Les cahiers de l'Islam
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Amine Djebbar
Co-fondateur historique du site internet "Les cahiers de l'Islam" et des "éditions Les cahiers de... En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 22 Mars 2013

"Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam" de Mohammed Iqbal (1/3)



Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam est considéré comme l'oeuvre majeure de Mohammed Iqbal. C'est Eva de Vitray-Meyerovitch (m. 1999) qui s'est chargée de traduire, du persan au français, et de faire découvrir cette œuvre au public francophone. Comme nous allons le voir, cet ouvrage se veut être un pont entre le monde musulman et la pensée européenne, un dialogue entre deux systèmes de pensée dans les domaines de la théologie, de la philosophie sociale, de la philosophie du droit et de la philosophie des sciences. C'était pour Mohammed Iqbal un devoir impérieux que de réconcilier la vision coranique avec la structure dynamique de l'univers et les dernières avancées scientifiques, notamment celles de la physique et de la biologie. De par son immense érudition et ses connaissances scientifiques, Mohammed Iqbal va, à travers ces conférences, s'efforcer de comparer les théories de penseurs et scientifiques occidentaux et musulmans de différentes époques en vue de réfuter certains préjugés sur l'islam et par la même occasion mettre en exergue tout un pan ignoré de la civilisation islamique. Sa démarche intellectuelle va inspirer, longtemps après sa mort, un grand nombre de penseurs et d'étudiants musulmans féru de sa pensée qui, de nos jours, trouve encore toute sa pertinence.
 

"Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam" de Mohammed Iqbal (1/3)
Ayant fait ses études universitaires en Europe, le penseur, poète, homme politique et philosophe musulman d'origine indienne Mohammed Iqbal (m. 1938) est considéré comme le père spirituel et le concepteur de la genèse de l'Etat islamique du Pakistan. Sa pensée philosophique et sa production littéraire sont pourtant peu connues en Europe. Il est également considéré, essentiellement dans le monde musulman, comme l'un des plus grands intellectuels et réformateurs de la pensée religieuse musulmane au 20 ème siècle. Il a notamment écrit « Le développement de la métaphysique en Perse » (1908) et une abondante oeuvre poétique en langue ourdou et persane.

De 1928 à 1932, Mohammed Iqbal donne, à la demande de l'Association musulmane de Madras, une série de conférences à Madras, Hyderabad, Aligarh et Londres. Ces conférences visent à répondre à une demande du public sur l'évolution de la philosophie religieuse musulmane vis à vis du passé et par rapport aux progrès récents dans les divers domaines de la connaissance humaine. Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam est un recueil de sept de ces conférences qui ont des titres ayant une forte connotation spirituelle : "La connaissance et l'expérience religieuse", "le "test" philosophique des révélations de l'expérience religieuse", "La conception de Dieu et la signification de la prière", " l'égo humain : sa liberté et son immortalité ", " l'esprit de la culture musulmane ", " Le principe du mouvement dans la structure de l'Islam " et " La religion est-elle possible ? ".

La connaissance et l'expérience religieuse

Dans cette conférence, Mohammed Iqbal dresse un parallèle et une comparaison entre la poésie, la religion et la philosophie. Les questions métaphysiques concernant la place de notre existence dans l'univers et notre rapport avec lui sont communes aux trois disciplines. Selon Iqbal, l'inspiration poétique relève de l'ordre de la symbolique et elle a un caractère individuel. La religion permet, au contraire, d'apporter une vision plus large, de repousser les limites de l'homme et d'offrir une vision directe de la réalité. La vocation de la philosophie est celle du questionnement permanent, de la recherche libre, de déconstruire toute certitude au point même de nier ou d'accepter l'incapacité de la raison à atteindre la Réalité ultime.

Cependant Mohammed Iqbal reconnaît que la foi religieuse est avant tout un " sentiment ". Il cite le Professeur Whitehead pour parler de la religion, c'est "un système de vérités générales ayant pour effet de transformer le caractère lorsqu'elles sont professées avec sincérité et saisies avec ardeur". Mohammed Iqbal reconnait aussi le fait que rationaliser la foi ne lui confère pas pour autant une supériorité sur la philosophie. Cette dernière a le droit de questionner la religion. Mais dans le même temps, la religion a ses propres conditions et en aucun cas la philosophie ne peut se permettre de reléguer la religion à un rang inférieur. Mohammed Iqbal cite le rapport d'influence entre la philosophie grecque et les penseurs musulmans qui ont établis différentes écoles de théologie scolastique sous l'inspiration de la pensée grecque. Mohammed Iqbal met en avant le fait que la philosophie grecque a été une force culturelle indéniable dans l'histoire de l'Islam mais il souligne aussi la vision universelle du Coran qui s'interroge également sur l'origine de la faune et de la flore contrairement à la pensée de Socrate qui est focalisée sur l'Homme.

Mohammed Iqbal fait aussi une comparaison entre la pensée de Kant (m. 1804) et celle d'Al Ghazali (m. 1111). La différence majeure entre ces deux philosophes est que Kant, en dépit de ses principes, ne pouvait affirmer la possibilité de connaissance de Dieu alors que Al Ghazali qui, suite à une crise personnelle, désespérait du raisonnement analytique trouva la réponse à ses questions dans l'expérience mystique. De ce fait, il donna droit à la religion d’exister indépendamment de la science et de la métaphysique. Selon Iqbal, l'idée que la pensée est essentiellement finie est une notion erronée. L'impuissance de la compréhension logique est due au fait qu'elle reconnaît une multiplicité d'entités individuelles qui se repoussent mais sans être capables de tout réduire à l'unité ou de les insérer dans un univers cohérent ce qui, d'après Iqbal, est une source de scepticisme. La compréhension logique qui reposait sur une méthode fondée sur des ressemblances, des généralités sur des unités fictives qui n'ont aucune influence sur la réalité des choses concrètes. Toutefois, Mohammed Iqbal fait référence à la portée "infinie" de la pensée car il précise que cette dernière n'est pas statique dans le temps, qu'elle a une expression dynamique qui correspond à une série de spécifications définies qui ne peuvent se comprendre que par références réciproques. Selon Iqbal, Al Ghazali et Kant n'ont pas su voir que la pensée dépassait ses propres bornes.

Mohammed Iqbal rappelle que durant les cinq derniers siècles, la pensée religieuse de l'Islam est restée à un stade quasi stationnaire et que durant cette stagnation, les Européens se mirent à réfléchir sur les sujets qui préoccupaient les penseurs musulmans autrefois. Un grand pas a été franchi dans les domaines de la pensée et de l'expérience humaine à tel point que l'homme s'est senti investi d'une nouvelle foi et d'un sentiment de supériorité sur les forces qui l'entouraient. En citant notamment la théorie d'Einstein (m. 1955) sur sa manière nouvelle d'envisager les problèmes communs à la fois à la religion et à la philosophie, Iqbal justifie la demande nouvelle émanant du jeune public musulman sur ses questionnements et son désir d'une nouvelle orientation dans sa foi. Iqbal se propose, par le biais de cette conférence, d'étudier, dans un esprit objectif, les conclusions de ce que l'Europe a pensé. L'occasion également pour lui de combattre les contre vérités dont l'Islam a fait l'objet de la part de la campagne de propagande anti religieuse qui a eu lieu notamment en Inde et en Asie centrale. Iqbal rappelle, en outre, que dans la vision coranique, il n'y pas de dichotomie entre la nature et l'homme et que le but principal du Coran est d'éveiller les consciences dans leurs relations avec Dieu et l'Univers. De même, il n'y a pas d'opposition entre l'idéal et le réel en Islam, contrairement à l'opposition que le Christianisme a relevé entre la théorie de "l'en dehors" et celle de "l'en dedans". Il y a un effort perpétuel de l'idéal pour s'approprier le réel en Islam d'après Iqbal.

L'expérience mystique est spécifique à un individu et sa dimension ne peut être enseignée et cela, rappelle Mohammed Iqbal, n'atteint donc pas l'intellect discursif. Toutefois, l'expérience mystique comme tout sentiment a un aspect cognitif. Ce dernier peut être traduit par une idée. L'expérience mystique est aussi réelle que n'importe quel domaine de l'expérience humaine. Pour Iqbal, nous possédons des "tests" qui sont semblables à ceux que l'on utilise pour les autres domaines de la connaissance. Ce sont les tests intellectuels et les tests pragmatistes. Le test intellectuel chez Iqbal est l'interprétation critique, exempte de toute expérience humaine, il a pour objectif de vérifier si notre interprétation nous conduit en définitive à une réalité similaire à celle de l'expérience religieuse. Le test pragmatiste se base sur les fruits. Le premier test est celui utilisé par le philosophe et le second par le prophète. Cette conclusion permet à Iqbal de faire une transition et d'annoncer le sujet de la conférence suivante en précisant qu'il va utiliser le test intellectuel. 

Le "test" philosophique des révélations de l'expérience religieuse

Pour prouver l’existence de Dieu, la philosophie scolastique a déterminé trois arguments qui relèvent de la cosmologie, de la téléologie et de l'ontologie. Mohammed Iqbal commence par souligner que la cosmologie regarde le monde avec un effet fini. Il utilise la métaphore de l'inventeur et de son matériau en précisant que l'inventeur reste limité à son matériau et pour travailler ce dernier il doit créer une situation d'isolement des matériaux dont il a besoin pour fabriquer son objet. Ce qui n'est pas absolument pas possible avec l'ensemble des éléments de la nature. La comparaison par exemple entre un architecte et Dieu ne peut donc être possible selon Iqbal. Les arguments ontologique et téléologique mènent aussi, selon lui, à une impasse. La raison de cet échec s'explique par le fait qu'ils regardent la "pensée" comme un agent opérant de l'extérieur des choses. Or, selon Mohammed Iqbal, il est possible de considérer la pensée, non pas comme un principe qui organise et intègre ses matériaux de l'extérieur, mais comme une puissance qui forme ses matériaux eux-mêmes.

L'expérience telle qu'elle se déroule dans le temps présente trois niveaux : le niveau de la matière, le niveau de la vie et le niveau de l'esprit et de la conscience. Ces trois niveaux principaux font respectivement l'objet d'étude de la physique, de la biologie et de la psychologie. L'objet de l'enquête selon Mohammed Iqbal prend en compte les notions de "fin" et de "but", ces derniers agissent de l'intérieur, à la différence du concept de cause qui est extérieur à l'effet et agit de l'extérieur. Pour comprendre, par exemple, les relations d'un organisme vivant avec les autres objets de la nature, il faut observer ces aspects avec les concepts de la physique et de la chimie. Toutefois pour expliquer le phénomène de physique moléculaire, Mohammed Iqbal reconnaît ses limites en la matière en précisant qu'il lui faut l'appui d'un biologiste.

A l'égard du temps, Mohammed Iqbal rappelle qu’exister dans le temps, "ce n'est pas être lié par les chaînes de la succession temporelle mais le créer d'un moment à l'autre et être absolument libre et original dans la création". La répétition est une activité mécanique et elle s'oppose à la création. Mohammed Iqbal arrive à la conclusion qu'il est impossible d'expliquer en terme de mécanisme l'origine créatrice de la vie. La science ne peut donc pas comprendre la vie. Une critique philosophique de tous les faits d'expérience tend à faire penser, pour Iqbal, que la Réalité ultime est une vie créatrice dirigée rationnellement. La vie est un principe d'unité organisateur, cohérent de l'ensemble des entités réparties dans l'organisme vivant en vue d'une fin constructive. L'homme possède une forme de connaissance de la vie et qui lui vient de l'intérieur : l'intuition. Cette dernière, selon Iqbal, est un point de départ et elle constitue une révélation directe de la nature ultime de la réalité. Toutefois, il souligne dans le même temps que l'aspiration de la religion est supérieure à celle de la philosophie car cette dernière présente une vision intellectuelle des choses. La religion se veut être dans une relation plus étroite avec la réalité, la pensée doit s'élever au dessus d'elle même à travers un acte cultuel comme la prière en islam.
"Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam" de Mohammed Iqbal (1/3)




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