Les cahiers de l'Islam
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Youssouf T. Sangaré
Islamologue, Maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 5 Avril 2014

Jacques Le Goff (1924-2014) : La France et l’islam, une relation paradoxale



Jacques Le Goff, le grand historien médiéviste, nous a quitté ce mardi 01 avril 2014, à l’âge de 90 ans. Se situant dans la « tradition de Marc Bloch », l’œuvre de Jacques Le Goff constitue une invitation à questionner et à renouveler nos connaissances, nos pré-jugés sur l’époque médiévale. Or, cette période historique marque aussi un tournant dans les rapports entre l’islam et l’Europe, particulièrement la France. Jacques Le Goff y revient dans sa préface à l’ouvrage collectif, dirigé par Mohammed Arkoun (m.2010), intitulé Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours (Albin Michel, 2006). Sauf mention contraire, se référer à l'ouvrage précité pour toutes les citations qui suivront; dans l'écriture, nous ne nous préoccuperons pas ici de la fameuse distinction entre "islam" (avec le "i" minuscule) et "Islam" (avec le "I" majuscule) chez les spécialistes.

« ce n’est pas sous forme de réalité ethnique, politique, administrative que l’islam s’est longtemps montré aux Français, mais sous forme d’image » (J. Le Goff)


Concernant les relations entre « Français et musulmans », Le Goff commence par rappeler qu’elles sont fondées sur un paradoxe, qu’il faut avoir à l’esprit pour éviter le piège des jugements hâtifs et naïfs, d’un côté comme de l’autre. Ce paradoxe se trouve dans le fait que « malgré une hostilité le plus souvent très vive des Français à l’égard des musulmans –lesquels leur reprochent cette animosité-, la France a fait du Moyen Age à nos jours des emprunts culturels et humains à l’islam qui ont enrichi et continuent d’enrichir sa vie sociale et intellectuelle » (p.XIII).
Il faut remonter au VIIIème siècle de notre ère si l’on souhaite dater les premiers contacts entre la France et l’islam. La mythique bataille de Poitiers, en 732, est ainsi « considérée comme fondatrice », mieux encore elle a servi, et sert, chez certains à affirmer selon Le Goff « la victoire décisive du christianisme et de la civilisation occidentale sur la barbarie musulmane » (p.XIII). Mais pour notre auteur, il ne s’agit là que d’un « délire » qui « n’a heureusement pas de portée réelle, mais il montre que l’imaginaire le plus outrancier est un aspect essentiel des rapports entre Français et musulmans ». Faut-il parler d’un islam imaginaire  ? Jacques Le Goff ne va pas jusque là, mais affirme que « ce n’est pas sous forme de réalité ethnique, politique, administrative que l’islam s’est longtemps montré aux Français, mais sous forme d’image » (p.XIII). Ainsi saluait-il la démarche de l’ouvrage dirigé par M. Arkoun qui, selon lui, emprunte la voie d’ « une histoire de l’imaginaire » pour mieux nous « livrer les fluctuations de l’image de l’Autre » dans la longue durée.

L’hostilité dont parlait Le Goff n’est pas essentiellement liée à la question de la religion. C’est ce qu’il affirme quand il écrit que « les premiers envahisseurs du VIIIème siècle sont identifiés comme païens, c’est-à-dire non chrétiens, autrement dit sans religion, et leurs croyances ne sont pas perçues en tant que telles » (p.XIV). La religion ne fut qu’un élément parmi d’autres, cela s’explique aussi par le fait que dès le départ un amalgame s’est établi entre « islam » et « la notion d’Orient ». Mais l’Orient dont il était question, envoyait à un espace mythique, fantasmé, lieu « d’origine ambigu des merveilles et des erreurs (hérésies) » (p.XIV). Signalons que le fantasme dont parle Le Goff, sera entretenu, bien plus tard, par l’Orientalisme selon la thèse formulée par Edward Saïd (m. 2003). Quoi qu’il en soit, Le Goff rappelle que les « considérations religieuses ne viendront que plus tard : aux termes mahométiste (fin du Moyen Age) et mahométan (XVIème siècle) se substituera celui de musulman, à la fin du XVIème siècle et surtout au XVIIème siècle » (p.XIV).

Avec la religion comme facteur de jugement dès le XIIème siècle (à cet égard la première traduction du Coran en latin, par Pierre le Vénérable, fut une étape importante), une certaine image fantasmée du prophète de l’islam allait se construire, peu à peu. Le personnage du Prophète, allait être le réceptacle de l’image fortement négative des musulmans : le Prophète « dont le nom est écrit sous diverses orthographes, manifestant à la fois ignorance et mépris pour le personnage. Quand ils n’en faisaient pas purement et simplement un démon, les Français appliquaient au fondateur de l’islam les modèles d’homme mauvais, méchant, pervers que la Bible et le christianisme avaient élaborés : faux prophète, hérésiarque, idole, Antéchrist ». La concentration sur le personnage du Prophète de « l'image négative de la civilisation musulmane joue un rôle important jusqu’à aujourd’hui » (p.XV). On ne saurait ignorer ici le rôle des croisades (1099-1291) dans ce qui vient d’être dit (voir à ce propos le livre de référence de Norman Daniel, Islam et Occident , Cerf, 1993).

L’histoire des relations entre l’islam et la France (ou l’Occident) ne se résume pas uniquement dans des périodes de conflits. Si l’on prend à titre d’exemple le siècle des Lumières, les auteurs Occidentaux « manifesteront, écrit Le Goff, à la fois de l’hostilité à l’Autre musulman et un nouvel intérêt pour ses apports culturels. »(p.XVI). Certains mouvements scientifiques –comme l’Orientalisme- ou activités éditoriales –la traduction des Mille et Une Nuits- participeront à faire connaître d’autres facettes de l’histoire et de la religion musulmanes : « fruit de ce tropisme qui s’étend en fait sur plusieurs siècles, le lexique français s’est enrichi de nombreux termes venus de l’arabe (alchimie, élixir, alambic, algèbre, chiffre, goudron, alcool, sirop, douane, arsenal, quintal, matelas, guitare …) » (p.XVI).

 La période de la colonisation constituera, elle aussi, un tournant décisif dans les relations entre La France et l’islam. Avec la colonisation, en effet, l’ « image de l’Autre devient péjorative, dévalorisante » (p.XVI). Une image flétrie qui perdure encore de nos jours. Jacques Le Goff le regrettait. Il appelait ainsi, en ce qui concerne la France et l’Europe, à « faire sortir le musulman de la situation d’Autre à celle de concitoyen à part entière. » et « dans le cadre de l’Europe, la France du XXIème siècle, écrit-il, doit réussir une intégration qui respecte tout ce qui, dans les traditions des musulmans […] respecte la France républicaine. » (p.XVI).

Conférence de Le Goff : l'histoire comme discipline scientifique

Thématiques traitées dans la vidéo :
Présentation
Introduction
Le 19ème siècle et le début de l'histoire comme discipline scientifique
La dépendance des historiens par rapport au présent
L'histoire au 20ème siècle
La "nouvelle histoire" et la crise de l'histoire




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