Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 16 Juin 2019

Le concept de « Khudi » chez Iqbal : Le Soi, le Moi, l’âme ou l’égo ?

Razi Shah, Membre et modérateur du LDC (Le Débat Continu)



Bien que Muhammad Iqbal (m. 1938) soit considéré comme un grand penseur, philosophe et réformateur musulman indien de la première moitié du XXème siècle, son œuvre s'exprime surtout et avant tout dans une poésie mystique composée de dizaines de milliers de vers. Œuvre qui par ailleurs s'inscrit dans la lignée des grands mystiques musulmans et de la tradition islamique. Avec en tête Rûmi, qu’Iqbal présentait comme son maître, mais également Attâr dont le Mantiq al-tayr (Le Langage des Oiseaux) serait une œuvre pédagogique et symbolique de la fortification de l'âme, comparable à la "khudi" iqbalienne.
Le concept de "Khudi" d'Iqbal reste encore largement mal compris. Il n'a que peu, voire rien à voir avec une lecture postmoderniste qu’aucuns seraient tentés d’en faire. Comme nous allons voir dans ce qui suit, la Khudi iqbalienne est plus proche de l’« âme » qu'il invite à fortifier, du « cœur" qu'il faut polir pour « renforcer » sa personnalité. Ou plus encore : ce serait ce processus de renforcement, de connaissance du Soi qui serait le sens polysémique du concept de khudi chez Iqbal.
 

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Venons-en au fait : Iqbal lui-même pose la question suivante dans son œuvre maitresse, Isrâr-e-Khudi (Les Secrets du Soi) :
« Quel est ce centre lumineux de l’unité de l’intuition ou de la conscience mentale qui intensifie les pensées et les sentiments humains, cette chose mystérieuse qui est le dépositaire des potentialités diversifiées et illimitées de la nature humaine, ce "khudi" ou "ana" ou "mun" qui est pratiquement connu mais essentiellement caché, qui est le créateur d’apparences, mais ne supporte pas d'être vu lui-même ? Est-ce un fait éternel ou la vie a-t-elle inventé cette illusion fantaisiste ou cette tromperie plausible afin de satisfaire ses besoins pratiques immédiats ? ».

La réponse à cette question, selon Iqbal, ne dépend pas des capacités intellectuelles des individus mais d'un travail sur leur attitude. Et cette réponse est bien plus vaste que ce qui précède. Elle apparaît en filigrane dans l'ensemble de son œuvre, vaste et prolifique, composée principalement de poèmes en persan et en ourdou. La Khudi serait donc une sorte de dispositif foulcaldien que le poète philosophe invite à mettre en place avec une démarche ambitieuse et volontariste, à travers toute une série d’attitudes et d’actions et de considérations. Un code éthique chevaleresque, c'est à dire une certaine futuwwa soufie. Une mystique remarquablement active, y plaçant le « Soi » (qui est parfois apparenté au « Ru’h ») comme la réalité fondamentale du monde et la mesure de toutes choses.
 

«… L’idée de personnalité, dit Iqbal, nous donne un critère de valeur : elle règle le problème du bien et du mal. Ce qui fortifie la personnalité est bon, ce qui l'affaiblit est mauvais ».
A la lecture rapide de ce qui est énoncé, le raccourci qu’on serait tenté d’emprunter serait de comprendre l’importance chez Iqbal du Soi, de la personnalité, de l’égo comme un certain humanisme moderniste, voire postmoderniste, alors qu’il n’en est rien, ou si peu. Si peu, car sa vision neuve et ambitieuse pourrait toutefois être une voie médiane entre une verticalité envisagée dans un rapport au divin quasi passif où l’Homme ne devrait son salut qu’à la stricte observance de la Loi en confondant le "moi" et l'individualité comme de l'arrogance et son affirmation comme le voile empêchant la "vision du cœur", et à l’autre extrême où l’homme serait envisagé comme l’alpha et l’oméga de toute réalité en relativisant la Vérité à la subjectivité de chacun. L’égo envisagé ainsi est justement considéré par toutes les voies spirituelles comme l’illusion biaisée de la centralité de sa personne niant explicitement ou de façon inconsciente toute Réalité Supérieure. "L'égo" d'Iqbal, ou plutôt son "Soi", serait au contraire une démarche spirituelle pour connaître Dieu et devenir acteur de son Destin, par la pleine conscience de Soi, de sa Khudi. Comme il le dit dans son quatrain resté célèbre :
"Khudi ko kar buland itna, ka har taqdir sa pehley, Khoda bandeh se khud pochey, bata teri raza kya hay ?"

" Elève ton Soi à tel point, qu'avant chaque destinée, Dieu Lui-même demande à l'Homme (son serviteur), dis-moi quel est ton avis ?"

Une démarche où l’Homme conscient de son potentiel et de sa responsabilité, est ivre de désir pour connaître la Vérité. Loin de contester la verticalité de et la "hiérarchie cosmologique", il s’appuie au-contraire sur le message prophétique et de la guidance coranique pour s’y accomplir et se réaliser. Le concept de « Khudi » d’Iqbal doit donc être vu dans une perspective « ouverte » et subtile en le liant à un série d’autres concepts tels que l’Amour, la liberté, le Destin, la créativité, l'homme parfait ou le surhomme (insan-e Kamil ou mard-e-momin), l’âme, l’Esprit, le Temps et l'éternité. Pour Souleymane Bachir Diagne, philosophe d’origine sénégalaise, enseignant en philosophie à l’université de Columbia, à New York, et commentateur d’Iqbal : « Il s’agit là d’un soufisme de la réalisation de soi dans l’acquisition par l’homme des attributs divins »[1].
 
M. Iqbal (m. 1938)
M. Iqbal (m. 1938)

Bien aux faits des avancées scientifiques et philosophiques de son époque et de ses contemporains, les vues philosophiques d’Iqbal[2] rejoignent parfois celles d’un certain nombre de penseurs occidentaux tels que Nietzsche, Goethe, Bergson ou Whitehead, tout en conciliant parfois et tantôt en confrontant à celles des saints soufis : Ibn Arabi, Ghazali, Attar, Rumi et bien d’autres penseurs et mystiques musulmans auxquels il s’y attache incontestablement. L’accuser de « moderniste » ou « occidentaliste » comme certains ont pu le prétendre serait plus qu’une injustice, une ignorance manifeste de sa personne et de son œuvre.
Comme l’explique la grande intellectuelle pakistanaise, militante des droits de l'homme et féministe musulmane Riffat Hasan [3] dans son étude sur le concept du khudi d’Iqbal, dont nous avons traduit et résumé le texte [4] pour analyser et illustrer ci-bas le concept à travers la poésie iqbalienne, le choix du mot “Khudi”par Iqbal avait créé la polémique. Un malaise, compte tenu de la signification très négative du mot, synonyme d'égoïsme et d’égotisme. Iqbal en était conscient et avait admis que le mot « Khudi » avait été choisi avec beaucoup de difficulté et à contrecœur, « parce que d'un point de vue littéraire, il comporte de nombreuses lacunes et est moralement utilisé de façon péjorative en ourdou comme en persan ». Iqbal expliquera son choix délibéré, en le justifiant longuement dans ses écrits.

Eva de Vitray-Merovich, grande mawlavi derviche devant l’Eternel et fervente iqbalienne [6], traduira Khudi par « égo » en français. Mais en aucun cas ce terme ne signifie dans la pensée d’Iqbal le sens commun et péjoratif qui y est lié. Le terme « Soi » pourrait également traduire le concept.

Bien qu’Iqbal ait intellectualisé sa pensée dans des conférences et certains de ses travaux philosophiques, c’est avant tout dans sa prose poétique qui est le cœur de son œuvre qu'il convient décoder son message. Pour Iqbal, c’est la pleine conscience de Soi et de ses potentialités qui permettent une élévation spirituelle et la connaissance des Secrets divins.
Pour la perfection du Soi, cent mondes peuvent être créés et détruits :
« Pour une seule rose, il détruit cent roseraies
Et fait cent lamentations à la recherche d'une seule mélodie.
Pour un ciel, il produit cent nouvelles lunes ;
Et pour un mot, cent discours
Ce gaspillage cruel pour perfectionnement de la beauté spirituelle ».

La même pensée a également été exprimée ainsi, toujours dans Baang-e-Dara) :
« L’aube est née du sang de cent mille étoiles. »
Selon Iqbal, l'égo ou le Soi a les qualités de "croissance ainsi que de corruption ». Il peut s'étendre pour absorber les éléments de l'univers et les attributs de Dieu. D'autre part, il peut aussi dégénérer au niveau de la matière (Il rejoint ici Mola Sadra qui parle de l’âme qui se développe ou se corrompt dans son habitacle corporel qui est son vaisseau temporaire pour le voyage). Dans ses écrits, en particulier à Asrar-i Khudi, Iqbal nous parle des facteurs qui renforcent ou affaiblissent l'ego.
Toujours Riffat Hasan dans son analyse, évoque ces principaux facteurs qui renforcent la Khudi, les commentant longuement et en les illustrant par des extraits de ses poèmes disséminées à travers la vaste œuvre poétique d'Iqbal. Ces facteurs qui seraient des valeurs, références, "actions-idéal-types" sont les suivantes :
Le désir ; l'Amour ; le ‘‘faqr’’ (détachement magnanime) ; "Sayyadi" (idéal héroïque, esprit chevaleresque) ; la peine / la souffrance ; Tolérance ; la courtoisie ; obstructions / obstacles.

Parmi ces facteurs qui renforcent la Khudi iqbalienne identifiés dans l'œuvre d'Iqbal par Riffat Hasan, les deux premiers et les plus importants selon moi, sont les suivantes (les 6 autres sont traduites et résumées dans la suite de l'article) :

1. Le désir

Le fondement de sa démarche, Iqbal signifie ce Désire par plusieurs noms tels que « hasrat », « jûstûju », “arzû”, « ishtiyaq » et « tamanna ». Un Soi qui manque de désir, est en fait mort. Il écrit :
« La vie signifie une brûlure passionnée, une envie de faire,
Jeter un cœur dans l'argile morte de la graine » (Javed-nama)
Ou encore :
« Garde le désir vivant dans ton cœur,
Que ta petite poussière ne devienne un tombeau » (asrar e khudi)
Le désir est un pouvoir créateur même quand il n'est pas atteint. En fait, Iqbal, dans la tradition de la poésie persane et ourdoue, pense que :
« Centaine de joies sont à trouver dans notre vaine quête » (Baang et dara)
L’accomplissement du désir est « en même temps, un bonheur extrême et la fin du bonheur ». La séparation est surmontée. Mais sans séparation, il n'y a pas d'amour et de vie :
« La séparation prête la poussière aux yeux
Et donne une feuille d’herbe
Une montagne de chagrin.
La séparation est l’épreuve de l’amour
Et la mesure et un miroir
Qui se montre le véritable amoureux :
C’est par chagrin d'amour que nous vivons,
Et sur le chagrin d'amour prospèrent les amoureux ». 
C’est la remontée vers son origine, ce retour vers le Soi qui le rend mélancolique d’amour. Dans Payam-i Mashriq (Message de l'orient), nous avons les propres aveux d’Iqbal :
« De l'étincelle à l'étoile, de l'étoile au soleil, c'est ma quête ;
Je n'ai aucun désir d'un but,
Pour moi, le repos signifie la mort !
Avec un œil impatient et un cœur plein d'espoir, je cherche la fin de ce qui est sans fin ! »

Dans son désir, le poète prie Dieu en ces vers sublimes que les Indo-pakistanais connaissent tous sur le bout de la langue :

Dans son désir, le poète prie Dieu en ces vers sublimes que les Indo-pakistanais connaissent tous sur le bout de la langue :
Kanta Woh De Ke Jis Ki Khatak La-zawal Ho Ya Rabb ! Who dard jiss ki kask lazawal ho ! (bâl-e Jibril)

« Accorde-moi cette épine dont la piqûre est éternelle,
Cette douce douleur, Ô Dieu, dont le tourment est éternel ».
Ce qui fait de l’être humain ce qu’il est, c’est sa capacité de nostalgie sans fin. Aux yeux d’Iqbal, c’est cette capacité qui élève l’être humain en un lieu où il ne changerait pas sa position, même avec Dieu :
« Un trésor inestimable est l'agonie et le feu du Désir,
je n'échangerais ma misère humaine contre la gloire divine » (Bâl-e-Jibril).

2. L’amour

Il utilise le mot dans un sens très large et entend par là « le désir d'assimilation, d’absorption. Sa forme la plus haute est la création de valeurs et d’idéaux et l’effort de les réaliser. La philosophie d’Iqbal est essentiellement amoureuse dira Avery. « Comme Rumi et Ghazali, il prêchait une philosophie de l’amour dynamique menant à l'accomplissement de la destinée humaine ainsi que le but de Dieu dans la création ».
Dans son fameux poème « La mosquée de Cordoue », écrit sur place, Iqbal offrira à l'amour le plus vibrant des hommages :
« L’amour est le souffle de Gabriel, Amour est le cœur de Muhammad,
L’amour est l’envoyé de Dieu, Amour est l’énonciation de Divine.
Même notre argile mortelle brille, touchée par l’extase de l’Amour,
L'amour est un vin nouveau, Amour est la coupe des rois,
L’amour est le prêtre du sanctuaire, Amour est le commandant des armées,
L’amour est le fils de la route comptant mille foyers.
Amour est virtuose qui tire la musique des cordes tendues de la vie
L’amour est la chaleur de l'être, Amour est le rayonnement de la vie
L'amour est l'envie de la vie, son élan vital et sa raison d'être.
Pour le cœur, dépositaire de l'amour, on peut renoncer à tout ce que Dieu a créé.
Ne valent le soleil, la lune et les étoiles d'un côté,
Pour la valeur de cette poignée d'argile qui contient un cœur ».
Pour Iqbal, comme pour Rumi, seul l'amour est une valeur intrinsèque. Toutes les autres valeurs sont extrinsèques et instrumentales et doivent être jugées en fonction de leur capacité à réaliser cette valeur première. L'amour est le seul impératif catégorique et ne constitue aucun marché avec Dieu, ni avec l'humanité. Iqbal va encore plus loin allant jusqu'à affirmer que celui qui nie l'amour est un infidèle :
« Je n’ai jamais bien découvert le chemin de Loi et la Tradition,
Mais je le sais infidèle qui nie la valeur de l’amour ».
Riffat Hasan fait remarquer que la conception de l’Amour chez Iqbal est fort différente de celle que l’on retrouve couramment dans la tradition des poèmes ourdou et persan.
L'amant d'Iqbal n'est pas la créature éternellement lamentable, plutôt faible et pathétique que l'on rencontre à presque toutes les pages d'une anthologie de vers ourdou. Iqbal associe l’amour au royaume et à la domination plutôt qu’aux larmes et à l’ignominie :
« N’est amoureux véritable qui se lamente douloureusement ;
Amoureux soit, qui dans sa prise, contrôle le double monde »
L'amour iqbalien est celui qui assimile, consolide et fortifie, et qui serait donc le fondement et non la négation du pouvoir :
« Ce qui nie le pouvoir n'est pas l’Amour,
C'est autre chose, autre que l'amour,
Qui enseigne à un roi les voies d'un esclave.
L'amour est autorité et preuve manifeste,
Les deux mondes sont soumis au sceau de l'amour ».
Les facteurs qui renforcent le Soi (khudi) identifiés dans l'oeuvre poétique d'Iqbal par Riffat Hasan. Outre le Désir et l’Amour, évoqués et commentés dans l'article plus haut, voici les six autres :

3. « Faqr »

Il s’agit de ce qu’Iqbal désigne comme une attitude intérieure de détachement et de supériorité vis-à-vis des biens matériels.
« C'est une sorte d'ascèse intellectuelle et émotionnelle qui ne se détourne pas du monde en tant que source de perversité et de corruption, mais l'utilise pour poursuivre des fins bonnes et dignes ».
4. « Sayyadi »

Signifiant littéralement chasser et Sayyad est un chasseur. Dans la pensée d’Iqbal où tant de mots trouvent une nouvelle connotation, « Sayyadi » en vient à désigner une sorte d’idéalisme héroïque fondé sur l’audace, la fierté et l’honneur. Il est le plus souvent symbolisé par le lion et le faucon (« Shahin »), emblèmes de la royauté. Iqbal a répété à plusieurs reprises dans sa poésie qu'un "Shahin" ne construit aucun nid :
« Il passe son temps dans les montagnes et dans le désert; il est dégradant pour un "Shahin" d'entreprendre la construction d'un nid ».
Un « Shahin » ne construit pas de nid car il n’y a ni repos ni repos. Il vit non pas dans le confort et la sécurité, mais dans l’immensité du ciel ou sur les sommets des montagnes exposées au vent. C'est le roi des oiseaux précisément parce qu'il dédaigne toute forme de sécurité ou de facilité. À la jeune génération, Iqbal dit :
« Lorsque l'esprit de l'aigle est né chez les jeunes hommes, il voit son but dans l'ouverture des cieux. Votre maison n’est pas sur le dôme du palais, vous êtes un "Shahin" - vivez sur les falaises des montagnes ! ».

Le "Sayyad" a un code d'honneur qu'il doit suivre. Il est véridique, audacieux et peu familier avec les moyens de tromperie et de ruse :
« Le code des jeunes hommes est d’être véridique et audacieux,
les lions de Dieu ne connaissent pas l’art du renard ».

5. la souffrance / la peine

La souffrance est incluse dans le concept de « Faqr » et est associée à tous les facteurs renforçant le Soi, mais elle nécessite une attention particulière. Etant donné que « tous les résultats de l'individualité, de l'individualité distincte impliquent nécessairement douleur et souffrance ». Iqbal rappelle qu’« aucun système religieux ne peut ignorer la valeur morale de la peine ».

Comme ces vers mémorables incarnant la même pensée :
« Comprendre le monde est plus difficile que de le soigner –
C’est lorsque le cœur saigne que naît la vision »

Iqbal rejoint Saadi, pour qui dans son Gulistan et ses roses qui resplendissent et se fanent.
« La rose et l’épine, tout comme le chagrin et la joie sont liés l'un à l'autre »

Ou comme Rumi utilise souvent le symbole du bois d’agar exhalant des parfums sucrés lorsqu'il est brûlé. Iqbal souhaite lui aussi être « brûlé » pour être essayé par le feu afin que son art puisse être perfectionné.
Comment rester insensible devant ces vers d’Iqbal :
« S'il manque un seul pétale, ce n'est pas une rose ;
Si le rossignol n'a pas vu d'automne, ce n'est pas un rossignol.
Le conte du cœur est coloré du sang du désir. Le chant de l’homme est incomplet sans chagrin.
Pour l’œil voyant, la cicatrice du chagrin est la lampe du cœur.
Pour l’esprit, le miroir d’un soupir est une parure.
La nature humaine acquiert la perfection à la suite d’accidents malheureux.
Pour le miroir du cœur, la poussière du malheur est comme le rouge,
Le chagrin est la plus forte plume de l’aile de l’oiseau du cœur,
Le cœur de l’homme est un mystère, le chagrin est le révélateur de ce secret.
Le chagrin n'est pas un chagrin, mais une chanson silencieuse de l'esprit qui est mêlée à la mélodie du luth de la vie ».

6. Tolérance / respect

« Le principe de l'acte soutenant l'ego est le respect de l'ego en moi-même ainsi que pour les autres », a déclaré Iqbal. Il était un fervent partisan de la tolérance. À son fils Javed, dans le Javednamâ, il donna ce conseil :
« La religion est un désir constant de perfection. Elle commence par le respect et se termine par l’amour : C’est un péché que de prononcer des paroles dures Pour le croyant et l’incroyant sont des enfants de Dieu. Qu'est-ce que "Admiyat" ? Respect de l’homme ! Apprenez à apprécier la vraie valeur de l'homme ; L'homme d'amour apprend les voies de Dieu et est bienveillant pour le croyant et l'incroyant ; Accueillez la foi et les infidèles dans le cœur! Si le cœur fuit le cœur, malheur au cœur ! »
Toutefois, Iqbal fait observer qu'il n'y a pas de valeur éthique à un relativisme absolu où tout se vaudrait, au contraire, selon lui « ils révèlent l'appauvrissement spirituel de l'homme qui les pratique ». La tolérance dans laquelle Iqbal croit est née de la force plutôt que de la faiblesse. C'est « engendré par la largeur intellectuelle et l'expansion spirituelle. C’est la tolérance de l’homme spirituellement puissant qui, tout en étant jaloux des frontières de sa propre foi, peut tolérer et même apprécier toutes les formes de foi autres que la sienne… seul un véritable amoureux de Dieu peut apprécier la valeur de la dévotion, même si s'adresse à des dieux auxquels il ne peut croire lui-même ».


7. Courtoisie

Tout en soulignant qu'il faut toujours être dur avec soi-même, Iqbal n'oublie pas de dire, pas une fois mais de façon répétitive qu'un homme accompli doit être gentil et courtois dans ses paroles et manières. L'ego adulte doit posséder « husn-i akhlaq » (beauté de la disposition). C’est pour cette raison que la personne parfaite d’Iqbal est aussi digne de l’affection que de l’obéissance, ses façons de gagner le cœur complétant ses manières de gagner le monde. Il n'est pas un surhomme sans pitié affirmant son autorité sans merci. Il est doux dans le langage et doit être à la fois guerrier et chevaleresque pour être un meneur :

« Un œil qui vise haut, une parole agréable, une âme qui sent bon- C’est l’attache du voyage pour le meneur de la caravane. »

8. obstructions /obstacles

Les obstacles sont essentiels au développement de « Khudi ». Chaque obstacle qu’une personne franchit au cours de son long voyage l’amène plus près de son but. Cela renforce sa détermination en mettant son courage à l'épreuve. On ne peut pas lutter s'il n'y a rien contre lequel lutter. Iqbal regarde sur les obstacles - quelle que soit leur forme - comme nécessaires au progrès humain. Dans Asrar-i Khudi, le saint Hujwiri parle des avantages d’avoir un ennemi :

« Quiconque connaît les états du Soi considère un ennemi puissant comme une bénédiction de Dieu. Pour la graine de l'homme, l'ennemi est comme un nuage de pluie ; Il éveille ses potentialités. L'épée de résolution est aiguisée par les pierres qui se trouvent sur le chemin. Et mise à l'épreuve en traversant étape par étape »

Comme Rumi, Iqbal considère le mal comme extrêmement important dans le développement de la personnalité humaine :

« Le mal est la condition inévitable du bien, la lumière a été créée dans l'obscurité. De ce point de vue, il possède une valeur positive : il sert le but de Dieu, il est relativement bon. »

L’esprit d’obstruction symbolisé par Satan dirige les énergies d’une personne vers de nouveaux canaux. Il constitue un défi pour son esprit et constitue l’une des forces derrière son évolution, le menant de conquête en conquête.
 

La postérité iqbalienne

L'effervescence intellectuelle et poétique de Muhammad Iqbal (1878-1938) s'inscrit dans un contexte particulier et tragique des indo-musulmans qui est celui du "communalisme" [7] indien. Après la révolte ses Cipayes [8] et son écrasement par les Anglais, la fin effective de l'Empire Moghol et l'exil du dernier empereur, Bahadur Shah Zaffar, les intellectuels musulmans ont pris conscience de leur plongée dans une longue nuit. Ils tentèrent de se ressaisir en donnant une orientation nouvelle à la communauté musulmane des Indes. Seyyed Ahmad Khan ainsi que d'autres ont réagi dès fin du XIXe siècle, mais c'est leur successeur Muhammad Iqbal qui restera à jamais le plus grand poète et intellectuel musulman dont l’œuvre aura une influence déterminante pour tout un peuple. Avec sa plume il tentera de réveiller les siens et marquera toute une génération de contemporains ainsi que les suivantes, par sa prose empreinte de nostalgie lyrique d'une gloire passée mais qui est appelée à renaître. Point de lamentations pathétiques mais au contraire un appel à s'élever, cultiver le désir ( « shawq », « justuju », « ishq », « faqr » etc...) son œuvre est une sorte de masnavi mystique, avec une portée pédagogique. La puissance de sa verve et de son verbe a réussi à transformer la notion négative de « Khudi » [9] dans l'esprit ourdou persan en une représentation positive et idéale en la distinguant de la Khudi du « nafs » qui serait celui de l'égotisme, de l'arrogance et de la suffisance.

Youssouf Sangaré avait raison lorsqu’il affirmait sur LDC (Le Débat Continu) : « il y a des Iqbals ». En effet, sa personnalité est multiple : Il y a le poète, le mystique, le philosophe, l’homme politique… sa personne n’est pas exempte d’erreurs. Comme son engagement politique qui recèle également une dimension polémique, même s’il convient de la replacer dans un certain contexte. Et peut-être la plus mauvaise de ses bonnes idées résidait le rêve de voir se créer un foyer national séparé pour les musulmans des Indes. Quelle tragédie !

Mais l'œuvre de l’homme reste toutefois grandiose et encore largement méconnue. Lui-même demeure mystérieux : Une intelligence hors normes, une poésie qui marquera définitivement la langue ourdoue et surtout les esprits, le plaçant dans le panthéon des poètes mystiques les plus grandioses de l'Orient, aux côtés de Hafez, Mirza Ghaleb, Amir Khusrow ou Attar... Iqbal est du XXème siècle, faut-il le rappeler. Son fils Javed pour qui il avait écrit le Javednama est décédé y en 2015.

La postérité ne se trompe que rarement. Le Temps qui était son sujet de prédilection, le jugera, mais il est déjà entré dans l'histoire et dans une certaine éternité.
 

[1] Souleymane Bachir Diagne, Islam et société Ouverte - La fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal.
[2] « Reconstruire la Pensée religieuse de l’Islam » de Muhammad Iqbal. Voire lien.
[4] « Iqbal’s “Khudi” - Its Meaning and Strengthening Factors » Riffat Hassan.
[5] Idem
[6] Lien.
[7] Terme en anglo-indien pour désigner les tensions et violences intercommunautaires religieuses en Inde à partir de la fin du XIXe et au XXe siècle qui débouchera sur la Partition du Sous-Continent entre l’Union Indienne et le Pakistan.
[8] Lien.
[9] Égo ou le Moi en persan et ourdou.




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