Les cahiers de l'Islam
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Pierre Lory
Pierre Lory a d’abord étudié la langue et la littérature arabes à l’Institut National des Langues... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 5 Janvier 2014

Sainteté et martyre en Islam (Première Partie)

Par Pierre Lory



Brooklyn Museum - The Execution of Mansur Hallaj From the Warren Hastings Album
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Retrouver la seconde partie de cet article ici


La sainteté constitue un phénomène majeur en Islam. L’image courante d’une religion musulmane valorisant surtout le respect de la Loi et de la morale est tronquée et entraîne beaucoup d’idées fausses. Les saints sont nombreux, omniprésents en terre d’Islam – chaque village, chaque quartier de ville, chaque corporation de métier possède un saint protecteur – et cette présence de la sainteté ruisselle pour ainsi dire dans la vie courante de très nombreux Musulmans. En effet, comme nous le montrerons ici, elle n’est pas l’affaire de quelques ascètes isolés ou de ‘spécialistes de religion’ : elle peut investir aussi des gens socialement et culturellement ordinaires, et elle se diffuse souvent par des canaux officieux et imprévisibles. L’islam, on s’en souvient, ne connaît aucun monachisme ; la retraite, le célibat sont fortement déconseillés. Le milieu des confréries mystiques (soufies) d’où son issus une bonne partie des figures musulmanes de sainteté, est composé d’hommes mariés et vivant le plus souvent au cœur de la cité.
 
En l’absence de toute Eglise ou autorité religieuse en Islam, nulle instance ne peut désigner telle ou telle figure comme sainte. C’est toujours le consensus populaire qui fait surgir la réputation d’un « ami de Dieu ». Soulignons-le d’emblée : la sainteté en Islam est d’abord et avant tout une affaire de pouvoir charismatique spirituel reconnu par une communauté. Le saint, appelé walî – je préfère garder le nom arabe, tellement ses connotations sont différentes de celles du mot français – est une personne désignée comme telle par ses contemporains parce qu’on considère qu’il diffuse une énergie divine bienfaisante et efficace, la baraka. Un homme (ou une femme) pourra être très pratiquant, très religieux, un ascète fervent : il ne deviendra pas nécessairement pour autant un walî. De nombreux grands savants, théologiens, plus encore de grands mystiques sont profondément respectés par la communauté musulmane sans être pour autant considérés comme des walî-s. Pour prendre un exemple majeur, Ghazâlî (m. 1111) est sans conteste un des plus grands théologiens de l’Islam sunnite, son Saint Augustin ou son Saint Thomas d’Aquin ; on le surnomme « la Preuve de l’Islam », le « Rénovateur de son siècle » ; et il lutta efficacement pour la reconnaissance de la dimension mystique de l’Islam. Mais jamais il ne reçoit le titre de walî, aucune dévotion particulière ne lui est destinée. Inversement, la vox populi désigne parfois comme walî-s des personnes fort humbles, imprévues, parfois incultes, mais dont la personnalité a frappé leur contemporains, et qui accomplirent des signes divers, notamment des miracles.
Situons à présent les principaux jalons de cette conception de sainteté.
 
Quelques remarques de terminologie tout d’abord. Le terme que nous traduisons par ‘sainteté’ désigne un fait culturel et symbolique très spécifique. Le nom de walî relève d’une origine arabe tribale préislamique intéressante à rappeler. Il dérive d’un verbe désignant un rapport réciproque de rattachement. Un clan ou un homme isolé, en danger dans le désert ou vaincu militairement, demande à un chef d’une autre tribu sa protection, walâya. Celle-ci entraîne des droits et des devoirs réciproques de solidarité. Curieusement, le terme de walî désigne à la fois celui qui est protégé et celui qui accorde la protection (cf en français « hôte »). On peut le traduire selon les contextes par ami, allié, protégé / protecteur. Il suggère une charge, une responsabilité réciproque, dans le cadre d’un engagement individuel. Il peut désigner, en droit musulman, un tuteur, un représentant légal. Le terme est utilisé à de nombreuses reprises dans le Coran. Celui-ci enjoint vigoureusement aux hommes de prendre Dieu comme seul et unique protecteur, walî (Coran XLII 6), de ne considérer en aucun cas les divinités des païens comme des walî-s, car elles n’ont aucun pouvoir et mènent à la perdition. (XXXIX 3). Ce lien de protection demandé à Dieu s’étend à toute sa communauté, les Musulmans se trouvant unis entre eux par des liens d’alliance et d’amitié réciproques fondés par leur allégeance commune à Dieu : « Vous n’avez d’autre allié (walî) que Dieu, son Envoyé (= Muhammad) et ceux qui croient, accomplissent la prière, donnent l’aumône et s’inclinent. Quiconque prend pour allié Dieu, son messager et les croyants réussira, car c’est le parti de Dieu (hizb Allâh) qui sera victorieux » (V 54-55 ; cf X 62-64). Le point est donc qu’un rattachement exclusif à Dieu est requis. Le Coran condamne, symétriquement, les walî-s de Satan (IV 76, ou XIX 44-45). On notera enfin que Walî (le Protecteur) est un Nom divin, qui fait partie de la liste des 99 Noms que la tradition a gardée comme qualifiant au mieux l’Etre divin. Toutefois, l’acception précise du terme walî comme ‘saint’ est nettement postérieure à l’époque de la révélation du Coran. Elle est consécutive à une évolution religieuse et spirituelle de plusieurs siècles. Le Prophète Muhammad était de son vivant le parfait allié / protégé / ami de Dieu, et le parfait protecteur / allié / ami des croyants. A sa mort se produit comme une fragmentation de son rôle de walî. Sa dimension politique fut reprise par les califes qui lui succédèrent, et les âpres conflits de succession engendrèrent des scissions irréconciliables au sein de la communauté musulmane entre Chiites, Sunnites, Kharédjites. Le terme de walî prit un sens politique et administratif, celui de gouverneur de province, ou encore celui d’héritier (au trône). Mais qui hérita du rôle spirituel, de la walâya du Prophète à l’égard de Dieu ? Il est très important de constater que le même terme de walî désignera les saints de l’Islam. De même que les gouverneurs administrent localement le pouvoir politique et militaire, de même le saint assume-t-il, localement, la succession spirituelle du prophète Muhammad. Concrètement, les walî-s deviendront saints ‘patrons’ de leur pays, de leurs disciples, de tous ceux qui cherchent leur allégeance.
 
Quelques repères historiques de cette évolution. Durant les premières générations de l’Islam, à la période des conquêtes puis de l’empire omeyyade (660-750), on ne peut guère situer précisément de phénomène de sainteté. Mais certaines personnalités se démarquent. Hasan de Bassora (m. 728) fut un important savant, juriste, traditionniste et prédicateur, et son charisme personnel, son intégrité le firent considérer comme une autorité spirituelle toute particulière. Lorsqu’une caste d’hommes de religion, juristes et théologiens professionnels rattachés à l’establishment politique, se constitua, apparut en réaction des personnalités d’abord isolées, puis se regroupant, s’adonnant avec ferveur à la seule dévotion. Ils gagnèrent un prestige croissant. On les crédita de plus en plus de l’accomplissement de miracles. Un courant proprement mystique se constitua vers le 9e siècle, notamment en Irak ; il se revendiqua comme étant l’expression des amis (walî-s) de Dieu. Le terme « mystique » possède en terre d’Islam une dimension assez nettement définie. Le Musulman ordinaire pratique le culte, la Loi, la morale afin d’agréer un Dieu tout-puissant et transcendant, en ayant foi qu’il rencontrera Dieu dans l’au-delà, au Paradis. Le musulman mystique adhère au même credo, à la même pratique, mais recherche une expérience vécue du divin dès ici-bas ; son Dieu est une présence aimante, active, se manifestant dans le cœur des humains. Le courant mystique prit de l’ampleur aux 9e et 10e siècles, jusqu’à porter ombrage à l’autorité des religieux et au pouvoir politique. Car affirmer, comme le faisaient les mystiques, que Dieu se révèle dans l’intime des cœurs, que la source de toute vérité est directement accessible aux hommes, n’est-ce pas ‘court-circuiter’ le rôle du Coran, du Prophète et de son enseignement, le rendre superflu ? N’est-ce pas de proche en proche menacer tout l’édifice dogmatique et juridique de l’Islam, fondé sur l’autorité exclusive du Prophète et de ses interprètes officiels, les oulémas ?
La crise éclata à l’occasion de la prédication de Hallâj, mystique profond et puissante personnalité qui parcourut le monde islamique central en prêchant l’union à Dieu dans les mosquées, les souks, en s’adressant aux hommes de tous les milieux sociaux et des différentes confessions. Figure charismatique populaire, à qui l’on attribuait des miracles, Hallâj inquiéta les milieux politiques chiites autant que sunnites. Il fut arrêté et, après un débat et un procès qui durèrent huit ans, fut supplicié et mis à mort de façon spectaculaire à Baghdad en 922. Après cette crise majeure, un modus vivendi s’établit. Les pouvoirs publics tolérèrent les mouvements de mystique et de sainteté populaire, à condition que ceux-ci ne troublent pas l’ordre public, et réservent leurs enseignements et rites à des cercles discrets. Les mystiques soufis se regroupèrent en écoles initiatiques spirituelles. Vers le 12e siècle, un phénomène majeur vit le jour : la formation de confréries mystiques centrées autour de l’enseignement de grands maîtres, et rassemblant des milliers de fidèles. A partir de cette époque et jusqu’à nos jours, ces confréries représentent le ‘foyer de sainteté’ principal dans le monde musulman. Le disciple recherchant cette sainteté conclut un pacte d’allégeance avec un maître spirituel, qui le conduit sur la voie de l’union à Dieu par l’intermédiaire de rites, de conseils etc. Tout naturellement, les maîtres de confrérie seront considérés comme les grands saints de leur époque.
 
Ceci dit, il ne s’agit pas de simplifier le tableau. Tout soufi n’est pas automatiquement un saint, bien entendu. Inversement, tout saint n’est pas nécessairement membre d’une confrérie : il existe des inspirés qui reçoivent des grâces divines et connaissent l’union à Dieu sans passer par une affiliation confrérique. Après tout, Dieu rapproche de Lui ses élus comme Il l’entend. Et c’est le consensus populaire qui tranche quant à savoir quels personnes sont vénérées comme walî-s En fait, la sainteté en Islam est d’une troublante diversité. Certains maîtres de confrérie ont été des proches des princes, ont exercé une influence sociale considérable. D’autres grands saints ont été de pauvres artisans, voire des mendiants ou des fous. Afin de mieux cerner ces dimensions de la sainteté en Islam, nous allons considérer d’abord ce que les auteurs religieux, les doctrinaires de la mystique en ont dit. Puis nous évoquerons les aspects plus vécus, plus concrets de l’action des walî-s.

Cet article est publié avec l'aimable autorisation de Pierre Lory. Vous pouvez retrouvez l'article d'origine sur ce lien.






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