Les cahiers de l'Islam
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Omar Merzoug
Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec Le Quotidien d'Oran pour lequel il... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 17 Septembre 2023

Rémi Brague ou L’islam des ignorants



M. Brague énonce d’un ton docte que l’islam n’est pas une religion, ne craignant pas d’aller à contre-courant de toute la tradition musulmane et aussi de nombre de savants occidentaux... [Il] réduit l’islam à la Loi comme si le christianisme n’en était pas une, mais que sait-il de la Loi de l’Islam ? [...] Il faut une certaine hardiesse, à moins que ça ne soit de l’inconscience, pour caractériser l’islam comme irrationnel. Qu’y a-t-il de rationnel dans le « mystère de la Trinité » ? Qu’il y a-t-il de rationnel dans « l’Incarnation » ? [...] Parler de mystères, c’est précisément donner congé à la raison...

Omar Merzoug
 
Omar Merzoug est docteur en philosophie, spécialiste de la pensée au Moyen Âge. Il notamment publié  Existe-t-il une philosophie islamique ? (Cahiers de l'Islam, 2018) et plus récemment  Avicenne: ou l'islam des Lumières Biographie (Flammarion, 2021). 

 

    Par Omar Merzoug.
 
    Le cas de M. Brague est à vrai dire assez singulier. Abordant dans son dernier opus [1] la question brûlante qui obsède l’Occident depuis plus d’un demi-siècle, nous parlons de l’islam bien entendu, à propos duquel journalistes, hommes politiques, géo-politiciens, sociologues, anthropologues, philosophes, économistes, psychologues, historiens, musulmans et non musulmans discutent, polémiquent et s’affrontent régulièrement, ce pot-pourri, ce « salmigondis » selon le mot de M. Ghaleb Bencheikh, n’a pas emporté les suffrages que son auteur était en droit d’espérer. S’il a attiré l’attention de quelques organes de presse spécialisés dans le dénigrement de l’islam, si quelques plumes musulmanes n’ont pas refusé le dialogue avec lui, M. Brague s’est attiré notamment les critiques, sur des points essentiels, de John Toland [2] et de Olivier Hanne [3].  L’impression prévaut que, dans ce travail, M. Brague n’a pas brillé par un talent tel que son mérite s’impose d’emblée.
        De nos jours, la tendance dans les cercles savants est de dissoudre l’unité de l’islam dans les islam-s, de disserter abondamment sur son essence et sur son existence, de se livrer à des distinctions scolastiques si subtiles qu’on en demeure ébaubi. En un lancinant leitmotiv reviennent les questions, verbales et vides : « Islam et Démocratie », « La condition des femmes en Islam » et la plus digne de retenir l’attention des tutti quanti : « Islam et Violence ». Ne sont-ce pas d’aussi beaux sujets de thèse que « monade et limonade » ?  A chaque fois, le verbalisme et la logomachie des experts promus tels par les média, ou autoproclamés, se donnent carrière. Aucun des « gros » poncifs, attachés on ne sait trop pourquoi, à l’islam en Occident n’échappe à la dextérité doctrinale de ces spécialistes qui, c’est leur dénominateur commun, ne peuvent étudier l’islam que de l’extérieur. Posture dont ils ne peuvent se dégager, n’en déplaise à Rémi Brague, qui tente de faire accroire qu’il examine l’islam de l’intérieur.
 
        Son propos, dit-il, est de « regarder l’islam tel que les musulmans l’ont vu depuis des siècles, et non le regarder avec les lunettes des chrétiens ». Ce disant, Rémi Brague ne s’avise pas que le jour où il regarderait l’islam de l’intérieur, il serait musulman. En attendant, il ne lui reste qu’à nous donner le mode d’emploi : comment fait-il, lui, l’un de fondateurs, dit-on, de Communio, revue d’obédience chrétienne dont la sympathie à l’endroit de l’islam est notoire, pour réaliser cet exploit que personne avant lui n’avait osé. A ce compte, la multiplication des pains ou la marche sur l’eau paraissent des miracles plus à sa portée. L’assertion est, au demeurant, bouffonne de la part d’un chrétien traditionaliste qui s’arrange toujours pour approcher les phénomènes, les notions et les réalités de l’islam de telle manière que leur intelligence lui échappe. Cela ne l’empêche nullement d’affecter sur M. Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de l’Education nationale, une supériorité de ton et de savoir que personne ne lui reconnaît. M. Luc Ferry avait eu le malheur de faire l’éloge du traité d’Ibn Rushd, traduit sous le titre français de « Discours décisif » [4]. Cela a suffi à faire « sortir de ses gonds » M. Brague à qui la mention de la moindre contribution musulmane à la civilisation constitue un insupportable affront. Malheur à qui viendrait soutenir que l’Europe doive quoi que ce soit à l’Islam, il trouverait sur son chemin ce preux chevalier pour défendre le dogme du « miracle grec », les Grecs étant le seul peuple de la planète qui ne devrait rien à ceux qui l’ont précédé. Les Grecs qui n’ont cessé de récuser la création ex-nihilo, voilà que d’excellents esprits les en créditent. On demanda un jour à André Breton, écrivain, poète et principal ténor du surréalisme, pourquoi il n’était pas encore allé en Grèce. « Voilà deux mille ans que nous sommes occupés par les Grecs, je ne vais jamais chez les occupants » rétorqua-t-il. Mais les chrétiens virils, de surcroît commentateurs de Heidegger, ne s’encombrent pas de semblables scrupules.
        Ce que cet éminent académicien aurait dû savoir, c’est qu’il n’est pas sérieux d’étudier l’islam sans prendre en considération tous les faits, toutes les réalités qui remplissent l’histoire de leur bruit et de leur fureur depuis que l’islam est apparu, contraignant la chrétienté à prendre parti à son endroit. De ces réalités, un constat émerge, celui de l’hostilité tragique que l’Occident a produite à l’encontre de l’islam. C’est là que se décèle une « grosse » lacune de Brague, l’abstraction de sa démarche. Il se penche sur l’islam en héritier de cette tradition française idéaliste qui vide les réalités de leurs substances et développe à leur sujet un discours verbal et vide (logikôs kaï kenôs, comme dit Aristote) hasardant quelques formules d’autant plus sonores qu’elles sont creuses. M. Brague est resté dans le droit fil de sa thèse d’Etat « Aristote ou la question du monde ». Pour la résumer en une formule, sans doute trop sommaire eu égard à l’infinie richesse du propos, disons que tout au long de cet effort jupitérien, M Brague nous révèle comment Aristote aurait dû penser le monde s’il s’était tenu informé des percées magistrales du « berger de l’Être ». Et dans son livre sur L’islam, nous constatons un saut qualitatif dans l’épistémologie : Brague nous explique ce que le Prophète de l’islam aurait dû dire et penser s’il s’était abonné à la revue Communio.
       
        M. Rémi Brague est un homme de forts paradoxes. Nous aimerions surprendre le secret des visages si dissonants qu’il présente. Il se dit chrétien, mais en même temps, il est disciple de Heidegger. Un Heidegger devenu, surtout depuis la parution des « Cahiers noirs », un maître bien encombrant : certains soutiennent même qu’il aurait introduit le nazisme dans la philosophie. On se demande comment M. Brague parvient à concilier son heideggerianisme avec son catholicisme. Le seul problème est que Heidegger, né catholique, avait des rapports difficultueux avec le catholicisme. Il déniait toute rationalité à une philosophie prétendument chrétienne, n’en reconnaissait pas l’existence, tout l’inverse de Brague, qui proclame la rationalité du christianisme.  J’ignorais de surcroît que la philosophie de M. Heidegger, avec son fameux principe « seules la langue allemande et la langue grecque  pensent », prédisposait à une connaissance aussi fine et aussi précise du monde sémitique. Grâce à M. Brague, me voilà déniaisé.
        Ce dernier ne goûte guère l’islam, (il est même rangé parmi les islamophobes par ses savants confrères), il consacre néanmoins beaucoup de temps à une religion et à une civilisation qu’il ne prise guère. Le professeur Brague a, du reste, tendance à comprendre l’islam comme Heidegger comprenait le judaïsme. D’autre part, il est notre contemporain, mais il plaide pour un christianisme traditionaliste et même, diront les méchants dont nous ne sommes pas, sectaire. On mesure la souffrance que cet éminent clerc endure pour vivre dans l’une des sociétés les plus sécularisées d’Europe, tout en cultivant la nostalgie d’un ordre social chrétien médiéval.  A considérer les opinions, exprimées ici ou là, par M.Brague, il est à craindre que la société chrétienne à laquelle il aspire ne soit celle que les progrès de la civilisation ont répudiée, un étouffoir totalitaire où l’expression de la différence était une hérésie et pouvait valoir de sévères ennuis à qui s’avisait d’exprimer le moindre doute sur les vérités supposées du catholicisme. Jan Hus, paya de sa vie sa critique des erreurs du catholicisme et ses appels à la réforme. Sans le soutien de Frédéric dit le Sage, Martin Luther eût sans doute été la proie des flammes et la Réforme étouffée dans l’œuf.  « L’esprit ne peut acquiescer qu’à ce qui lui paraît vrai; le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La contrainte fera de l’homme un hypocrite s’il est faible, un martyr s’il est courageux », voilà ce qu’écrivait Diderot à son frère, chrétien exalté, en date du 29 décembre 1760. Je ne vois pas, mais c’est sans doute une infirmité de mon esprit, quels procédés M Brague entend mettre en œuvre pour ranimer ce grand corps exsangue, pour revigorer ce christianisme cacochyme auquel le peuple français donne tous les jours un peu plus congé, à cette chrétienté qui connaît les soubresauts de l’agonie, thème du dernier essai de Mme Chantal Delsol, « La Fin de la chrétienté ». On se souvient qu’en 1977, déjà, Jean Delumeau, professeur au Collège de France, avait signé un ouvrage dont nous ne saurions trop conseiller la lecture à M Brague « Le Christianisme va-t-il mourir ? ». Il ne reste à M. Brague qu’à montrer à partir de cette épreuve datur ab superis, comment le message catholique pourrait être de nouveau audible. Mais tout cela donne un peu le vertige, convenons-en.
      Ne nous y trompons pas, c’est comme penseur que Brague voulait être reconnu avec ses deux thèses. Il faut reconnaître que le résultat n’a pas été à la hauteur des attentes de l’impétrant. Mais voilà qu’une soudaine illumination lui fait trouver son chemin de Damas. C’est sur le front de l’islam qu’il faut mener la controverse. Ce fervent chrétien a cru comprendre qu’il y aurait une place au soleil à se faire sans peine. Le problème est que M. Brague, foulant le sol de l’islam, donne toujours l’impression d’un étranger entré par effraction dans un domaine inconnu. Ne connaissant pas le terrain et ses aspérités, il n’évite aucune embûche en pèlerin gourd et emprunté.  Il a pillé le grenier de l’orientalisme classique : toutes les idées qu’il développe dans ses livres ont été produites par d’autres.  Pis, Brague donne le sentiment de n’être chez lui nulle part. Ce n’est pas un théologien, ce qu’il sait de la théologie, ce sont des connaissances ramassées à la diable dans des conversations avec ses collègues de « Communio » autour d’un verre de Beaujolais nouveau. Ce n’est pas un orfèvre de la philosophie, on chercherait en vain un seul concept créé par Brague. C’est un professeur de philosophie normal, à peu près comme François Hollande était un président normal, professeur qui s’incarne le temps d’une messe en grenouille de bénitier barbotant dans les rinçures de la présence réelle. Plus sérieusement, M Brague n’accomplit pas un véritable travail conceptuel, et il n’interroge pas davantage l’impensé de ses présuppositions arbitraires. Il ne fait que travestir ses préjugés sur l’islam en les parant du vernis de la rigueur philosophique. Un véritable philosophe ne travaillerait pas méthodologiquement comme Brague le fait, c’est-à-dire en « relookant » de « vieilles lunes » à partir de la Pravda de l’orientalisme.
        On comprend que dans ces conditions le profil de M. Rémi Brague excite la curiosité. Voilà un ancien normalien qui, depuis longtemps, estime qu’« il ne prend pas assez la lumière » comme on dit vulgairement. Je n’ai pas ouï-dire que les librairies parisiennes aient été prises d’assaut pour s’arracher « Aristote ou la question du monde » ou « Du Temps chez Platon et Aristote », écrits de ce philosophe laborieux. Dans le domaine trop défriché des humanités greco-latines, on arrive toujours trop tard. Du reste, aucun média, aucune télévision ne vous inviterait pour un travail sur Aristote ou sur Platon. Mais pourfendre l’islam peut attirer sur vous les attentions des média, et par voie de conséquence faire mécaniquement monter la courbe des ventes. Opération doublement bénéfique, on se fait connaître et on rentre dans ses frais. M Brague, dans l’ouverture de son dernier opus, fait mine d’être affecté par l’épithète « islamophobe » qui lui est attribuée par ses savants confrères.  Avec l’humour, de mauvais goût, qui est le sien, il note que s’il l’était, tous les parfums d’Arabie ne sauraient en dissiper les effluves nauséabonds. Qu’il se rassure, bien qu’ils soient en hausse, ses droits d’auteur ne lui permettent pas encore de se procurer ces parfums précieux. Je ne suis pas certain, au demeurant, que la réputation d’islamophobe qui lui est faite le desserve, elle pourrait, au contraire, lui susciter bien des soutiens et des avocats.
        Chrétien, normalien, « spécialiste » d’Aristote et « commentateur » de Heidegger, (ses commentaires de Heidegger sont introuvables !), rien ne le prédisposait a priori à s’intéresser à la galaxie de l’islam. Rémi Brague soutient sa thèse d’Etat en 1986 ; une thèse d’Etat représente en principe un travail colossal. Cette œuvre de toute une vie entée sur la recherche ne contient que de maigres notes sur les philosophes de l’islam. Jusque-là, Brague n’avait rien publié de substantiel sur l’islam ; en effet, c’est dans les sentes forestières de l’heideggerianisme qu’il cheminait, en homme endurant, vers « la clairière de l’Être », l’islam n’étant apparu dans sa bibliographie que tardivement. Qui croit sérieusement qu’on peut devenir un spécialiste d’un domaine aussi vaste que l’islam à un âge aussi avancé ? 
        On ne s’improvise pas expert d’un champ aussi complexe que celui de l’islam sans une longue et patiente propédeutique et, pas plus que d’autres, Brague n’a la science infuse. Par une de ces conversions stupéfiantes, Brague est passé du domaine grec au domaine musulman comme un météore de génie. On a connu en vérité des parcours plus vraisemblables et plus homogènes. On se souvient du jour où, au Glossaire du latin philosophique médiéval, Rémi Brague avouait, déconfit, à feu Pierre Thillet, son abyssale ignorance de l’islam et de l’arabe, comment eût-il pu en devenir aussi rapidement l’expert ? S’il faut, aux plus talentueux, une dizaine d’années pour maîtriser la langue du Coran et qu’une durée bien supérieure est nécessaire pour lire les grands textes de la théologie, de la philosophie et de la jurisprudence arabes, on est, en l’espèce, loin du compte. Mais ce qui est vrai pour les esprits ordinaires ne l’est pas pour les esprits supérieurs. L’embarras est d’ailleurs perceptible dans la notice biographique que consacre l’Institut à M. Brague : « Bien qu’officiellement (sic) spécialiste des philosophies médiévales juive et arabe, il a d’abord travaillé sur la philosophie grecque ».  Y aurait-il des spécialistes officieux des philosophies juive et arabe ? Qui sont-ils ? Encore un secret bien gardé de la République française.
        Mais ce n’est pas tout : « Rémi Brague parle le français, l’allemand, l’anglais, un peu d’espagnol et d’italien. Son domaine d’expertise comprend le grec ancien, le latin, l’arabe médiéval et l’hébreu » comme le dit la notice que lui consacre complaisamment l’Institut. ( Pourquoi, dans ce cas, ne traduit-il pas lui-même les textes arabes qu’il cite ?) On ne saurait nier qu’ « aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années » comme le dit Corneille. A ce compte-là, Brague est bien supérieur à Leibniz ou à Montaigne qui, plus modestes, ne se prétendaient pas experts d’arabe ou d’islam. On ne se pardonne pas d’avoir croisé le chemin d’un tel génie et de ne pas l’avoir reconnu pour tel.
        En outre, pour s’autoriser à disserter sur l’islam, il faut détenir des compétences, être par exemple diplômé d’islamologie ou avoir produit des textes qui imposent le respect par leur qualité. M Brague, sauf erreur de ma part, n’est pas reconnu comme un islamologue. Il est agrégé non d’arabe, mais de philosophie, ce qui est tout autre chose. L’agrégation de philosophie prédisposerait-elle à parler de tout et de n’importe quoi ? Il fut peut-être un âge où le philosophe pouvait se flatter de posséder un savoir universel, mais ce temps est révolu, M. Brague devrait quand même le savoir. Au reste, rien dans le parcours de M. Brague ne signale la moindre familiarité avec la langue arabe, il n’a pas, comme disent les linguistes, le « sentiment de la langue » qui fait toute la distinction entre l’arabophone et l’étranger. Cet érudit qui se pique de connaître l’arabe, nous ne l’avons jamais entendu prononcer un discours ou même un laïus dans cette langue, sans cet horrible accent qui rend ses mots inintelligibles, langue qui, n’en déplaise à certains, est bien vivante, à la différence du grec et du latin. On ne savait pas Brague polyglotte à ses heures perdues, d’autant que certains affirment qu’il ne connaît de l’arabe qu’un lexique rachitique, mais c’est sûrement une calomnie, les gens sont si malveillants.
        Parmi les erreurs et approximations qui fourmillent dans ce livre et dont certaines ont été relevées par John Toland dans un article, au demeurant, assez aimable, le subtil distinguo que fait Brague entre islam et islamisme. Interrogé par les journalistes du Figaro sur la différence entre islam et islamisme, le professeur Brague, avec l’autorité qui est la sienne, tranche en usant d’une vieille ficelle de la philosophie française : « entre l’islam et l’islamisme il n’y a qu’une différence de degré, non une différence de nature ». Dans ce cas, il ne verrait aucune objection à ce qu’on dise qu’entre le christianisme de Thomas d’Aquin et celui de Savonarole, il n’y également qu’une différence de degré.
              
        M. Brague énonce d’un ton docte que l’islam n’est pas une religion, ne craignant pas d’aller à contre-courant de toute la tradition musulmane et aussi de nombre de savants occidentaux. C’est gros, mais contrairement aux boniments de la propagande, ça ne passe pas. Mais il y a pis : Brague réduit l’islam à la Loi comme si le christianisme n’en était pas une, mais que sait-il de la Loi de l’Islam ? Où aurait-il pris le temps de se pénétrer de la richesse des contributions des savants de l’islam ? Que sait-il des grands jurisconsultes de l’islam à l’exception, peut-être de Tabari qu’il a dû parcourir en morceaux choisis.  Rien ou si peu que c’est tout comme. Il faut une certaine hardiesse, à moins que ça ne soit de l’inconscience, pour caractériser l’islam comme irrationnel. « Les chrétiens sont les seuls rationalistes, car ils sont les seuls à croire que Dieu est lié par la raison » énonce Brague avec la fougue du cuistre. Qu’y a-t-il de rationnel dans le « mystère de la Trinité » ? Qu’il y a-t-il de rationnel dans « l’Incarnation » ? Qu’y avait-il donc de rationnel dans la censure, dans la persécution, dans le pourchas de tant d’âmes nobles qui n’avaient aux yeux de l’Eglise que le tort de raisonner. Qu’y a-t-il de rationnel dans le tribunal de l’Inquisition ? Parler de mystères, c’est précisément donner congé à la raison. Si la dogmatique chrétienne était rationnelle, pourquoi n’a-t-elle pas convaincu par ses puissantes et supérieures raisons Galilée, G. Bruno et Vanini. C’était plus expéditif de les faire taire en leur extorquant des rétractations ou en les livrant au feu. C’était plus simple d’expulser de l’Oratoire Richard Simon, de censurer « L’Histoire critique du Vieux Testament » par les basses intrigues de Bossuet et de Michel Le Tellier que de lui répondre sur le fond. Ces persécutés de l’Eglise avaient en revanche de sérieuses raisons à opposer à une dogmatique chrétienne foncièrement irrationnelle. Et pour finir, M. Brague ne pouvait pas passer à côté des prétendues contradictions du Coran. Il cite le verset, mais cet orfèvre de la langue arabe, ne le traduit pas. Ce fin connaisseur de l’arabe s’en remet aux versions du voltairien (c’est un comble) Savary, de Kazimirski suivi par Blachère. « D’une part, dit-il, le Coran affirme que s’il contenait des contradictions il ne saurait venir de Dieu » (IV, 82). Brague ne sait pas assez l’arabe pour s’aviser que ce n’est pas le terme de « contradiction » qui figure dans le texte, mais « dissonance » ou « divergence » (ikhtilâfan). S’il avait consulté par exemple la traduction de Jacques Berque, il aurait trouvé « discordance ».  (Berque apparaîtrait-il à Brague excessivement proche des Arabes ?). Visiblement, l’érudition de pacotille de notre auteur ne comporte pas la possession de la logique d’Aristote, puisqu’il ne semble pas faire la différence entre une dissonance et une contradiction. Il se peut que cette différence relève du domaine de l’ontique, méprisable à souhait pour un heideggérien authentique qui, comme le ravi de la crèche, est happé par la quête éperdue de l’ontologique. La preuve est faite que M. Brague n’a qu’une connaissance de seconde main du Coran, ce qui explique ses erreurs et ses approximations.
        En rendant hommage à Pierre le Vénérable, M. Brague aurait dû se montrer plus prudent. Pierre le Vénérable est ce prélat qui a commandité et financé la version (falsification est un mot plus pertinent) latine du Coran au milieu du XIIe siècle. Un passage d’une lettre envoyée au roi Louis VII (1120-1180) a attiré mon attention. Dans le contexte de la 2e croisade, Pierre le Vénérable, regrettant de ne pouvoir « accompagner sur la terre étrangère la sainte milice du roi éternel, qu’il a résolu d’armer contre les ennemis de sa croix, par votre main, ô roi de la terre », voudrait du moins le suivre autant qu’il sera en lui de son « dévouement, de ses prières et de ses secours », écrit ce vénérable prélat au roi Louis VII dit le Jeune. De quels secours s’agit-il ? : « Que l’on enlève donc aux Juifs, écrit Pierre le Vénérable au roi de France, ou du moins que l’on diminue considérablement cet excès de richesses mal acquises ; et que l’armée chrétienne, qui, dans son amour pour le Christ son Seigneur, n’épargne pas son argent et ses terres pour vaincre les Sarrasins (les musulmans), n’épargne pas non plus les trésors des Juifs, si indignement acquis. Qu’on leur laisse la vie, mais qu’on leur ôte leur fortune, afin que l’audace des Sarrasins infidèles soit défaite par les mains chrétiennes avec le secours de l’argent des Juifs blasphémateurs ». L’art de faire d’une pierre deux coups. De deux choses l’une, ou M. Brague ne connaissait pas ce passage, et ce n’est pas un érudit, ou il le connaissait et l’a tu, et c’est bien pire.
        Ce qui est problématique au plus haut point pour M Brague dans toute cette affaire, c’est que son hostilité à l’islam le conduit à abjurer les préceptes de l’Evangile. Le Christ enjoint d’accueillir l’étranger, de le traiter avec déférence et respect : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mathieu 8, 5-13). Il recommande même d’aimer ses ennemis (Mathieu 5, 43-48), de pratiquer le pardon des offenses. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en l’occurrence, Brague-le-dévot ne prêche pas d’exemple. C’est pourquoi les chrétiens que les musulmans respectent sont les François Mauriac, les André Mandouze, les Henri Guillemin, les Emmanuel Mounier, les Mgr Duval, les Bernanos qui ont dénoncé les dictatures et les atteintes à la dignité humaine. Tous ceux qui, comme Le Père Lelong, l’abbé Davezies, et Mgr Gaillot, ont accueilli l’étranger et pratiqué un christianisme pétri de charité, de justice et d’humanité.

 
 
    Le lecteur intéressé pourra visionner le débat entre Rémi Brague et Ghaleb Bencheikh (Président de la Fondation de l'Islam de France) organisé par le collège des Bernardins en juin dernier.
 


Références

_____________________

[1] Il s'agit du dernier ouvrage de Rémi Brague : Sur l'islam.

[2] Voir ici  son article publié dans Le Monde.
[3] Voir ici son article publié dans la revue Esprit.
[4] Que l'on peut visionner Ici


 
La mort de Guillaume II de Sicile dans un ouvrage de la fin du xiie siècle. Le roi est entouré de savants arabes.
La mort de Guillaume II de Sicile dans un ouvrage de la fin du xiie siècle. Le roi est entouré de savants arabes.






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