Les cahiers de l'Islam
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Mohamed Bajrafil
Kassim MOHAMED-SOYIR BAJRAFIL est une figure importante de l'islam en France et dans l'espace... En savoir plus sur cet auteur
Mercredi 3 Avril 2024

Est-ce vrai que l’islam enjoint aux hommes de frapper les femmes ?



Aussi paradoxale et choquante que puisse être cette question, il convient, hélas, de non seulement reconnaître qu’elle se pose comme un vrai problème de société – en France, encore aujourd’hui, une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les trois jours, dans les pays où il n’existe pas de statistiques de cette nature, la situation doit être pire – mais en plus il se trouve un discours qui légitime cette violence, disant prendre appui sur des textes religieux. C’est sur le second pan de cette barbarie que je m’en vais disserter – vous avouant tout le dégoût et tout le courroux qui me traversent, lorsque je vois que des musulmans, qui pis est se disant détenir la connaissance et la compréhension du Livre–Saint de l’islam, incitent aussi ouvertement à violenter les femmes, en ce début de XXIème siècle. Est-ce à dire que je ne pourrais ou ne devrais pas m’épancher sur les autres causes de ce fléau ? Ou qu’elles sont moins importantes que l’utilisation de la religion pour permettre ou encourager l’innommable ? Absolument pas. C’est seulement que la question, telle que formulée plus haut, vise la dernière cause.

Venons-y donc! L’islam permettrait, voire ordonnerait, que, dans un couple, l’homme puisse lever la main sur la femme pour la corriger, quand il l’estime récalcitrante à ses ordres. Et pour le justifier, théologiens musulmans et, assez paradoxalement, ennemis de l’islam ont recours au même texte. Il s’agit du verset 4 : 34 – dont je donne ici une première traduction brute, sur laquelle je reviendrai, plus bas, tant elle est problématique :
« Les hommes ont la charge des femmes, en vertu des avantages que Dieu a accordés aux uns par rapport aux autres, et à cause des biens qu'ils dépensent [pour elles]. Ainsi, les femmes vertueuses sont obéissantes et préservent dans le secret ce que Dieu veut préserver. Celles dont vous craignez la mauvaise conduite, admonestez-les, reléguez-les dans des couches séparées et frappez-les. Mais si elles vous obéissent, ne leur cherchez plus noise. Dieu, certes, est sublime, infiniment grand »[1].

Avant de discuter de ce qui est avancé ci-dessus, je tiens à poser deux préalables, d’une importance capitale. Le premier est que le Coran est un livre réaliste – au sens où il prend l’homme, le décrit et le considère, comme il est – c’est-à-dire un être complexe qui a autant besoin de cadre qu’il chérit la liberté de penser. C’est, au reste, en cela qu’il diffère essentiellement de l’animal, dont le cadre et la pensée sont réunis en son instinct. Il n’est, ainsi, pas capable du mal, parce qu’il ne peut pas le concevoir, contrairement à l’homme qui par sa pensée peut l’ourdir et le faire. Au premier, le Coran ne parle pas. Avec le second, il échange, en faisant appel à sa raison dans tout ce qu’il lui dit, afin qu’il comprenne avant de faire – notamment s’agissant du cadre qu’il lui propose et non lui impose. C’est cela une donnée qui semble échapper à beaucoup, aujourd’hui, qui feignent de ne pas comprendre que si Dieu voulait un robot, qui ne médite et ne réfléchit pas sur Son message, il se serait adressé à l’animal, ou, encore mieux aux anges, dont la nature est de, justement, selon le Coran, ne pas discuter, ni chercher à questionner les ordres, en leur enjoignant de faire ou de ne pas faire. Or, il n’en est rien. Ni l’animal, ni les anges, selon le Coran, ne seront comptables de rien devant Dieu. Seulement l’homme, parce qu’il a cette faculté, ce pouvoir, dont Dieu, lui- même, lui a fait cadeau. S’interdire d’interroger le cadre proposé à l’homme à travers Son message est le pire péché qui soit, puisque c’est se fermer les portes qui conduisent à Lui, que, seuls, lui ouvrent le savoir et la quête.
             Et c’est là que nous venons au second préalable, qui est la nécessaire contextualisation de tout verset coranique. Parce que réaliste, le Coran interagit avec les contemporains de sa révélation, en prenant en compte leurs réalités d’hommes, faites de contradictions, d’influences diverses, psychologiques, sociales, sociétales, anthropologiques, etc. Avec une constante tout de même qui est des plus importantes : les réalités humaines sont indéfiniment mouvantes.
       A quoi bon alors contextualiser, si rien chez l’homme, ou presque, n’est figé ? « Simplement » parce que contextualiser permet de distinguer le moyen (wasīla) de la finalité (maqṣid), et de pouvoir, ainsi, voir qu’autant le moyen peut varier, autant la finalité elle, ne bouge pas. Et à bien y regarder, tout ce qui relève de ce qu’on appelle mutaġayyir, les vicissitudes ou les mouvances, au sens de ce qui se meut, ou change, est du premier ordre et tout ce qui relève des finalités reste, lui, inchangeable « ṯābit ».

        Et pour appliquer ces deux préalables à l’analyse de tout texte, notamment les normatifs – il y a 200 versets normatifs dans le Coran, sur 6236, contre 1500 hadiths normatifs, à peu près, sur plusieurs centaines de milliers – nous allons reprendre notre verset. Une des choses sur lesquelles tous les musulmans du monde, et ce, depuis toujours, sont d’accord est que la meilleure personne ayant mis en pratique le Coran est le Prophète et sa compréhension, subséquemment, est la meilleure des compréhensions. Il se trouve qu’il n’a jamais frappé personne, comme c’est de notoriété islamique, sauf en cas de bataille, encore moins une de ses épouses. Mieux encore, il est rapporté de lui qu’il avait formellement interdit à ses compagnons de frapper leurs épouses. En effet, il est rapporté de lui ceci : « Ne frappez point les serviteuses de Dieu! ». Bien que les savants musulmans le datent avant la révélation de notre verset, sans une grande certitude, du moins chez certains, il peut être considéré comme l’abrogeant [2] – auquel cas il peut être répondu clairement que l’islam prohibe de violenter, pour quelques raisons que ce soit, la femme.

M. Bajrafil
M. Bajrafil
Ainsi interroge-t-on un texte, on le tourne dans tous les sens, le compare à d’autres textes, regarde ce qui peut en être extrait, madlūl, à partir de qui est prononcé, manṭūq, entre autres exercices. Les anciens théologiens musulmans, contrairement à la vox populi musulmane d’aujourd’hui, ont toujours ainsi travaillé. Mais, à la différence de l’ignorance crasse généralisée, y compris chez certains se prétendant savants aujourd’hui, de l’abécédaire des règles linguistiques de l’énonciation, ils avaient une maîtrise extraordinaire des codes du langage humain, qu’ils mettaient au service de la compréhension de nos textes. Ils ne disaient pas que tel texte est clair, pour en fermer les voies d’accès, ce qui est le pire péché, qui soit, comme nous l’avons dit plus haut. Ils avaient comme devise ceci : « al-naṣ ḥammāl awǧuh », ce qui veut dire « Tout texte est, par essence, porteur de plusieurs voies », d’interprétation, s’entend. C’est pourquoi, il y a eu, dans l’histoire des écoles juridiques musulmanes, plus de 85 écoles, soit plus de 85 manières de lire les 200 textes normatifs du Coran et les 1500 hadiths normatifs du Prophète. Or, aujourd’hui, de manière assez guignolesque, tout le monde demande la preuve, le « dalīl » pour s’arrêter à sa surface. Plus littéraliste que cela, il n’y a pas.
    ʿAṭāʾ b. Abī Rabāḥ, (mort en 732 de l’ère chrétienne) un des plus grands savants, parmi les disciples des compagnons du Prophète, et célèbre disciple d’Ibn ‘Abbās, affirme clairement ceci :
« L’homme n’a pas à frapper sa femme, quand bien même elle désobéit à ses ordres ». 
Imaginez-vous, si je vous disais que c’était moi qui l’avais dit. Que ne m’aurait-on pas dit ? Tu es un mécréant, tu oses contredire un propos de Dieu ?
     Qu’on le sorte de l’islam, lui. Allez! Amusez-vous! Et je vous jure que vous finirez par vous considérer comme le seul musulman au monde, avant de vous faire prendre à votre propre piège, puisqu’ainsi finit la danse de l’excommunication en islam : l’excommunicateur, souvent ignorant, même s’il prétend le contraire, finit toujours par être excommunié – l’arroseur finissant toujours arrosé. Analysant ses propos, Ibn al-ʿArabī (1148 de l’ère chrétienne), grand jurisconsulte malikite, pas le philosophe soufi littéraliste (ẓāhirite) dit : « Et ceci est la preuve de sa bonne compréhension (fiqh) de la sharia »[3]. Notre disciple des compagnons a dû, en effet, comparer le verset 4 :34 ci- dessus à l’ensemble du texte coranique, dont la ligne directrice est que l’humain ne peut être honni, déshonoré, ou traité comme un moins que rien, qu’il soit grand ou petit, blanc ou noir, pour quelques raisons que ce soit, à part s’il se comporte ainsi à l’endroit d’un de ses semblables. Aussi a-t-il dû embrasser bien des textes, comme ceux cités plus haut, retraçant par exemple le comportement du Prophète avec ses épouses, précisément sur cette question, ou encore celui-ci : « Un de vous frappe son épouse comme il frappe son chameau, puis à la fin de sa journée va chercher à coucher avec elle ». Est-ce logique? Non! Il se dégage, donc, de ce hadith, entre autres choses, que de même que tu ne couches pas avec ton chameau, de même tu ne devrais pas chercher à coucher avec une femme que tu as traitée comme un chameau.
ʿAṭāʾ b. Abī Rabāḥ n’a donc pas trahi le Coran, dans son esprit. Bien au contraire. Il a compris qu’il existait des choses, en islam, comme dans la vie, au reste, qui sont mentionnées, mais ne se font pas. Par exemple, on sait que quand une femme est enceinte, c’est parce qu’il y a eu des relations intimes entre elle et un homme, je parle là, naturellement. Cependant, personne n’est censée y avoir assisté, à part eux deux. Je ne connais aucune culture, ni aucune religion qui leur demandent de s’exhiber lors des ébats qui débouchent sur la grossesse, bien visible, elle. Il n’en va pas différemment de notre verset. Le Coran, parce que réaliste, nous l’avons dit plus d’une fois, sait cette triste réalité, qui existe, hélas, dans toutes les cultures, et ce depuis la nuit des temps, indépendamment de toute religion, au reste, même si aujourd’hui, seuls les musulmans semblent vouloir adorer Dieu en fracassant leurs épouses. Drôle de conception de la vie - surtout, de couple! Il propose de la juguler. De mon point de vue, et je peux me tromper, de deux manières. Il semble que les hommes, notamment à la Mecque, nous y viendrons, avaient une propension à violenter les femmes. En leur disant de d’abord leur parler et de leur tourner le dos, dans le lit, il limite le recours systématique à la violence.


Par ailleurs, par le comportement et les dires du Prophète - qui sont légion – montrant combien il est vil pour un homme de s’en prendre à sa femme. En effet, il est rapporté qu’au lendemain de la révélation de ce verset, 70 femmes sont parties se plaindre auprès de lui des coups qu’elles ont reçus et sa réaction a été sans appel : « Ceux qui font cela ne sont pas les meilleurs parmi vous ». Rašid Riḍā écrira, dans ce sens, mais moins catégorique qu’ʿAṭāʾ : « En réalité, frapper la femme est plus proche, en islam, de l’interdit ».
Avant d’arriver à la contextualisation, je me dois de préciser une chose qui m’amuse autant qu’elle me chagrine et me met en colère. Il s’agit de l’accusation idiote selon laquelle c’est selon l’Occident que nous autres soutenons des thèses comme celle-là. Non seulement elle est ridicule, mais aussi et surtout infondée. Il y aurait un plan, dont, nous autres serions les soldats, qui viserait à désarçonner l’islam de l’intérieur, en provoquant ce qu’ils appellent des šubuhāt. L’Occident - qui les pilote tous jusque dans leurs lits, ne serait-ce que par les smartphones et les réseaux sociaux- aurait besoin de Bajrafil pour liquider l’islam? Quelle fadaise!
Et puis, pourquoi ne pas leur retourner le compliment en leur rappelant que le discours qu’ils tiennent et celui de Zemmour est le même : fascisant ô possible, parce qu’il ne contextualise rien, et ignorant de la diversité d’opinions qui caractérisent les écoles théologiques et juridiques musulmanes, qui n’ont jamais craint de discuter de tout, surtout de leurs textes, - s’imaginant une compréhension monolithique des pieux prédécesseurs? Qui, aujourd’hui, déclare, dans les faits ou par la parole, que l’islam est une religion de violence, de domination, de machisme? Les pro- Zemmour et les salafo- maḏhabistes primaires. Ce sont toujours les oiseaux de même plumage qui volent ensemble. Ils prétendent se combattre, alors qu’ils se servent mutuellement d’alibi. Faut-il conclure à un complot de cette bande? A vos méninges!
La vérité, pour moi, est que le salafo-maḏhabisme brille par son ignorance crasse de l’héritage musulman. Dans certaines universités musulmanes, l’enseignement de la logique est prohibé – au prétexte qu’elle conduirait à la perdition. Il ignore la diversité des avis, parce qu’ils ne les lisent pas – au profit des livres que leur imposent leurs maîtres. Je me rappellerai, toute ma vie, avoir parlé à un Monsieur diplômé d’une une université islamique réputée, d’Aḥmad b. al- Ṣiddīq al-Ġumārī [4], et il m’a dit n’en avoir jamais entendu parler. J’ai, dès lors, pris la mesure du formatage idéologique que subissent les étudiants dans certaines universités islamiques, aujourd’hui. C’est une catastrophe, dont la communauté musulmane paiera le prix pendant des décennies. Du moins jusqu’à ce que ceux que l’on orientera vers les études dites islamiques soient les meilleurs. Pas ceux, comme c’est le cas aujourd’hui encore, qui échouent aux concours d’entrée dans les facultés de lettres, de droit, de sciences, etc.
Venons-en à la contextualisation du verset 4 :34. Comme je l’ai dit, plus d’une fois, plus haut, le sort de la femme à la Mecque était nettement défavorable, comparé à sa situation à Médine. Et ce, de l’aveu même de Omar b. al-H̱ aṭṭāb - qui déclara, selon la tradition, ceci :
« Nous, Mecquois, dominions nos femmes chez nous. Arrivés à Médine, nous constatâmes que les femmes dominaient les hommes. Nos femmes se mirent aussitôt à copier sur elles et à prendre le dessus sur nous »[5].
        Lorsque les musulmans se sont installés à Médine, en effet, les femmes ont eu accès aux mêmes droits que les hommes : elles prenaient la parole en public, participaient au symposium de décisions – faut-il rappeler que des femmes prenaient part aux combats, les armes à la main, parmi les compagnons du Prophète? Dans la vie de couple, il n’en allait pas différemment. La règle qui prévalait était celle du hadith, ci-haut dit, interdisant formellement aux hommes de violenter leurs femmes. Les Mecquois qui avaient cette fâcheuse manie de frapper les femmes se sont plaints auprès du Prophète de l’excès de confiance que les femmes auraient pris. C’est dans ce contexte explosif que le chapitre « Les femmes » (Al-nisā’) a été révélé. Précisément, entre la fin de l’an III et le début de l’an V de l’hégire.
        La situation était quasi insurrectionnelle. La révélation de notre verset a eu lieu dans ce climat social et anthropologique. Pourquoi l’ignorer et chercher à en faire une règle? La finalité est la stabilité de la vie de couple. Le moyen proposé a donc été celui-là : pas de frapper la femme comme les Mecquois le faisaient, et ont même continué à le faire, malgré tout cela [6]; plutôt de lui montrer son dégoût ou sa colère en utilisant un siwāk – autant dire un mouchoir comme c’est bien rapporté d’Ibn Abbās [7]. Aujourd’hui, et je le comprends et le partage, l’infantilisation, que dis-je la chosification, de la femme de la sorte est juste scandaleuse.
       Mais, nous aurions tort de regarder ces réalités-là avec nos lunettes. C’est, d’ailleurs, pour cela que je n’ai de cesse de rappeler que c’est criminel de lire les textes fondateurs de l’islam à la lumière d’autres contextes que le nôtre. Nous nous détournerions du but - qui est de distinguer le moyen, changeant, du but, inchangeable. La stabilité du couple est ce que recherche toute morale, toute juridiction, si les deux personnes contractant le mariage, puisqu’il s’agit exclusivement d’un contrat social, le désirent. En ce sens, le Coran ne dit rien qui sort de l’ordinaire. Dans les Sommes théologiques, Thomas d’Aquin, philosophe et théologien chrétien, de renom, du XIIIème siècle adopte un raisonnement proche de celui proposé par le Coran, ici, en déclarant :
« Il y a deux sortes de société, la société domestique qui est celle que forme la famille et la société politique qui embrasse une cité ou un royaume. Celui qui est à la tête de la seconde société, comme un roi, peut infliger une peine qui corrige la personne et qui l’extermine pour purifier la société dont il est chargé ; mais celui qui est à la tête de la première, comme le père de famille, ne peut infliger qu’une peine corrective qui ne s’étende pas au-delà des bornes de l’amélioration de l’individu. La peine de mort n’est pas en son pouvoir. C’est pour ce motif que l’homme qui est ainsi le chef de la femme, ne peut la faire périr, mais il peut l’accuser ou la châtier » [8].

Pour y parvenir, donc, dans certaines sociétés anciennes, pas seulement les patriarcales, comme fut celle des Mecquois, il a été concédé au mâle un peu de pouvoir « symbolique » sur sa femme. Et là-dessus, vous trouverez que nombre d’exégètes musulmans, prenant appui sur des traditions prophétiques, dès le début de l’islam, étaient clairs quant au fait qu’il ne fallait pas faire mal. Que peut-on, en effet, faire avec un siwāk ? On trouvera, ainsi, un savant comme le Cheikh ʿIllīš, un des grands maîtres de l’Azhar, pour dire que si la « correction » blesse, casse quelque chose ou marque la peau, alors la femme a le droit de non seulement porter plainte, mais aussi et surtout de demander à rompre le mariage. Le célèbre Ibn Ḥazm l’a dit, bien avant lui, dans son livre de référence al-Muḥallā. Et c’est ce que nous autres disons, sans tourner autour du pot : il faut rompre si on voit que la situation va dégénérer jusqu’aux coups, et si la femme reçoit un coup de son mari, qu’elle aille porter plainte. Ibn ʿĀšūr soutient, dans son exégèse, qu’il est du devoir de l’Etat, et là je suis, encore une fois, dans le sacro-saint du droit et des traditions musulmans, de prendre les mesures qui s’imposent pour faire arrêter une telle violence, en infligeant des sanctions aux contrevenants.
Certains jurisconsultes vont encore plus loin en disant que dès lors que frapper, au sens que nous venons de voir, pas de faire mal, ni de casser ou marquer la peau de la femme, est vécu comme un acte de déshonneur et de rabaissement, il devient interdit. En d’autres termes, pour eux, cela a correspondu à une société en particulier, en l’occurrence, celle de l’Arabie, des temps du Prophète. Il n’est donc pas normal d’en faire une règle. Cet avis est soutenu, entre autres, par le célèbre exégète et jurisconsulte tunisien, contemporain, al-Ṭāhir b. ʿĀšūr., dans le commentaire de notre verset.

Est-ce vrai que l’islam enjoint aux hommes de frapper les femmes ?
Or, aujourd’hui, comme l’esclavage, frapper une femme n’est accepté nulle part, et c’est une excellente nouvelle. C’est ce vers quoi tendent les textes musulmans, n’en déplaise aux esprits malades, qui veulent vivre au 21ème siècle comme on a vécu il y a mille ans. Il est, a fortiori, interdit non seulement de faire usage de la violence à l’intérieur des couples, mais aussi et surtout d’y encourager. Les relations internationales sont régies par des conventions diverses dont nous sommes signataires, nous Comoriens. Nous n’avons pas le droit de ne pas nous y soumettre. Et parmi elles, les conventions portant sur l’égalité des genres.
        Je sais que le même verset est constamment brandi pour justifier une supériorité prétendue de l’homme sur la femme. Or, premièrement, la règle coranique est que les hommes sont égaux – indépendamment de leurs couleurs et de leurs sexes. Il n’y a pas de prières, ni de zakât particulières pour les hommes, dont n’auraient pas à s’acquitter les femmes. Ensuite, le verset même dit que c’est parce qu’ils protègent leurs familles et subviennent à leurs besoins qu’ils sont garants « qawwām », au sens de chef de famille. C’est, en tout cas, la lecture de l’imâm al-Rāzī. Il n’y a donc pas lieu de voir une quelconque supériorité liée au sexe, ici. Et c’est d’autant plus fort comme remarque que le même tient ailleurs les propos les plus machistes qui soient, notamment sur le verset 30 :21, du Coran, pour la traduction duquel il compare la femme à une plante et à un animal, dont Dieu aurait fait cadeau à l’homme [9]. Mais, ici, il n’a pas, le moins du monde, vu les choses de cette manière. C’est dire……

  Il reste, pour finir, à préciser que le terme ḍaraba fait aujourd’hui l’objet de plusieurs débats, tout aussi loin de l’héritage et, surtout de sa méthodologie, les uns que les autres. Ainsi, de l’explication qui voudrait dire que ḍaraba, ici, ne signifie pas donner un coup. Mais, avec le tout le respect que je peux avoir pour ces tentatives, qui visent à redorer le blason de l’islam, face à la bigoterie crasse des amis-ennemis de l’islam, autant que face aux islamopathes, patentés, qui, avec leurs acolytes, cherchent à donner une image exécrable de l’islam, au monde, je trouve leurs arguments très légers linguistiquement. Mais, il serait long à les développer ici. Une chose est aujourd’hui certaine, en revanche. Beaucoup de nos jeunes et moins jeunes quittent l’islam à cause de cette vision passéiste de notre belle religion. Une étude qui remonte à six ans à peine montre que près de 20% des musulmans en France abandonnent l’islam, quand seuls 5%, parmi eux l’ont embrassé. Et le pire dans tout cela, c’est que c’est l’élite de cette jeunesse qui est la plus concernée par ce phénomène.
        Pas plus tard que samedi 23 mars dernier, j’ai reçu un jeune français d’origine comorienne, qui a majoré dans toutes ses études et a fait les meilleures prépas de France et de Navarre. Il a quitté l’islam parce qu’il n’y a pas trouvé les réponses qu’il se pose. Il m’a amené le Coran, traduit, bien sûr, stabiloté de partout, pour échanger dessus. Je vous avoue qu’en pareilles circonstances j’en veux à ceux qui tiennent ces discours d’un autre temps.
     J’ai, même, appris que l’idée selon laquelle l’islam serait une religion machiste, par essence, a gagné nombre de jeunes intellectuels aux Comores. Ont-ils pour autant quitté l’islam? Non. Mais, plus par habitude que par conviction. Et pendant ce temps-là, la manivelle bigote tourne.
Ce n’est pas de gaieté de cœur, vous l’aurez compris, que j’aborde cette question. Le non- musulman peut même être heurté que je développe autant d’arguments pour convaincre certains de mes coreligionnaires de cette évidence. Et je le comprends, autant que je m’en excuse auprès de lui, comme auprès des innombrables musulmans qui ont compris que le bon sens suffit à montrer que frapper une femme est une barbarie que ne peut tolérer aujourd’hui personne, encore moins y encourager. Cependant, j’ai dû descendre dans l’arène des textes pour montrer que seule une lecture folle d’un autre temps permet qu’on violente les femmes ou les assignes à des rôles bestiaux, qui se résument dans la satisfaction des besoins bestiaux des mâles, en s’accouplant avec elles, quand ils en ont envie et se défoulant sur elles quand elles les leur refusent [10], en plus de la procréation. Ce petit écrit répond à une question qu’une journaliste comorienne m’a posée, à la suite de la sortie folle d’un imam, qui a encouragé, cette semaine, à gifler les femmes, sans ménagement, lors d’un cours d’exégèse à Moroni.
 
Indignez-vous, Mesdames! Indignez-vous, Messieurs! Vous valez beaucoup mieux que cela.

__________
[1] Jean-Louis Michon est un intellectuel français de confession musulmane, né en 1924 et mort en 2013. Il a consacré sa vie à la valorisation de l’art et la culture du Maroc, ainsi qu’à la pensée mystique de René Guénon, célèbre mathématicien et philosophe français de confession musulmane. Comme il est l’auteur d’une traduction du Coran, dont cet extrait est issu.
[2] Je soutiens l’idée selon laquelle il n’y a pas de nasẖ (abrogation) dans le Coran, comme al-Aṣbahānī, parmi les anciens, même si j’admets, comme le rappellent al-Zarkašī et Ibn al-Ǫayyim, que ses définitions ont évolué, chez les savants musulmans, au fil de l’histoire. Dans la sunna, l’abrogation est bien présente. J’admets, donc, encore moins qu’un hadith puisse abroger un verset du Coran. Mais, ici, je m’en sers pour montrer à ceux qui, comme la majorité des savants musulmans, soutiennent que la sunna peut abroger le Coran, qu’un hadith, à condition qu’il soit notoire, peut abroger un verset du Coran, en le rendant caduc. L’imam al-Šāfiʿi s’inscrit en faux contre cet avis. La plupart de ses disciples aussi (Cf Al-baḥr al-muhīṭ de l’imam al-Zarkašī, Vol 5, Page 262). Je ne suis donc pas, loin s’en faut, le seul, encore moins le premier, à rejeter cette idée.
[3] Voir le Aḥkām l-qurʾān d'Ibn al-ʿArabī, commentaire du verset 4 :34.
[4] Né en, au Maroc, 1902 et mort en 1961, il est, sans conteste, l’un des plus grands connaisseurs des traditions musulmanes du siècle dernier. Auteur de plus cent ouvrages, dans les diaérents domaines des sciences islamiques, cet érudit reste, hélas, très peu connu, voire inconnu, du grand public – sans doute faute d’une puissance économique ou idéologique capable de faire connaître son oeuvre, à la différence d’autres, avec qui il a eu beaucoup de désaccords, au demeurant, mais qui ont eu une force économique et idéologique qui a réussi à faire d’eux des références, bien que beaucoup moins savants que lui.
[5] Ṣaḥīḥ al-Buẖārī, hadith numéro 4914.
[6] Al-Zubayr b. al-ʿAwwām, compagnon du Prophète, mecquois, était connu pour sa violence, sur ses épouses. Il est, en effet, apporté, dans les traditions, qu’une fois il a attaché deux de ses femmes par leurs cheveux pour les empêcher de sortir. Son fils, Ibn al-Zubayr, premier compagnon du Prophète né à Médine, a pris la défense de sa mère, Asmā’, fille du premier calife et belle-soeur du Prophète, a fait qu’il a divorcé avec elle lorsqu’il s’est interposé entre ses parents, pour protéger sa mère. Est-ce un modèle à suivre? Absolument pas.
[7] Il existe des traditions où le Prophète utilise le terme « ġayr mubarriḥ », ne laissant ni trace physique, ni même psychologique, comme le dit al-Ṭāhir b. ʿĀšūr dans le commentaire de ce verset 4 :34, en faisant remarquer que les populations dans lesquelles cela était toléré ne considéraient pas que le fait d’être ainsi frappé signifiait autre chose que la colère de celui qui frappe, pas faire mal, ni honnir. Cf : Al-taḥrīr wa l- tanwīr, verset 4 :34.
[8] Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique Supplément = 5ème partie, Ǫuestion 60 : Du meurtre de la femme commis par le mari (Dans cette question il s’agit de ce qu’on appelle l’empêchement du crime.) Objection Numéro IV.
[9] Voir Mafātīḥ l-ġayb, son exégèse, pour les deux versets.
[10] Une des grandes références de l’école shaféite, al-Māwardī (mort en 1058 de l’ère chrétienne) définit le terme nušūz, que d’aucuns, comme Jean-Louis Michon, traduisent, à tort, pour moi, comme « mauvaise conduite » ou « désobéissance », le fait que la femme se refuse à son mari, au lit. (cf Al-ḥāwī al-kabīr, Vol S, page 5S5, Beyrouth: Dār l-kutub l-ʿilmiyya, 1ère édition, 1994).




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