Les cahiers de l'Islam
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Michael Privot
Michael Privot est Docteur en langues et lettres, avec spécialisation en langue arabe et histoire... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 12 Décembre 2015

COP21, Islam et théologie écoresponsable



En vue du sommet mondial sur le climat de Paris en décembre 2015 (COP 21), une soixante de leaders religieux musulmans ont promulgué en août 2015 une intéressante « Déclaration islamique sur le changement climatique global ». En tension entre références coraniques diverses et considérations sur la dégradation de notre environnement, les leaders religieux en appellent aux responsables politiques et aux capitaines d’industrie à repenser les modes de productions, à se passer des énergies carbonées et à mettre en place une véritable économie circulaire.


Cet article est publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et a fait l'objet d'une première publication sur le site de la RTBF.

 

COP21, Islam et théologie écoresponsable


S’il convient de tout mettre en oeuvre pour éviter de parvenir au point de basculement climatique à partir duquel les changements risquent de devenir complètement imprévisibles et démesurés, je rejoins parfaitement ces leaders sur le fait qu’il est impératif, en revanche, de faire en sorte que toutes les bonnes volontés s’unissent pour dépasser au plus vite le point de basculement des consciences et s’engager dans les réformes profondes et nécessaires que requiert la préservation de notre environnement – tant qu’il en est encore temps. En ce sens, on ne peut que se réjouir de la publication d’une telle déclaration mondiale par des intellectuels et leaders religieux musulmans. Si elle pouvait même servir à ne convaincre ne fût-ce qu’une seule personne de confession musulmane – décideur politique ou industriel – ayant les moyens de faire un bouger les lignes de manière significative, cela en vaudrait la peine.


Cependant, à la lecture de cette Déclaration islamique, comme d’autres textes écrits par des autorités religieuses ou morales provenant d’autres univers de sens, on ne peut éviter de se questionner sur l’utilité de ce genre d’exercice, tel qu’il est formulé ici, ou en tous cas sur les postulats implicites sur lesquels ils reposent.

Prenons quelques exemples :

 
  • On peut s’étonner que cette Déclaration – qui prend pourtant le temps de fonder longuement ses propositions – ne se focalise presqu’exclusivement que sur la sortie des énergies carbonées et la problématique pétrolière. Certes, l’utilisation massive des énergies fossiles depuis le début de la révolution industrielle a massivement contribué au réchauffement climatique. Mais est-ce tout ? Quid du nucléaire ? Quid de l’élevage intensif dont on sait qu’il contribue de plus en plus à la production de gaz à effet de serre à mesure que la demande de viande ne cesse de croître ? Quid du management des stocks selon le principe du « just in time » qui mène à un déménagement sans fin des marchandises par camions et bateaux au travers du globe ? Quid de la spéculation sur les terres, les matières premières, les ingrédients de première nécessités qui mènent à la déforestation intensive, à la monoculture, au recours aux insecticides de plus en plus virulents en sus de favoriser l’exil rural, le déploiement tentaculaire des villes, etc. ? La liste pourrait être longue, cependant aucune de ces problématiques ne semble transparaître dans la Déclaration, pourtant fondatrice de l’ébauche d’une véritable pensée islamique contemporaine sur le changement climatique.
 
  • On comprend que les auteurs s’adressent aux puissants : il s’agit de les convaincre en douceur et de ne pas les brusquer. Cependant, pour un texte qui se veut articuler une vision religieuse de la nécessité d’agir à l’encontre du changement climatique, on ne peut que s’étonner de la timidité avec laquelle il adresse l’impératif moral inhérent à cette question, rappelant seulement, au milieu du texte, que chacun-e est responsable de ses actions et sera rétribué-e pour chaque atome de bien ou de mal qu’il/elle aura accompli (Coran 99:6- 8). Ce sera tout. Le souci des pauvres et des personnes désavantagées est signalé à plusieurs reprises bien que certaines formulations interpellent pour un texte de cette facture : « Reconnaître l’obligation morale de réduire la consommation de telle sorte que les pauvres puissent bénéficier de ce qui reste des ressources terrestres non renouvelables », ou encore « Fournir un généreux soutien financier et technique aux moins bien-nantis pour parvenir à un phasing-out des gaz à effet de serre aussi rapidement que possible ». La Déclaration n’ira guère plus loin dans la contestation de l’ordre établi, sur la dénonciation de la rapacité des détenteurs du pouvoir économique et politique et leur accaparement direct ou indirect des ressources non-renouvelables. Certes, si les auteurs appellent à changer les modes de production et réduire notre emprunte carbone dans les plus brefs délais, le cadre général de leur approche fait plutôt penser à un capitalisme compassionnel, socialement et écologiquement responsable – mais ne remettant aucunement en cause le paradigme de la croissance. Une tentative de réflexion sur ce sujet aurait été la bienvenue, ne fût-ce que pour réinventer ou réinterpréter l’idée même de croissance.
 
  • Le concept de « parfait équilibre » (mîzân) qui règnerait dans la création est mentionné par deux fois, signalant une des clés d’analyse de rédacteurs de la Déclaration. Pourtant, nulle part, les auteurs ne précisent le niveau d’équilibre créationnel dont ils font l’exégèse : s’agitil du niveau humain/global, ou du niveau cosmique ? La Déclaration laisse transparaître, me semble-t-il, un anthropocentrisme relativement déconcertant : l’être humain est implicitement compris comme étant le seul jalon de l’univers, placé au centre de cet équilibre. Alors que l’on peut sans conteste imaginer que ce qui est rupture d’équilibre au niveau humain/global pourrait être réajustement d’un équilibre plus large au niveau du système solaire, voire plus, selon des cycles ou des oscillations dont l’ampleur nous échapperait.

  •  
Cet exercice louable en ce qu’il fait connaître à un large public, musulman comme non musulman, la possibilité et la pertinence d’une pensée écologique qui s’articulerait autour et au travers d’un référentiel islamique, montre aussi les limitations inhérentes à ce genre d’approche : trouver des clés, dans un livre écrit il y a 14 siècles, pour parler de problèmes dont ses contemporains ne pouvaient avoir la moindre idée. Peut-on dès lors aller véritablement au-delà de l’affirmation selon laquelle Dieu aurait fait de l’homme Son vicaire sur terre, devant veiller sur Sa création (Coran 2:30) ?

Tout ça, pour ça, aurait-on presque envie de dire, dès lors qu’aucun Texte sacré ne prône le gaspillage des ressources et le pillage de la nature. Est-il besoin de rappeler qu’ils furent tous composés en des temps où la connexion avec la nature, l’environnement, était beaucoup plus structurante qu’elle ne l ’est aujourd’hui.

Et pourtant, s’il faut retenir une chose du Coran, c’est qu’il parle avant tout de la création de l’homme et ensuite de la création du monde, comme étant au service de ce dernier. L’imaginaire coranique n’est définitivement pas dans le Tohu wa-Bohu biblique avec l’idée d’un grand récit de la création, de l’Etincelle primordiale au couronnement adamique. Au contraire, la racine KH-L-Q, qui exprime l’idée de création, revient 261 fois dans le Coran, et peut donc être considérée comme un des concepts structurants de l’imaginaire coranique. Or, dans la plupart des cas, la création dont il est centralement question, c’est celle de l’homme, pas de l’univers. La Tradition pose même qu’il s’agirait d’un des premiers versets révélés : « Récite au nom de ton Seigneur qui créa (l’homme) ; Il a (en effet) créé l’homme à partir d’une adhérence » (Coran 96:1-2).

S’adressant à un peuple de nomades vivant dans une économie de survie et de pénurie, où chaque vie compte et aucune ressource ne peut être gaspillée, le Coran prenait acte d’un environnement en équilibre précaire et faisait de la survie matérielle et spirituelle de l’être humain sa priorité. Le moindre écart « hors-piste » signifiait perte, abandon et mourir de soif dans l’enfer du feu solaire. Si le message coranique a la moindre pertinence pour aujourd’hui pour penser notre rapport à l’écosystème, ce n’est pas tant du fait que Dieu aurait fait de l’être humain le gestionnaire foncier d’une propriété qu’Il aurait gentiment mise à sa disposition, mais sur le fait que le seul élément à préserver, c’est l’être humain, du fait de sa fragilité. L’univers, les cieux, la terre, la nature, ont leur propre histoire et n’ont guère besoin de nous. Comme l’ont montré de récentes observations dans la région de Tchernobyl, la nature a la capacité de retrouver un nouvel équilibre et une certaine luxuriance, y compris après des catastrophes majeures telles qu’une exposition massive à des radiations mortelles. Le message coranique avait en quelques sorte une conscience embryonnaire de ce que nous savons enfin aujourd’hui, à savoir qu’un seul écosystème permet la vie humaine et que c’est ce dernier qu’il convient précisément de préserver pour que la vie humaine puisse continuer à être possible (et ce de manière dynamique), et non la nature en soi et pour soi. C’est autour de l’évidence de cet intérêt général commun qu’il convient d’articuler une approche plus structurée et beaucoup plus incisive, chacun-e y apportant ses références et ses impératifs moraux.

Ainsi, sur ce sujet comme beaucoup d’autres, il n’est pas nécessaire de se lancer dans de longues élaborations théologiques pour se rendre compte que l’approche coranique de l’homme dans son monde se veut simplement pragmatique : sa survie dépend d’une conduite responsable (socialement et éthiquement) ainsi que reconnaissante envers les bienfaits divins. Et c’est cela qu’il convient d’actualiser pour notre contexte. Dès lors, faire de Mohammed un proto-végétarien décroissant comme semble le proposer la Déclaration islamique, ne me semble pas très utile, au-delà d’un « feel-good factor » pour les « muppies » (Muslim Urban Professionals), mipsters (Muslim Hipsters) ou autres groupes de bobos musulmans émergeants (dont je fais partie) qui tentent d’allier développement spirituel, vie moderne et consommation halal écoresponsable. Et ce, sans trop se questionner sur le rôle que jouent la plupart des discours islamiques mainstream contemporains (ici comme ailleurs) dans la préservation des privilèges de classe et des structures d’oppression capitalistes participant activement à la génération de tous les maux climatiques (exploitation pétrolière, nucléaire, vente de terres arables, bourgeoise compradore, suppression des syndicats ouvriers et interdiction des organisations représentatives des travailleurs, financiarisation de l’économie mondiale, y compris au travers d’une ingénierie « islamique », etc.).

Toute bienvenue et louable qu’elle soit pour ses intentions et ses objectifs, la Déclaration islamique ne restera qu’un sympathique appel du pied à faire mieux en se fondant – une fois encore – sur le changement individuel, tant qu’elle se refusera à aborder, a minima, les causes de ce dysfonctionnement majeur de notre humanité, en particulier la responsabilité écrasantes des classes dirigeantes globalisées (politiques et économiques), qui prétendent pourtant agir au nom de notre intérêt et de nos besoins.

Si ce genre de discours est nécessaire, il ne pourra être véritablement efficace tant qu’il ne soulignera pas les interactions profondes entre les différentes formes d’exploitation au niveau global ainsi que les rôles des discours religieux dans le maintien de l’ordre établi, la continuation de l’exploitation de nos ressources et la privatisation des ressources naturelles essentielles. Car, en matière d’intérêts privés, personnels ou organisationnels, comme l’a montré Spinoza en parlant de la recherche sans fin de la permanence dans l’être, le rappel du divin ne résiste pas deux secondes à la pression du « Si je ne le fais pas, un autre le fera et en tirera les bénéfices ». Ce qui nous entraîne dans une course jusqu’au fond – qui ne s’arrêtera que lorsque l’on aura touché le fond, précisément, et brûlé la dernière particule de la dernière goutte de combustible fossile contenu sur cette planète. C’est malheureusement une des quelques leçons fondamentales de notre Histoire – quelles que soient nos convictions.

Michael Privot, islamologue, accessoirement musulman






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