Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 22 Décembre 2023

Déroche, François, La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran



C’est tout un mouvement révisionniste largement répandu, qui, du fait des résultats de la recherche récente, se trouve complètement dépassé. L’examen des plus anciens manuscrits du Coran ne permet plus désormais de dater la plus ancienne mise par écrit du Coran au-delà du VIIe siècle.

Emilio G. Platti
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue MIDEO [En ligne] , 32|2017 sous licence Creative Commons (BY NC ND).

 

Broché: 64 pages
Éditeur :
Collège de France (16 décembre 2016)
Collection : Collège de France Fayard
Langue : Français
ISBN-13:
9782213700489

Biographie de l'auteur et quatrième de couverture

 
    François Déroche est orientaliste, islamologue, spécialiste en codicologie et en paléographie. Après avoir débuté sa carrière à la Bibliothèque nationale de France, où il a étudié les manuscrits coraniques de cette collection, il a été chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, puis directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Histoire et codicologie du livre manuscrit arabe). En novembre 2014, il a été nommé professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Histoire du Coran. Texte et transmission ».
 
     Comment comprendre l’islam sans savoir comment s’est formé, puis fixé, son texte fondateur, le Coran ? La découverte d’un palimpseste à Sanaa en 1973 a confirmé l’existence d’autres recensions du texte coranique dans les premiers siècles de l’islam. Leur étude, combinée à celle des manuscrits de la transmission dominante, a permis d’identifier les différentes strates du texte et les variantes qui ont été peu à peu écartées. Cette approche inédite du Coran renouvelle profondément l’histoire intellectuelle et culturelle du monde musulman.

   
     Par
Emilio G. Platti
 
    Cette plaquette contient la Leçon inaugurale du professeur François Déroche, titulaire de la chaire Histoire du Coran. Texte et transmission, au Collège de France. Elle se termine par la remarque suivante, p. 59 : « Après une longue césure de près de deux décennies, l’arabe fait son retour au Collège de France. Et quel retour ! Le texte central de l’islam, le Coran, sera au cœur d’un enseignement qui prend place dans un moment de profond renouveau… » En effet, la recherche qui a comme sujet le Coran a vraiment pris un nouvel envol depuis moins de vingt ans. On se rappellera ce que François Déroche disait déjà dans son livre Le Coran dans la collection Que sais-je ? édité en 2005 : « …L’hypothèse élaborée par John Wansbrough […] s’avère en dernier examen irrecevable ; dans un livre paru en 1977, ce chercheur avait en effet suggéré que la mise par écrit [du Coran] n’était pas antérieur à la fin du viiie siècle » (p. 71). C’est tout un mouvement révisionniste largement répandu, qui, du fait des résultats de la recherche récente, se trouve complètement dépassé. L’examen des plus anciens manuscrits du Coran ne permet plus désormais de dater la plus ancienne mise par écrit du Coran au-delà du viie siècle. Ceci est acquis grâce entre autres aux travaux du professeur François Déroche, qui confirme dans cette Leçon son souci d’étudier en détail la transmission du Coran au début de l’islam : « À ces questions que soulève l’observation de la matérialité des manuscrits du Coran des premiers siècles, l’enseignement que je compte proposer tentera d’apporter des réponses, explorant, par exemple, l’économie du livre dans le monde musulman médiéval, son esthétique ou encore l’alphabétisation des sociétés musulmanes, la symbolique du livre, etc. Sur cette base, j’entends passer à une analyse fine de l’histoire du texte qui a commencé à se constituer » (p. 46).

     Parmi les travaux déjà fournis, il y a en particulier l’étude et l’édition d’un manuscrit de style ḥiǧāzī, dont les feuillets sont actuellement dispersés entre cinq collections, mais dont l’essentiel se trouve à la BnF à Paris (Arabe 328) et à la BnR à Saint-Pétersbourg (Marcel 18): François Déroche, La transmission écrite du Coran dans les débuts de l’islam. Le codex Parisino-petropolitanus, Texts and Studies on the Qurʾān, 5, Leiden-Boston, Brill, 2009 ; cet ouvrage fait suite à l’édition en grand volume du manuscrit arabe 328 (a) de la BnF : F. Déroche et S.N. Noseda, Sources de la transmission manuscrite du texte coranique I. Les manuscrits de style ḥijāzī, Lesa, Fondazione Ferni Noja Noseda, 1998. On pourra y ajouter l’article dans lequel il visualise l’écriture des cinq copistes qui ont collaboré à l’écriture de ce manuscrit : The Codex Parisino-petropolitanus and the ḥijāzī Scripts, in M.C.A. Macdonald (ed.), The Development of Arabic as a Written Language, Supplement to the Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 40, Oxford, Archaeopress, 2010, p. 113-119. Deux feuillets isolés de ce manuscrit se trouvent à la Vaticane (Vat. ar. 1605/1) et à Londres (KFQ 60). Et en décembre 2015, le professeur François Déroche a confirmé l’identification des deux feuillets se trouvant à l’Université de Birmingham par Dr. Alba Fedeli, comme appartenant effectivement au même manuscrit. Il mit néanmoins en doute la datation proposée d’après l’analyse par le carbone 14, entre AD 568 et 645, à 95.4 %. Quoi qu’il en soit, après une analyse détaillée du manuscrit, François Déroche conclut que le manuscrit Parisino-petropolitanus daterait plutôt du troisième quart du viie siècle. On espère d’ailleurs en retrouver d’autres pièces ; qui sait ?

     À ce sujet, on pourra ajouter les remarques suivantes. Régis Blachère (Le Coran III, Paris, 1951, p. 966) mentionne une leçon incorrecte de la vulgate ʿuṯmānienne au verset 162 de la sourate 4, al-Nisāʾ (al-muqīmīn au lieu d’al-muqīmūn, qui s’accorde avec al-muʾtūn et al-muʾminūn dans ce verset), et il note (no 160) que « cette leçon incorrecte de la vulgate est corrigée par I. Mas’ûd, Ubayy, Anas, Sa‘īd i. Jubayr », avec une référence à Arthur Jeffery, Materials for the History of the Text of the Qur’ān: the Old Codices, p. 38, 128. Or, cette même leçon incorrecte se retrouve dans l’édition Déroche (La transmission, p. 68-69). Ce qui confirme une de ses conclusions, que « le Parisino-petropolitanus, ainsi que les autres manuscrits anciens, montre – pour ce que nous possédons – un texte qui, si nous nous en tenons au rasm nu, correspond pour l’essentiel à la vulgate ʿuṯmānienne » (p. 165). Or, à regarder de près le folio 2, recto (Mingana 1572a), de la Cadbury Research Gallery de l’université de Birmingham, on s’aperçoit qu’il s’agit de la fin de la sourate Maryam (S. 19, versets 91-98), suivie, après un trait et demi séparant deux sourates, du début de la sourate Ṭāhā (S. 20, versets 1-13a). Or, là aussi, le rasm nu, ainsi que le texte des deux sourates, correspond parfaitement au texte de la vulgate ʿuṯmānienne.

     À certains endroits de son livre sur La transmission, le professeur Déroche se réfère à un palimpseste de Sanaa, dont les reproductions qui étaient à sa disposition à cette époque ne lui ont pas permis de pousser très loin son analyse. Il revient à ce sujet dans sa Leçon (p. 54) et nous offre à la Figure 7 la reproduction de la couche inférieure d’un feuillet du palimpseste (DAM 01-27.1) de Sanaa. Ceci nous permet de constater que la séquence des deux bouts de sourates qui se suivent, la fin de la sourate 9 (al-Tawba) et le début de la 19 (Maryam), n’est pas conforme à la vulgate ʿuṯmānienne. Il y a là déjà une différence majeure avec le folio de Birmingham qui contient lui aussi une séquence de deux sourates (19 et 20), qui, elle, est bien conforme à la vulgate ʿuṯmānienne. Mais il y a d’autres remarques à faire. Même s’il y a quelque doute par rapport à certaines lettres, il est clair que le rasm nu de la fin de la sourate 9e peut se lire ainsi : « wa-huwa rabb al-ʿarš al-ʿaẓīm [i.e. fin du verset 129]. Hāḏihi ḫātimat sūrat al-tawba. [Un trait de trois quart de ligne, suivi du début de la sourate 19 :] Bi-sm Allāh al-Raḥmān al-Raḥīm. Khyʿṣ ou kāf, hā, yā, ‛ayn, ṡāḍ [les lettres ‘mystérieuses’, suivies de :] ḏikru raḥmati rabbika ʿabdahu Zakariyyā iḏ nādā rabbaka Zakariyyā nidā [?] ḫafiyyan… ». On remarque évidemment que le copiste mentionne explicitement la fin de la sourate 9e, mais aussi que la sourate 19e débute avec les lettres mystérieuses canoniques. Il y a ensuite deux variantes au verset 3, dont la première confirme la traduction de Blachère : « Récit de la miséricorde de ton Seigneur envers son serviteur Zacharie. Quand [Zacharie : le ms. ajoute ici le nom de Zacharie, que Blachère met entre parenthèses] invoqua secrètement son [le ms. se lit clairement « ton – rbk »] Seigneur… » (Le Coran II, Paris, 1949, p. 226).

     La suite semble contenir elle aussi des variantes ; mais il nous suffit d’avoir mentionné tout ceci pour attester les conclusions de Déroche : « Le palimpseste de Sanaa confirme de manière éclatante l’existence de versions concurrentes et les pertes possibles que les récits de destruction [de manuscrits du Coran du temps de ʿUṯmān] suggèrent » (p. 54). Mais même si la mise au point d’une édition scientifique du texte coranique lui semble « ardue », à cause de l’étendue de corrections, de détails perdus des étapes initiales, et d’une longue période d’amélioration de l’écrit qui s’étale jusqu’à Ibn Muǧāhid, mort en 324/936, il semble encore possible à François Déroche d’envisager une édition scientifique du texte coranique, même si la recension du palimpseste de Sanaa « modifie en effet substantiellement la nature du travail d’édition » (p. 57).

      Cette possibilité semble pourtant mise en cause par d’autres recherches. À la suite de l’analyse par le carbone 14 et une étude très poussée du texte inférieur du palimpseste de Sanaa, une hypothèse alternative cohérente est présentée dans deux articles : (1°) Behnam Sadeghi et Mohsen Goudarzi, Ṣanʿāʾ 1 and the Origins of the Qurʾān, Der islam 87.1/2, 2010, p. 1-129, ainsi que (2°) Behnam Sadeghi et Uwe Bergmann, The Codex of a Companion of the Prophet and the Qurʾān of the Prophet, Arabica 57, 2010, p. 343-436.

      Il faudra noter d’abord que l’article (1°) contient une editio princeps d’une partie du texte inférieur du manuscrit, qui n’est que partiellement lisible, mais aussi que d’autres feuillets de ce manuscrit n’avaient pas encore été redécouverts au moment de cette publication, comme nous le noterons plus loin.

      Il nous semble par ailleurs que notre lecture d’une partie de la Figure 7 de la Leçon de Déroche est confirmée dans cette édition, à la page 63. En annexe 1, les éditeurs comparent certaines variantes du texte inférieur à des lectures similaires mentionnées par la tradition musulmane (p. 116-122). Rien n’est dit par rapport au texte de la Figure 7 dont nous avons parlé, ainsi que du passage de la sourate 9e à la 19e mentionnant la fin (ḫātima) de la 9e. Mais on remarquera que le copiste mentionne explicitement d’autres fins de sourate, telle que la fin de la sourate 62, al-Ǧumʿa, qui est suivie de la sourate 89, al-Faǧr. Ainsi que la fin de la sourate 8, qui est suivie de la sourate 9. Le texte qui relie ces deux sourates pose question, car on y lit clairement bi-sm Allāh al-Raḥmān al-Raḥīm, suivi de hāḏihi ḫātimat sūrat al-Anfāl (?), suivi de bi-sm Allāh (?), et ensuite barāʾa min Allāh, etc. La lecture du rasm est douteuse, comme l’indique l’article aux pages 26 et 53, avec les notes 156 et 157 ; mais là aussi, de toute façon, le copiste fait mention de la fin de la sourate, ce qui, très curieusement, fait suite à l’invocation bi-sm Allāh al-raḥmān al-raḥīm ; ce qui n’est pas du tout conforme à la vulgate, qui omet l’invocation entre les deux sourates.

      Il est évident qu’il s’agit ici d’un début de la recherche concernant le rapport de ce texte avec les maṣāḥif des compagnons. Néanmoins, les auteurs des deux articles présentent les conclusions et les hypothèses suivantes (p. 413-417), que d’autres études pourront confirmer ou infirmer.

      D’après eux, il s’avère que le texte de tous les manuscrits actuellement connus est du type ʿuṯmānien, à la seule exception de la couche inférieure du palimpseste Ṣanʿāʾ 1. Il y aurait donc, parmi les manuscrits actuellement connus, ces deux catégories de manuscrits du Coran qui remontent à des transcriptions du Coran par des compagnons du prophète Muḥammad, qui s’appuyaient eux-mêmes sur des récitations orales ainsi que sur des écrits qui remontent au temps du prophète. Les transcriptions des compagnons contenaient des sourates dont le texte des versets et la distribution de ceux-ci étaient fixés du temps du prophète, alors que le « rasm nu » des manuscrits des compagnons lui-même pouvait souvent être lu de différentes façons. Ce qui n’était pas fixé, c’était la suite des sourates.

      Un événement crucial intervint alors : le calife ʿUṯmān établit une version standard, mise par écrit par un comité dont un des membres fut un secrétaire du prophète, Zayd b. Ṯābit. Cette version standard était en fait du type des autres manuscrits de compagnons, qui, tel que celui d’Ibn Masʿūd, ont pu survivre jusqu’au temps d’Ibn al-Nadīm (m. 385/995), auteur du Fihrist. Mais l’intervention très ferme de ʿUṯmān fut une réussite, à tel point que cette version s’imposa partout. Et elle devait déjà s’imposer au moment où commençaient les guerres civiles, car aucune partie n’était plus capable de s’arroger une autre version que celle qui était devenue standard.

      Pour les auteurs des deux articles, collationner les manuscrits existants contribuera sans aucun doute à reconstruire l’archétype ʿuṯmānien, en tenant compte des variations de lectures de son « rasm nu » d’origine et de l’amélioration de l’écrit qui s’étale jusqu’à Ibn Muǧāhid. Il faudra alors mettre en parallèle le texte du seul manuscrit non-ʿuṯmānien qui nous reste (provisoirement ?), la couche inférieure du palimpseste Ṣanʿāʾ 1, auquel on ajoutera les lectures que la tradition musulmane a transmises provenant d’autres versions de compagnons.

      Depuis la publication des deux articles mentionnés plus haut, il faudra tenir compte des remarques publiées par François Déroche dans son livre Qurʾans of the Umayyads. A First Overview, Leiden-Boston, Brill, 2014, p. 48-50. Depuis lors, on s’est en effet rendu compte qu’un nombre important de feuillets du manuscrit Ṣanʿāʾ 1 (40 folios !) se trouvent à la Bibliothèque Orientale de Ṣanʿāʾ, dont le texte supérieur avait été étudié par Razan Ghassan Hamdoun pour sa maîtrise de 2004. D’après le site Awareness mentionné par Déroche (p48, note 35), le codex Ṣanʿāʾ 1 contient donc désormais 80 feuillets, dont les 40 de la Bibliothèque Orientale, les 36 de Dār al-Maḫṭūṭāt (DAM 01-27.1) de Ṣanʿāʾ, édités dans Der Islam en 2010 avec les quatre feuillets mis en vente (Stanford, David, Bonhams, Christies 2008). Déroche annonce la publication prochaine par Hediye Gurtmann de la transcription de l’ensemble de ce codex Ṣanʿāʾ 1, désormais célèbre… (p. 51, note 49). Ce qui permettra aux chercheurs de confirmer ou d’infirmer les conclusions des deux articles mentionnés.

      Sans aucun doute, François Déroche a raison de dire à la fin de sa Leçon, que « l’approche historique que j’ai choisie (…) ouvre des perspectives passionnantes… ».

La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran. François Déroche. Leçon inaugurale prononcée le jeudi 2 avril 2015



 
Déroche, François, La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran




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