Les cahiers de l'Islam
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Qais Assef
Titulaire d'un Master (DEA) en Sciences Humaines de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, Qais Assef... En savoir plus sur cet auteur
Lundi 4 Février 2013

Ibn Taymiyya : « sufi or not sufi ? » (Première partie)



Ibn Taymiyya : « sufi or not sufi ? » (Première partie)
Figure incontournable de l’histoire islamique, Ibn Taymiyya (1263-1328), a inspiré et continue à inspirer de nombreux penseurs musulmans. Jurisconsulte et théologien hanbalite, maître à penser du wahhabisme, il est souvent présenté comme un polémiste farouchement opposé à la mystique musulmane, plus communément appelée soufisme (taṣawwuf en arabe).
Cependant, la pensée profonde du šayḫ al-islām semble parfois tronquée, notamment sa position vis-à-vis de la mystique. Présenté tantôt comme le sauveur du sunnisme par ses admirateurs, tantôt comme hérétique par ses détracteurs, Ibn Taymiyya reste cloisonné dans des a priori, souvent antinomiques, à l’instar des idées reçues sur son école hanbalite.

Étranges paradoxes

Celui que l’on présente comme l’ennemi juré du soufisme est pourtant enterré dans un cimetière soufi de Damas.
Ibn Taymiyya : « sufi or not sufi ? » (Première partie)

La photographie, ci-dessus, prise en 2009, rend bien compte de la « considération» dont jouit encore de nos jours Ibn Taymiyya. On a peine à croire qu’il s’agit de la tombe d’une des figures majeures de l’histoire islamique, dont l’œuvre a influencé de nombreux penseurs musulmans, tels Muḥammad ibn ʿAbd al-Wahhāb (1703-1792), fondateur du wahhabisme, Ğamāl al-Dīn al-Afġānī (m. 1897), Muḥammad ʿAbduh (m. 1905), Rašīd Riḍā (m. 1935), etc.
L’ultime demeure terrestre d’Ibn Taymiyya au milieu de ses présumés ennemis n’est ni un paradoxe, ni un coup du sort comme on a pu, naïvement, le penser. En effet, le savant hanbalite n’est pas le seul membre de la famille Taymiyya à reposer dans ce cimetière soufi. De plus, plusieurs études [1] ont révélé ses affinités avec le soufisme, allant même  jusqu’à affirmer son affiliation à la voie initiatique Qādiriyya, issue du soufi hanbalite ʿAbd al-Qādir al-Ğīlānī (m. 1166).

Par conséquent, comment a-t-on abouti à de tels paradoxes ?

Histoire d’une animosité controuvée

La première explication se trouve dans la condamnation sans réserve du soufisme par le mouvement wahhabite, dont le fondateur Muḥammad ibn ʿAbd al-Wahhāb se réclamait du hanbalisme et plus particulièrement d’Ibn Taymiyya. Filiation qui ne se traduit pas toujours au niveau des doctrines, ainsi que nous l’évoquerons ci-après.
La seconde explication se trouve dans la démarche globalisante, donc réductrice, de l’orientalisme du XIXe siècle qui a conduit à l’affirmation d’un antagonisme entre le soufisme et « l’orthodoxie » sunnite représentée, entre autres mouvements, par l’école juridique et théologique issue d’Ibn Ḥanbal (m. 855).
Ainsi, le rapprochement d’Ibn Taymiyya avec le wahhabisme, son appartenance à l’école hanbalite et ses griefs à l’égard de quelques soufis, ont conduit certains orientalistes à voir en lui l’adversaire « modèle » du soufisme.

Une galerie de miroirs déformants

Cependant, la condamnation aveugle du soufisme par les épigones wahhabites d’Ibn Taymiyya ne reflète en aucune mesure l’acuité d’analyse et la modération qui furent les siennes. La position d’Ibn ʿAbd al-Wahhāb, qui n’opérait pas de distinction entre les pratiques populaires et celles du soufisme, contraste avec celle d’Ibn Taymiyya qui, à propos de la voie soufie, affirmait quatre siècles plus tôt :

[Pourtant] ce qui est correct, c’est seulement d’entériner ce qui, en cette [voie] et en d’autres, est en accord avec le Livre et la Sunna, et de dénoncer ce qui, en elle et en d’autres, est en opposition avec le Livre et la Sunna [2].

L’origine de ces ambiguïtés ne peut, par conséquent, être imputée aux écrits du savant hanbalite, mais plus probablement aux interprétations « tendancieuses » dont son œuvre est « victime ». Pour mesurer le désordre régnant autour de la perspective taymiyyenne du soufisme, il suffit de parcourir les nombreux forums en ligne où les adversaires du soufisme s’illustrent en utilisant, hors contexte, les arguments du savant hanbalite pour jeter l’anathème sur le soufisme dans sa globalité. Cette distorsion, impulsée par le wahhabisme, n’est malheureusement pas l’exclusivité du grand public. À notre grand regret, la position d’Ibn Taymiyya vis-à-vis du soufisme reste encore un sujet à l’état embryonnaire dans les milieux académiques.

Bien qu’en voie d’abandon, « l’abstraction outrancière et les procédés généralisateurs et comparatistes abusifs » [3] ont néanmoins constitué un obstacle majeur à des études plus approfondies sur le rapport entre hanbalisme et soufisme et plus particulièrement sur l’œuvre mystique d’Ibn Taymiyya. En effet, ses écrits, souvent de circonstance, nécessitent que l’on en précise le contexte et donc la portée. D’une manière générale, l’œuvre d’Ibn Taymiyya ne peut être comprise sans une connaissance du contexte politique, social et religieux dans lequel il évolua. Son « action est si étroitement liée à l’histoire des premiers Mamlouks qu’on ne peut pleinement comprendre l’une sans l’autre » (H. Laoust).

D’autre part, l’idée, encore persistante, d’une opposition intrinsèque entre « orthodoxie » sunnite et mystique contribue à une approche incertaine du soufisme. En effet, « l’orthodoxie », pas plus que le soufisme, ne désigne une doctrine fixe dans le temps et dans l’espace. R. McGregor, dans « The Problem of Sufism », souligne que le terme « orthodoxie », emprunté à la chrétienté, est inadapté pour rendre pleinement le caractère pluraliste et complexe de la vie religieuse dans les sociétés musulmanes.

Soufisme ou soufismes ?

Rappelons que « soufisme » est un terme synthétique qui, dans sa réalité historique, comprend une riche palette de types spirituels donnant lieu à diverses doctrines et pratiques. En outre, celles-ci évoluèrent au fil du temps, mais peuvent tout aussi bien se distinguer d’une région à l’autre à une même époque. Pour être plus précis, le soufisme n’est qu’une des formes de la mystique musulmane, celle codifiée par les auteurs du Xe au XIIe siècles de notre ère.
D’une manière générale, la mystique pose un problème d’approche méthodologique, car il ne s’agit pas seulement de s’en tenir à une analyse phénoménologique de l’expérience religieuse. Des précautions d’ordre méthodologique sont également rappelées par J-C. Garcin qui met en garde l’historien « généraliste » contre les erreurs d’appréciation dans l’approche du soufisme [4].

Griefs d’Ibn Taymiyya

Une chose est certaine : il n’existe aucun écrit du savant hanbalite condamnant le soufisme en tant que tel. Ses griefs ne visent en réalité que certaines doctrines et pratiques soufies, jugées contraires au Coran et au modèle du prophète de l’islam (sunna).
Ses réactions, souvent virulentes, s’expliquent notamment par son interprétation du contexte sociopolitique de la Syrie mamelouke. En effet, l’instabilité politique, la « crise morale et religieuse », la passivité des oulémas, les périls extérieurs (croisés et mongols) ainsi que le danger représenté par les minorités « rebelles », menacent, selon lui, la religion de Dieu, enseignée et vécue par le prophète Muḥammad.
Les principales doctrines soufies incriminées par Ibn Taymiyya sont : « l’unicité de l’Être » (waḥdat al-wuğūd) attribuée à Ibn ʿArabī (m. 1240), la théorie de l’infusion divine en l’homme (ḥulūliyya) de Ḥallāğ (m. 922) ainsi que la doctrine du « Sceau de la Sainteté », initiée par Tirmiḏī (m. 930) et développée par Ibn ʿArabī.

D’après le savant hanbalite, la doctrine de la waḥdat al-wuğūd « consiste à croire que l’être de Dieu est l’être même ‘‘des djinns, des démons, des infidèles, des prévaricateurs, des chiens et des porcs’’ ». Quant à la doctrine du « Sceau de la Sainteté », Ibn Taymiyya y voit la prétention de ceux qui se voudraient plus éminents que le Prophète.
Parmi les pratiques condamnées par le savant hanbalite figure en tête le « culte des saints » qu’il assimile à l’associationnisme ; selon lui, le but d’un tel culte est l’adoration d’autres êtres que Dieu. Il est à noter qu’il n’a jamais été question, chez Ibn Taymiyya, d’un lien avéré entre le culte des saints et une quelconque doctrine soufie. En réalité, Ibn Taymiyya s’insurge contre une pratique populaire, entachée d’ignorance et de charlatanisme. La vigueur de sa contestation est à la hauteur de l’essor pris par le phénomène à son époque.
Il condamne également l’audition spirituelle (samāʿ) qui, outre, le fait de délaisser l’audition du Coran, conduit à l’abandon de la prière rituelle, suscite  l’hostilité et la haine parmi les adeptes, conduit à des états démoniaques, etc.
Cette condamnation du samāʿ fait-elle pour autant d’Ibn Taymiyya un ennemi du soufisme tel qu’on l’a prétendu ? Notons tout d’abord qu’il n’y pas de corrélation nécessaire entre soufisme et pratique du samāʿ, puisque certains soufis en ont également condamné la pratique. D’autre part, l’approbation du samāʿ par des docteurs hanbalites, dont un des plus éminents, Muwaffaq al-Dīn b. Qudāma (m. 1223), infirme toute corrélation entre la condamnation de cette pratique et la doctrine hanbalite.

Une première conclusion

L’idée d’une antinomie entre la mystique et un sunnisme « orthodoxe » incarné par le savant hanbalite  résulte en réalité d’une lecture partielle et hors contexte de son œuvre. Les écrits d’Ibn Taymiyya, saisis dans leur contexte historique, témoignent non seulement d’une doctrine favorable à la mystique mais s’en trouvent fortement influencés (à suivre…).

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Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur. Première publication de cet article dans le  Bulletin d’études orientales.

 [1] George Makdisi, « Soufisme et Hanbalisme dans l’œuvre de Massignon », Centenaire de Louis Massignon: Le Caire …1983 (1984): 79-85; George Makdisi, « The Hanbali School and Sufism », Hamadard Islamica, no. 11 (1974): 61-72; George Makdisi, L’islam hanbalisant (Paris: Geuthner, 1983); George Makdisi, « Ibn Taimīya : a ṣūfī of the Qādiriya order », American Journal of Arabic Studies, no. 1 (1973): 118-129; Thomas Michel, « Ibn Taymiyya’s sharḥ on the Futūh al-ghayb of ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī », Hamdard Islamicus IV, no. 2 (1981): 3-12; Th. Emil Homerin, « Ibn Taimīya’s al-ṣūfīyah wa-al-fuqarāʾ », Arabica, no. 32 (1985): 219-244; Eric Geoffroy, « Le traité de soufisme d’un disciple d’Ibn Taymiyya: Aḥmad ʿImād al-dīn al-Wāsiṭī (m. 711/1311) », Studia Islamica, no. 82 (1995): 83-101.

 [2] Aḥmad ibn ʿAbd al-Ḥalīm Taqī al-Dīn Ibn Taymiyya, Maǧmūʿ al-fatāwā, éd. ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. Qāsim (Beyrouth: Muʾassasat al-risāla, 1978), t. X, p. 82; Yahya Michot, « Suivre Muhammad par amour de Dieu », www.muslimphilosophy.com, octobre 2000, p. 1.

 [3] Jacqueline Chabbi, « Remarques sur le développement historique des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan: IIIe/IXe siècle – IVe/Xe siècle », Studia Islamica, no. 46 (1977): p. 7.

 [4] Jean-Claude Garcin, « Les soufis dans la ville mamelouke d’Égypte. Histoire du soufisme et histoire globale », dans Le développement du soufisme en Egypte à l’époque mamelouke, éd. Richard J. A McGregor et Adam Sabra (Le Caire: IFAO, 2006), p. 11.






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