd’hui, quel est l’intellectuel ou le politique de gauche qui prend assez au sérieux la religion pour la critiquer ? « Critiquer » la religion, cela ne signifie pas la dénigrer, la rabaisser, la réduire à rien. Pour Marx comme pour Hegel, la critique était une opération très sérieuse. Ainsi les deux exergues que vous citez m’aident à mettre ce livre sous les bons auspices de deux auteurs qui chacun à leur manière prennent à rebrousse-poil une certaine tradition, de droite pour Bernanos, de gauche pour Marx, en la critiquant de l’intérieur.


O.M : Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à cette question de la gauche face au djihadisme car vos travaux précédents, notamment « Les Maoccidents, un néo-conservatisme à la française » (éd. Stock), me semble-t-il, ne semblaient pas l’annoncer ? Quel est l’élément déclencheur de votre réflexion ?
 
J.B :  J’ai publié un premier livre, « Leur jeunesse et la nôtre » (Editions Stock) où je me penche sur la façon dont l’espérance politique se transmet, de façon idéologique mais aussi charnelle, de génération en génération. J’ai choisi trois générations, celles des années 1930, celle des années 1960 et celle des années 1990/2000, et j’ai essayé de montrer par quels gestes, quels livres, quelles rencontres une certaine espérance révolutionnaire peut se transmettre - ou pas. C’était déjà d’une certaine manière un essai sur les silences, car certaines choses n’ont pas fait l’objet d’une transmission. Mon second livre, « Les Maoccidents », que vous avez l’amabilité de citer, s’interroge sur les raisons qui a poussé une certaine extrême gauche à basculer de la scène politique à la scène religieuse. Là, je me situe clairement à l’intersection du religieux et du politique. Mon tout dernier livre, « Un silence religieux », représente ainsi une sorte de synthèse des deux ouvrages précédents à l’aune de l’actualité et des événements dont nous sommes les contemporains : la transmission et ses silences, d’un côté, la religion dans ses rapports à la politique, de l’autre. Car force est de constater que ce qui s’est transmis, à gauche, sur le religieux, c’est un certain silence. D’un point de vue factuel, ce qui déclenche ma réflexion, ce sont les scènes que j’ai vécues après les attentats de janvier 2015. A l’époque, je suis frappé par le fait que beaucoup de gens que je connais ont pour premier réflexe de mettre de côté la question religieuse. Dans les réunions auxquelles j’ai pu assister avec toutes sortes d’hommes et de femmes de gauche, des antiracistes, des militants qui ont gardé la mémoire des combats anticoloniaux, tous parlaient des attentats en évacuant totalement la question religieuse. Ils n’imaginaient pas un instant que le religieux puisse être considéré, à l’instar du facteur sociologique, économique ou (géo)politique, comme une cause à part entière.


O.M : Pourquoi la gauche française vous semble-t-elle incapable de penser, de prendre la mesure du djihadisme, d’y réagir avec pertinence, à quoi est dû cet oubli de la dimension religieuse ?
 
J.B : La gauche française, plus que d’autres, s’est largement fondée sur un fantasme d’éradication du religieux. Je ne parlerais pas en ces termes de la gauche latino-américaine, italienne, ou anglaise, mais majoritairement, il est vrai que la gauche française s’est bâtie sur l’idée que le religieux est une illusion vouée à être dissipée par le progrès, la justice, et que l’un des signes de la réalisation de l’émancipation sociale, que la gauche a toujours appelée de ses vœux, est précisément l’effacement du religieux. Aux yeux de nombre de gens qui ont été formés dans cette tradition, le religieux désigne un vestige mal résorbé, destiné à disparaître. De ce point de vue, à un moment donné, prendre au sérieux ce que le philosophe Jacques Derrida nomme « l’allégation religieuse », autrement dit le simple fait que les gens qui participent à l’aventure djihadiste sont aimantés par des textes profondément religieux, qu’eux-mêmes se réclament en permanence du religieux, cela doit pouvoir être pris au sérieux. On ne doit pas écarter cette revendication à la légère, comme on le fait si souvent. On se demande d’ailleurs bien au nom de quoi François Hollande peut dire à ces jeunes : « Non, non, tu n’as aucun rapport avec la religion, tu n’es pas ce que tu dis que tu es ». Franchement, de quel droit ? Au nom de quoi ? Jacques Derrida a une fort belle phrase : « L’islam n’est pas l’islamisme, ne jamais l’oublier, mais l’islamisme s’exerce au nom de l’islam, et c’est la grave question du nom ». Aujourd’hui, cette grave question du nom se pose au moins deux fois : d’abord au nom de quoi ces gens-là tuent-ils ? Et surtout au nom de quoi un président de la République française ou un intellectuel de gauche peuvent dire aux djihadistes : « vous n’avez aucun rapport avec les textes dont vous vous réclamez, avec la foi que vous proclamez » ?


O.M : Pourquoi pensez-vous que ce déchaînement de violence meurtrière a rapport avec l’islam et pas seulement avec l’islamisme ? Que répondez-vous à ceux qui vous rétorquent que le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam ?
 
J.B : Prenons l’exemple de ces gens qui ont incendié un foyer palestinien et entraîné la mort d’un bébé et de ses parents. En Israël, personne n’a dit que ces gens-là n’ont rien à voir avec le judaïsme. Ce sont des fanatiques juifs profondément enracinés dans une certaine tradition religieuse et qui en ont fait quelque chose de meurtrier. Toutes les religions ont leurs avatars violents et lorsque certains tuent au nom de Dieu, il est étrange de soutenir que cela n’a « rien à voir » avec la religion. Dans le cas des attentats djihadistes, bien entendu, ce discours part d’une intention louable ; on veut éviter l’amalgame entre, d’un côté, l’islam comme spiritualité, comme pèlerinage intérieur, et, de l’autre, le djihadisme comme forme radicalisée et sanglante d’un certain islamisme. Mais dire que ces violences n’ont « rien à voir » avec l’islam constitue un discours à double tranchant. Pire, c’est donner un coup de poignard dans le dos de toutes les personnes qui, à l’intérieur même du monde musulman, se battent pour soustraire leur foi aux assassins. A force de dire que cela n’a « rien à voir » avec l’islam, on parvient au résultat inverse, on finit par favoriser l’amalgame, par laisser penser que cela a « tout à voir », au risque de réduire l’islam à ses avatars meurtriers.


O.M : Vous écrivez : « Ce qui devrait nous étonner ou nous préoccuper, ce n’est pas que l’islamisme armé ait des racines sociales, c’est bien plutôt qu’il manifeste une remarquable autonomie par rapport à elles ». 
 
J.B : Je vous remercie d’avoir relevé cette phrase. C’est une phrase clé pour moi. C’est vraiment le cœur de tout, puisque la question clef est celle de la puissance autonome du religieux, comme le philosophe Michel Foucault [2] l'a vu. Sur ce terrain de l’autonomie idéologique, il y a une comparaison éclairante à faire avec le nazisme. Dans un de ses livres, François Furet [3] disait : à gauche, pendant des générations, on a répété que les nazis n’étaient que des pantins financés par la bourgeoisie allemande (voir le livre de Daniel Guérin [4] « Fascisme et grand capital » ). Ainsi Hitler n’aurait-il été que le serviteur du Grand capital pour briser le mouvement ouvrier et la révolution sociale. Et François Furet dit en substance : on avait raison de dire cela, mais là n’était pas l’essentiel. Le vrai sujet d’intérêt, ce n’est pas que les nazis aient été financés par la bourgeoisie allemande, c’est bien plutôt qu’à un certain moment ils aient pris leur autonomie par rapport à eux et qu’ils aient accompli des choses qui ne servaient plus les intérêts de du capitalisme allemand. Aujourd’hui on peut toujours dire : « Le djihadisme relève de telle ou telle causalité politique, on peut évoquer les calculs de la CIA en Afghanistan, les financements de l’Arabie saoudite, la réalpolitik des Etats au Moyen-Orient, tous les intérêts financiers, politiques, géopolitiques… tout cela est vrai, mais à nouveau le plus important n’est pas là. L’essentiel, c’est que les djihadistes ont pris une large autonomie ; qu’ils disposent d’une internationale qui aimante une jeunesse radicalisée à travers le monde entier. La vraie question est là : ces djihadistes ont pris une décision à l’égard du réel et apparemment ils comptent bien s’y tenir. Ce qui les autorise à faire cela, c’est qu’ils ont acquis une forme d’autonomie à travers ce que Marx appelait « l’idéologie ». Aux yeux de Marx, la religion représente la forme emblématique de « l’idéologie », c’est-à-dire d’un monde sens dessus dessous, certes, mais aussi et surtout d’une représentation qui peut vous aimanter et produire des effets réels très puissants. Le réduire à quelque chose d’autre dont elle serait seulement le masque en disant « oui, mais derrière le phénomène, il y a la CIA, le Qatar… », c’est esquiver le réel. C’est refuser d’admettre la capacité d’entraînement de l’élan religieux. C’est ne rien comprendre aux puissants effets de la croyance sur les corps et les âmes.
 

Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, le 9 octobre 2010 au siège du journal à Paris. Source inconnue.
Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, le 9 octobre 2010 au siège du journal à Paris. Source inconnue.
O.M : Vous consacrez tout un chapitre à l’Algérie et au FLN et vous y dites : « Ce pays occupe une place centrale dans la mémoire de la gauche française, de ses espoirs et de ses aveuglements ». 
 
J.B :  Je n’ai pas connu, pour ma part, cette période. Mais le sujet qui revenait sans cesse dans ma famille, c’était l’Algérie. Je ne sais pas pourquoi du reste, car mes parents n’ont pas porté les valises du FLN. Lorsque j’ai lu « La Question » d’Henri Alleg, je n’avais que quatorze ans. Ce livre m’a beaucoup marqué et c’est le livre que j’ai le plus offert dans ma vie, avec le roman de Claire Etcherelli [5] « Elise ou la vraie vie ». On parlait aussi un peu du Chili, mais l’Algérie dominait la mémoire politique de la famille. Dans ma construction personnelle, l’Algérie, c’est très important. Le comité Audin, les Éditions de Minuit, la personnalité de Vidal-Naquet [6qui était un peu le Pape pour nous… j’ai grandi dans cette atmosphère, et aujourd’hui encore je suis très attentif aux ouvrages sur le sujet dans le « Monde des livres »… Au moment où j’ai écrit mon livre « Leur jeunesse et la nôtre », les témoins que j’ai interrogés et qui avaient eu dix-huit ou vingt ans dans les années 1960, me disaient « Nous, notre entrée en politique, c’est l’Algérie » ; des gens dont les premières indignations se sont manifestées sur le thème de l’Algérie : la torture, la guerre coloniale etc. les Edwy Plenel [7] , Henri Weber [8], Alain Krivine [9], Arlette Laguillier [10], c’est l’Algérie qui a structuré leur prise de conscience. Voilà pourquoi je dis que la génération 68 est une génération FLN, c’est-à-dire une génération qui est née à la politique par solidarité avec le combat du FLN, sans forcément y avoir participé. Or, un jour, je lis dans la revue Esprit [11, que l’homme que j’admire, Pierre Vidal-Naquet dialoguant avec l’ex-directeur de la revue du même nom, Paul Thibault [12, dit ceci : Nous, on n’a rien vu du rôle de la religion dans le combat du FLN… On est en 1995, et si Vidal-Naquet le dit, c’est parce qu’il a en tête ce qui se passe d’atroce en Algérie à ce moment-là. Frappé par cet aveu de Vidal, je consulte Benjamin Stora mais aussi Guy Pervillé [13], et je m’aperçois que deux femmes seulement ont travaillé sur le sujet, Fanny Colonna [14et Monique Gadant [15]. J’ai passé quelque temps à la bibliothèque à chercher des sources sur l’Algérie, j’ai trouvé que tous les thèmes de cette époque y étaient abordés, les problèmes agraires, commerciaux, industriels, hydrauliques… mais très rarement le religieux. Fanny Colonna en parle, mais, en France, tout le monde lui rétorque que ce sujet n’intéresse personne. A partir de là je m’interroge. Car le moment algérien est fondateur pour la gauche en termes de conscience politique, mais aussi, donc, en ce qui concerne le déni du religieux. Les textes que Mohammed Harbi a publié dans a publié dans « L’Histoire intérieure du FLN » sont, me semble-t-il, assez clairs de ce point de vue. On voit bien qu’à un moment donné, afin de mobiliser la population, l’énergie religieuse est un formidable atout. Nier l’importance de l’islam dans la puissance de mobilisation du FLN, c’est passer à côté d’un enjeu essentiel.


O.M : Paul Thibaud, l’interlocuteur de Vidal-Naquet dans le dialogue paru dans la revue « Esprit » que vous citez, déclare : « Le facteur religieux a été dissimulé » ; ce qui signifie qu’on en avait conscience, mais qu’il a été volontairement caché. 
 
J.B : Là je ne sais pas vraiment, je cite Paul Thibaud parce c’est ce qu’il dit. Mais il faut voir plutôt que les intellectuels français étaient en contact avec la représentation extérieure du FLN. Certains représentants du FLN étaient d’authentiques militants laïcs. Je ne pense pas qu’ils dissimulaient leurs convictions. Après, il y a peut-être eu une politique d’une partie du FLN pour ne pas effaroucher ces intellectuels français qui soutenaient la guerre d’indépendance. Mais l’essentiel est sans doute moins dans la stratégie du FLN que dans la cécité de ses soutiens français. Comme je le montre en racontant l’itinéraire de plusieurs d’entre eux, la plupart d’entre eux n’ont pas vu, ou pas voulu voir, la dimension religieuse de ce combat. Et, quand ils en ont enfin pris conscience, ils l’ont vue comme une sorte de folklore sans importance, que l’indépendance et la construction du socialisme ne tarderaient pas à renvoyer dans les « poubelles » de l’Histoire avec un grand H.


O.M : Ce qui vous amène à dire qu’une fois de plus « la gauche a sous-estimé la force autonome des représentations religieuses ». Est-ce que la gauche aurait un problème spécifique avec la religion ?
 
J.B :  J’ai écrit tout un chapitre sur Karl Marx pour montrer qu’il suffirait de relire Marx pour prendre beaucoup plus au sérieux la religion. Dans mon livre, je prends des moments et des contextes qui présentent mille et une différences : l’insurrection algérienne et la révolution iranienne, notamment. Mais c’est pour montrer comment, à chaque fois, la réaction de la gauche a été la même. En gros, cela consistait à dire : « les opprimés empruntent un détour, celui du religieux, mais à un moment donné, il va bien falloir qu’ils ouvrent les yeux, qu’ils déchirent le voile de leurs illusions et ils verront que c’est nous, les Occidentaux de gauche, qui détenons la vérité de l’Histoire. Nous, on connaît les étapes du progrès, on sait où va l’Histoire ». Ainsi la solidarité des intellectuels de gauche a-t-elle prolongé une forme de condescendance coloniale fondée sur la certitude qu'à la fin des fins, le camp du « progrès » sera toujours à l’avant-garde et sera capable de polariser toutes les luttes, quelle que soit leur forme. Aujourd’hui, certains continuent de se cramponner à cette certitude, mais la réalité des rapports de force à l'échelle mondiale ne leur épargnera aucun camouflet.


O.M : Dans votre ouvrage, à un moment, vous citez l’ex-président Ben Bella, icône du socialisme et du nationalisme arabes, ami de Nasser, de Fidel Castro dans les années 1960 et qui à sa sortie de prison après 1980, déclare : « Plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant » et vous y voyez un argument supplémentaire en faveur de la thèse que vous soutenez .
 
J.B : J’y vois un argument plutôt symbolique. Je suis bien sûr convaincu que les choses ne sont pas aussi simples qu'il n'y paraît, et que la position de Ben Bella, comme sa trajectoire, est complexe. Il n'empêche : symboliquement, c'est très fort. Car pour toute une gauche anticolonialiste européenne et française en particulier, Ben Bella a été une icône de l’Algérie indépendante et socialiste. Qu'il finisse par proclamer que l'insurrection algérienne de 1954 n’a fait, en somme, que préfigurer la révolution iranienne de 1979, ce n'est pas rien ! Pour une certaine gauche occidentale, il y a là un effet de réel très brutal, une gifle incroyable, dont il faudra bien un jour tirer les leçons.


O.M : La force mobilisatrice du religieux, vous l’abordez dans un chapitre que vous consacrez à Michel Foucault. Voilà une figure de la gauche française, envoyé spécial d’un grand journal italien, il fait le voyage en Iran et il est sensible à quelque chose que la gauche, même aujourd’hui, peine à saisir .
 
J.B : Les articles de Michel Foucault sur l'Iran sont magnifiques, et j’essaie de lui rendre justice, car il est constamment calomnié, encore aujourd'hui, certains l'accusant d'avoir été le compagnon de route d'une tyrannie obscurantiste. Or, les textes de Foucault prouvent le contraire, et ils sont très loyaux, très honnêtes à l’égard de ce qu’il observe sur le terrain. C’est très beau, ce philosophe français qui débarque en Iran comme reporter, et qui se promène en interrogeant les Iraniens. Aux ouvriers, aux étudiants, aux manifestants, il pose une seule question : « que voulez-vous ? ». Et il est frappé par la réponse qu'ils lui donnent : « Ce qu’on veut, c’est un gouvernement islamique ». Ils ne lui répondent pas : « On veut les droits de l’homme et la démocratie, ou le communisme et la dictature du prolétariat », non, ils lui disent presque unanimement : « Nous voulons une république islamique ». Pourtant, les communistes, les laïcs sont nombreux sur le terrain, dans les manifestations. Mais Foucault constate assez vite que tous ces gens sont balayés par ceux qui se réclament d’une espérance messianique. Foucault note alors dans un passage magnifique, que vous connaissez sans doute : « Quel sens, pour les hommes qui habitent l'Iran, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort. » En réalité, tout mon livre se présente comme une méditation sur ce ricanement que je connais bien, qui a été le mien très longtemps, et qui domine encore largement aujourd'hui. Nous sommes mêmes en pleine régression. Pour le constater, il suffit de comparer les positions de Foucault à celui d'un philosophe français contemporain, Alain Badiou. En 1978, frappé par la puissance autonome du spirituel, Foucault disait : il faut cesser de considérer la religion comme un vêtement, la religion n'est pas toujours quelque chose qui vient masquer ou voiler le réel, la religion, c’est parfois le visage même du réel. Plus de trente-cinq ans après, l’un des philosophes français les plus lus, les plus traduits à l’étranger, Alain Badiou, publie un texte sur les attaques du 13 novembre 2015 et il n'a pas peur d'affirmer que les auteurs des attentats sont des « fascistes », que pour eux la religion n’est qu’un... « vêtement [16] ». Bref, on n’est pas sorti de l’auberge.


O.M : Vous consacrez quelques pages à la grande université d’Al-Azhar, référence religieuse du monde sunnite, où vous vous montrez assez critique. 
 
J.B :  Si on veut regarder les choses en face, nous devons tenir sur deux urgences. D 'un côté, il ne faut ne faut jamais céder sur les amalgames, il ne faut jamais confondre l’islam comme élan spirituel et le djihadisme comme violence sanglante. Mais d'un autre côté, il ne faut pas évacuer le réel. Comme l'islamologue Rachid Benzine l’a remarqué, certains grands centres de transmission et d'enseignement de l’islam, aujourd’hui, dans le monde, ne sont que modérément modérés... Et il est tout de même très emblématique qu’Al-Azhar, la plus haute autorité du monde sunnite, ait attendu la fin de l'année 2014 pour condamner l’Etat islamique. Il est surtout inquiétant qu'Al-Azhar ait condamné Daech au seul motif que ses combattants avaient brûlé vif un pilote jordanien dans une cage, qu'un tel procédé ne fait partie de l’arsenal pénal islamique ! Car cela suggère que les djihadistes ne sont pas tout à fait des marginaux coupés de l’état réel d’un certain islam. Cela implique surtout que la guerre civile mondiale qui déchire aujourd'hui l'islam de l'intérieur est le front central où se décide le destin de millions d'hommes, et pas seulement des musulmans. Au lendemain des attentats parisiens de janvier 2015, un philosophe comme Etienne Balibar a pu écrire ces mots naguère inconcevables pour un marxiste comme lui : « Notre sort repose entre les mains des musulmans ». Je crois que cette formule dit quelque chose de très profond. Qu'on soit musulman ou non, qu'on s'intéresse à ce conflit intestin ou non, l'actualité quotidienne en témoigne aux quatre coins du monde : d'Alger à Paris et d'Alep à Orlando, nous sommes tous embarqués.  

Propos recueillis par Omar Merzoug

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[1] Ecrivain français (1888-1948), il est l’auteur de deux livres majeurs « Sous le soleil de Satan » (1926) et « Journal d’un curé de campagne » (1936). Catholique et monarchiste, il a milité au sein de l’Action française (mouvement politique antidémocratique et antisémite). Mais les exactions des franquistes et leurs crimes soulèvent l’indignation d’un Bernanos qui cessa de leur être favorable.
[2] Philosophe français, mort en 1984. Il a été envoyé spécial du journal italien en Iran. Il en a rapporté des articles qui ont été incompris et beaucoup critiqués.
[3] Historien et académicien français, mort en 1997 ; il est l’auteur de « Penser la Révolution française » et du « Passé d’une illusion » une réflexion critique sur le communisme
[4] Daniel Guérin (1904-1988) marxiste libertaire, il publia son livre Fascisme et Grand capital (éd. Maspéro) après avoir, en 1933, visité l’Allemagne devenue nazie.
[5] Claire Etcherelli, romancière française. Son roman qui a remporté le prix Fémina en 1967 a été porté l’écran par Michel Drach en 1970 avec Marie-José Nat dans le rôle d’Elise.
[6] Historien et helléniste français, très engagé dans la lutte contre la guerre d’Algérie et la dénonciation de la torture en Algérie (cf. La torture dans la République » comme institution. Il a animé le comité Maurice Audin et il est signataire du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission en Algérie.
[7] Journaliste français, président et co-fondateur de Médiapart
[8] Henri Weber, membre du Parti Socialiste français et député européen
[9] Alain Krivine, homme politique français d’extrême gauche, a fait partie des réseaux de soutien au FLN.
[10] Ex-dirigeante de Lutte ouvrière, organisation trotskiste.
[11] Revue d’inspiration personnaliste chrétienne, fondée par le philosophe Emmanuel Mounier en 1932.
[12] Paul Thibaud, ex-directeur de la revue Esprit. A milité contre la guerre d’Algérie, fondateur du journal clandestin « Vérité-Liberté » avec Pierre Vidal Naquet.
[13] Historien français, spécialiste de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie
[14] Sociologue et anthropologue, née en Algérie en 1934, décédée en 2014, elle a soutenu le combat du FLN jusqu’en 1962. S’exile en France en 1993.
[15] Sociologue décédée en 1995 à la suite d’un accident de la route, elle est l’auteur de « Islam et nationalisme » (éd. Lharmattan). A enseigné en Algérie, puis plus tard à l’Université Paris-8 ; elle a collaboré au journal Alger-Républicain dont son époux, Abdelhamid Benzine, fut l’un des dirigeants.
[16] Alain Badiou écrit dans son essai « Notre mal vient de plus loin » (éd. Fayard) : “ C’est l’absence de cette politique [d’émancipation] qui crée la possibilité du fascisme, du banditisme et des hallucinations religieuses ”. La religion n’est qu’ « un vêtement » conclut-il.




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