Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 25 Août 2013

Rencontre avec Houda Asal



Force est de constater que l’idée d'une nation française intégratrice, fondée sur le droit à la ressemblance et l'esprit universaliste de la Révolution, parait avoir quelques difficultés à perdurer. Si l’on en juge par les tensions actuelles et la multiplication des actes « islamophophes », la situation ne semble pas évoluer positivement. La revue "Les Cahiers de l'Islam" est allée à la rencontre de Houda Asal chercheuse à l'ERIS, afin de la questionner sur ce phénomène.
En complément, le lecteur intéressé pourra regarder l’intervention de cette chercheuse lors du débat intitulé « être musulman face à l'islamophobie » organisé par Mediapart en Janvier dernier (Vidéo ci-dessous après la rencontre) .



Rencontre avec Houda Asal

Houda Asal est chercheuse à l’ERIS (Equipe de Recherche sur les Inégalités Sociales) , au Centre Maurice Halbwachs (Ecole Normale Supérieure). Ses recherches portent sur la construction de la notion d’islamophobie et sur le mouvement anti-raciste en France et au Canada. Elle co-organise le séminaire "L’islamophobie : la construction du problème musulman" à l’EHESS , depuis 2012 (voir ici ).


Les Cahiers de l'Islam : Le concept d’Islamophobie est relativement récent. En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde universitaire anglophone, aucune ou peu d’enquêtes sociologiques ont été menées. Quelle définition donneriez-vous de l’islamophobie ? Que répondez-vous à tous ceux qui nient toute légitimité à ce concept ? A votre connaissance, existe-t-il des indicateurs scientifiquement établis et permettant de mesurer ce phénomène ?

Houda Asal : Il n'est pas aisé de donner une définition de l'islamophobie, surtout en France où le concept a eu plus de mal à s'imposer que dans d'autres pays ou que dans les instances internationales et européennes qui l'utilisent depuis une dizaine d'années. Les recherches françaises sur le sujet participent à cet effort de définition, même si elles demeurent beaucoup moins nombreuses que les publications en anglais [1]. Nous assistons aujourd'hui à un processus de racialisation religieuse, dans la manière dont l'islam et les musulmans sont construits comme un tout homogène, figé, immuable, et qui représente un problème ou un danger. Par ailleurs, en plus de ses racines historiques, il me semble qu'une des spécificités de ce racisme est de mêler des représentations liées à la politique internationale avec les particularités de la situation de l'islam et des musulmans dans chaque pays. Il s'agit donc de retenir une définition qui s'appuie sur la sociologie du racisme, en prenant en compte la dimension idéologique du phénomène (discours, préjugés, représentations, peur) et sa dimension pratique (discriminations, attaques, exclusion).
 
Ceux qui rejettent catégoriquement le terme d'islamophobie sous prétexte qu'il vise à interdire toute critique de la religion, considèrent qu'il n'existe pas un phénomène de rejet spécifique qui s'attaque aux musulman(e)s, à leur religion, à leurs pratiques, à leur culture, ou à leur visibilité dans l'espace public. Ainsi, le fait d'entendre dans de nombreux médias que le terme est dangereux, notamment à travers l'idée fausse qu'il a été inventée en Iran en 1979, rend la lutte contre l'islamophobie suspecte et aboutit à atténuer l'ampleur d'un phénomène de discriminations et d'attaques contre les musulman(e)s. Pourtant, la liberté de critiquer la religion n'est jamais remise en cause par les chercheurs et militants qui proposent des définitions de l'islamophobie.
 
La question de la mesure de l'islamophobie représente également un enjeu politique de reconnaissance du phénomène. S'il est difficile de quantifier précisément les discriminations que subissent les musulmans en France (en l'absence de statistiques précises sur l'origine et la religion des personnes) [2], on peut en revanche comptabiliser les actes criminels qui visent les symboles de l'islam (les mosquées ou les lieux identifiés comme musulmans), les attaques directes contre les personnes, et les actes clairement discriminatoires (dans l'accès à l'emploi, au logement, etc.). Le Collectif Contre l'Islamophobie en France (CCIF ) effectue ce travail statistique depuis plusieurs années, produisant des chiffres qui viennent compléter ceux du ministère de l'intérieur (qui ne comptabilise que les plaintes enregistrées). Ces rapports et d'autres enquêtes convergent pour confirmer que les discriminations directes et attaques contre les musulman(e)s en raison de leur religion augmentent, et que les femmes en sont les premières victimes.



Les Cahiers de l'Islam : Quelles sont d’après vous, les sources de cette Islamophobie ? Diriez-vous comme le directeur de l’observatoire des religions, Raphaël Liogier, que le « Mythe de l’Islamisation » est l’une de ses racines ? Quelles pourraient en être les autres racines ?

Houda Asal : Si la focalisation sur le paramètre religieux fait la spécificité de l'islamophobie contemporaine, il est évident qu'elle puise dans une histoire plus ancienne, qui mêle orientalisme, colonisation, rapport aux immigrés en France et discours sur l'intégration, la laïcité, ou la nation. On constate des similitudes dans le développement de l'islamophobie dans plusieurs pays, même lorsque les contextes sont très différents. Le fait que les discours autour des grands conflits mondiaux actuels exacerbent la dimension religieuse, influence grandement la perception de l'islam en général et de l'islam politique en particulier. Ces représentations, souvent simplistes et essentialisantes, conduisent à des amalgames entre "musulmans", "islamistes", "intégristes", "salafistes", "terroristes", sans que ces mots ne soient jamais clairement définis... Parallèlement, certains contextes locaux favorisent des discours de rejet de l'Autre. En France, on voit se développer des discours sur la culture dite "musulmane", autour de représentations figées de l'islam, auxquelles se mêlent une image négative des "jeunes de banlieues", des "enfants d'immigrés", des "hommes arabes sexistes", etc. Raphaël Liogier, comme les spécialistes de l'extrême droite, ont bien montré comment les discours anti-immigrés et xénophobes ont fait place à la rhétorique actuelle sur l'islamisation de l'Europe. Néanmoins, si la peur et l'ignorance expliquent en partie le succès de ces idées qui se sont progressivement diffusées dans l'ensemble de la société, il ne faut pas négliger les dimensions structurelles des discriminations, les inégalités socio-économiques, les mécanismes institutionnels et les acteurs qui participent à la construction de l'islamophobie en France.


Les Cahiers de l'Islam : D'aprés vous, toujours  en Europe comment endiguer cette montée de l’Islamophobie ?
 
Houda Asal :
Les militants pour l'égalité et les groupes minoritaires victimes de racisme choisissent diverses stratégies pour défendre leurs droits, selon les moyens dont ils disposent, leur profil, leur histoire militante, leurs alliés et les forces en présence... La question des mobilisations contre l'islamophobie montre la complexité de ce combat qui a divisé les organisations de gauche, les antiracistes et les féministes. Parallèlement, pour de multiples raisons, les organisations musulmanes n'ont pas réussi à mener ce combat de front. Cependant, de plus en plus d'acteurs différents se mobilisent aujourd'hui pour lutter contre les discriminations qui visent les musulman(e)s, depuis le CCIF qui s'empare de l'arme du droit, jusqu’à d'autres collectifs comme Mamans Toutes Égales (MTE ), composé de militant(e)s de différentes organisations et de mères d'élèves qui se battent contre l'interdiction visant les femmes portant le foulard d'accompagner les sorties scolaires de leurs enfants [3] .
 
La multiplication des agressions violentes visant des musulmans, et plus spécifiquement des femmes portant le foulard ces derniers mois, peut faire bouger les lignes, créer des indignations ou des prises de conscience nouvelles... Il faut donc suivre ces évolutions de près.


Les Cahiers de l'Islam : Pouvez-vous nous dire quelle est la situation au Canada ? D'aprés vous quels sont éléments pouvant expliquer les différences ?

Houda Asal : Au Canada, le lien colonial/post-colonial avec les populations musulmanes n'est pas le même, ce qui constitue une grande différence dans la construction des imaginaires nationaux. Par ailleurs, le rapport à la religion, mais aussi à la diversité ethnique au Canada, est différent. Il s'incarne dans la politique du multiculturalisme qui vise à reconnaître les différences et les héritages, même si certains discours publics tendent de plus en plus, surtout au Québec, vers une lecture de la laïcité et du vivre ensemble plus restrictive. Si la question sociale est prégnante pour analyser l'islamophobie en France, les populations musulmanes étant majoritairement issues d'une immigration post-coloniale, ouvrière et résidant dans des quartiers populaires, le profil des musulmans au Canada (où il existe des statistiques précises), est tout autre. Ils sont pour la majorité, à l'instar de beaucoup de migrants, plus diplômés que la moyenne des Canadiens, même si on constate depuis quelques années que leur taux de chômage est plus élevé. Si la question de la discrimination à leur encontre est posée, les Canadiens musulmans jouissent d'une situation socio-économique bien plus favorable qu'en France. 
 
Malgré ces différences importantes, les débats mettant en cause l'islam et sa visibilité dans l'espace public se multiplient au Canada, sans toutefois donner lieu aux mêmes lois qu'en France parce que le système juridique protège fortement les libertés individuelles, dont le port de signes religieux. Il n'existe pas de loi interdisant le voile intégral (même si la question a été débattue), ni le simple foulard, dont le port ne peut être jugé problématique qu'au cas par cas, et n'a jamais été interdit a priori. En revanche, dans les discours publics, des critiques croissantes contre le multiculturalisme l'accusent, par exemple, de privilégier les droits des minorités au détriment des droits des femmes (dans des débats qui mettent en cause l'islam plus particulièrement). Cette tension entre lutte contre le sexisme et lutte contre le racisme est également prégnante en France, où l’on considère qu'il faut défendre les femmes musulmanes contre leur propre « culture », perçue comme oppressive. Plusieurs sondages d'opinion ont montré la perception de plus en plus négative des Canadiens vis à vis de l'Islam, et des enquêtes insistent sur le fait que les médias participent à la construction de cette image négative [4]. Par ailleurs, la question sécuritaire joue un rôle dans ces dynamiques, notamment par l'influence des États-Unis, confirmant la prégnance de l'imbrication entre politique internationale et nationale [5]. Ainsi, les lois anti-terroristes, les surveillances et le profilage racial visant des musulmans, se sont multipliés ces dernières années, et ont été extrêmement contestés par les organisations qui luttent pour l'égalité des droits et par les musulmans eux-mêmes au Canada. Mais comme en France, le contexte est peu favorable, et la lutte contre l'islamophobie demeure un défi pour l'avenir. 
 


 


[1] Pour la France, voir les interventions en ligne du séminaire « Islamophobie, la construction du problème musulman », EHESS, 2011-2013, organisé par H. Asal, A. Hajjat, M. Mohammed : http://islamophobie.hypotheses.org/
[2] Il existe néanmoins plusieurs enquêtes sur les discriminations, dont la plus récente, Trajectoires et Origines de l'INED et l'INSEE, qui documente et quantifie l'expérience des discriminations, notamment en raison de la religion :  http://teo.site.ined.fr/
[3] Voir le site du CCIF : http://www.islamophobie.net/   et le site de MTE :  http://www.mamans-toutes-egales.com/
[4] Helly, Denise, « Les multiples visages de l’islamophobie au Canada », Cahiers du socialisme, 2011.
[5] Razack, Sherene, La chasse aux musulmans. Évincer les musulmans de l'espace politique, Montréal, Lux, coll. « Futur proche », 2011.



 





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