Les cahiers de l'Islam
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Mardi 7 Octobre 2014

Rencontre avec Luc Chantre : Le hajj à l'époque coloniale



Nous vous proposons ci-dessous une Rencontre avec Luc Chantre autour de la thématique du Hajj à l'époque coloniale (avec une introduction sur la place accordée à ce culte dans le milieu de la recherche académique en France).

Luc Chantre
Luc Chantre

Luc Chantre est chercheur associé au CRIHAM (Universités de Poitiers et de Limoges). En poste à l'Université de Limoges, il a soutenu sa thèse en 2012 : Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale 1866-1940. France-Grande Bretagne-Italie.


Les Cahiers de l'Islam : Votre thèse de doctorat (2012) fait partie  des rares travaux de recherche historique sur le hajj (en France. Voir Sudoc pour les thèses consacrés à ce sujet) : faut-il en déduire que l’étude du hajj n’intéressait pas les historiens –malgré sa dimension anthropologique?


Luc Chantre : C'est effectivement la réflexion que je me suis faite en commençant mes travaux de recherches il y a une dizaine d'années : comment un événement de l'importance du hajj a pu rester un angle mort de la recherche historique française pendant de si longues années, alors même que la France a été et reste toujours concernée par cette question ?
Cela peut sembler paradoxal quand on sait qu'aujourd'hui entre 20 000 et 30 000 pèlerins français se rendent chaque année à La Mecque.

Fort heureusement, je suis loin d'être le seul à travailler sur ce sujet. Slimane Zeghidour a ouvert de nombreuses pistes avec son très bel ouvrage sur la Vie quotidienne à La Mecque publié en 1989, un vrai travail d'écrivain appuyé sur des mises en perspectives historiques stimulantes. La recherche universitaire a ensuite exploré cette thématique du hajj en fonction d'aires géographiques précises (je pense ici par exemple un article de Vincent Joly sur les pèlerinages de l'AOF-AEF ou au travail universitaire  de Laurent Escande sur le pèlerinage algérien) ou d'une manière thématique, à l'instar du récent ouvrage de Sylvia Chiffoleau sur la «question sanitaire d'Orient» qui accorde une place centrale au hajj. Par ailleurs, les dimensions anthropologique et sociologique du pèlerinage contemporain ont fait l'objet de publications de la part de chercheurs reconnus comme Abdallah Hammoudi ou Omar Saghi. L'année dernière enfin, Philippe Pétriat a récemment soutenu une thèse importante sur Djeddah, le port de La Mecque.

Bref les travaux ne manquent pas. L'impression qui domine malheureusement, c'est l'isolement des chercheurs, dans l'espace francophone principalement. J'ai pu le constater récemment lors d'un colloque organisé avec les Universités de Poitiers et de Limoges sur les «politique du pèlerinage » (dont les actes viennent d'être publiés aux Presses Universitaires de Rennes). Quant on la compare aux pays anglo-saxons ou même aux Pays-Bas, la recherche française accuse un retard important sur ce sujet. Sa visibilité reste faible sur le plan international. Je ne prendrai qu'un exemple. Les Presses Universitaires d'Oxford viennent de publier un ouvrage collectif sur l'islam et les empires européens. On y trouve deux contributions sur les pèlerinages britanniques et hollandais. Aucune sur le hajj dans l'empire français, alors que la France est probablement, parmi les nations coloniales, celle qui est allée le plus loin dans l'organisation du pèlerinage à La Mecque.

J'espère au moins sur ce point que la très belle exposition consacrée au hajj par l'Institut du Monde Arabe - et qui vient de fermer ses portes en août dernier - aura contribué à réveiller les consciences.


Une opération de désinfection d’un car oranais (Septembre 1953) /Source: Archives Diplomatiques de Nantes/mimmoc.revues.org
Une opération de désinfection d’un car oranais (Septembre 1953) /Source: Archives Diplomatiques de Nantes/mimmoc.revues.org
Les Cahiers de l'Islam : Concernant cette période coloniale, on peut lire cette citation de S. Mishra dans votre travail de recherche : « le hajj n’est pas seulement qu’un objet de préoccupation médicale pour les Etats européens, il a aussi façonné les pratiques et les débats médicaux » (p.654) : comment est-il devenu un enjeu médical ? Et comment la problématique de la santé des pèlerins a-t-elle contribué à l’évolution des pratiques médicales ?

Luc Chantre : L'Europe ne commence véritablement à s'intéresser au pèlerinage à La Mecque qu'à compter de la grande épidémie de choléra de 1865 qui a frappé son territoire au retour du pèlerinage. On prend alors conscience que le hajj constitue un foyer majeur de diffusion du choléra asiatique. L'épidémie trouve en effet un terrain d'élection dans cette agglomération de fidèles, épuisés par une semaine de pèlerinage réalisée sous un soleil de plomb, dans conditions d'hygiène souvent sommaires, qui plus est dans une province périphérique de l'Empire ottoman, privée d'équipements sanitaires. On réalise surtout qu'avec le développement des nouveaux moyens de communication (navigation à vapeur, chemin de fer), le choléra constitue une menace permanente pour les échanges commerciaux et la sécurité sanitaire du continent européen.

Sylvia Chiffoleau a montré comment cette question du choléra asiatique avait contribué à l'internationalisation des problèmes sanitaires par le biais notamment des conférences sanitaires. Malgré des dissensions politiques - les empires britannique et ottoman sont souvent montrés du doigt et accusés de laxisme - ces conférences ont permis de construire une réponse collective aux épidémies en faisant rentrer les questions sanitaires dans le champ du droit international public par le biais de conventions mais également la création d'institutions permanentes comme l'Office International d'Hygiène Publique, ancêtre de l'Organisation Mondiale de la Santé. Elles ont donné lieu à des débats animés sur les causes et les modes de diffusion du choléra avant que les travaux de Robert Koch sur de l'isolement du vibrion cholérique ne finissent par faire autorité à la fin du XIXe siècle. Enfin ces conférences ont permis d'harmoniser le régime des quarantaines maritimes, contribué à renforcer la sécurité sanitaires des transports maritimes et enfin généralisé des pratiques comme l'inspection sanitaire et la vaccination des voyageurs. Bien entendu le choléra, n'a pas été la seule épidémie concernée - la peste et la fièvre jaune sont également visées - et les pèlerins de La Mecque les seuls agents à risque - que l'on songe aux migrants européens vers le Nouveau Monde. Disons simplement que ces conférences on accordé au hajj une visibilité qu'il n'avait pas jusqu'ici, au risque de renforcer la brutalité du traitement sanitaire imposé aux pèlerins musulmans

Quant aux travaux de Saurabh Mishra que vous mentionnez (The Haj from the Indian Subcontinent 1860-1920, Oxford University Press, 2011), ils ont eu le grand mérite de souligner la centralité politique du hajj dans l'Inde britannique, là où l'on pouvait être tenté d'opposer au réglementarisme français ou hollandais, un certain laissez-faire britannique en matière de pèlerinage. Mishra y insiste notamment sur le rôle de médiation joué par les élites indiennes dans la connaissance du hajj. Dans la foulée des travaux de Michel Foucault sur la naissance de la clinique, il a ainsi démontré le caractère intrusif et autoritaire de ce qu'il appelle la «médicalisation» du hajj appliquée au cas indien. Alors que les Britanniques avaient d'abord fait le choix de l'absence de pratiques contraignantes pour des motifs d'ordre public, les pressions exercées par les puissances européennes lors des différentes épidémies de choléra de peste apparues en Inde ont ainsi contraint les autorités de Calcutta à adopter un Epidemis Disease Act en 1897 et à mettre en œuvre des politiques de santé publiques contraignantes que l'historien David Arnold n'hésite pas à qualifier d'« agression des corps ».



Les Cahiers de l'Islam : Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur l’intérêt des puissances européennes pour le hajj à l’époque coloniale ? Le hajj était-il, à cette époque, un « enjeu géopolitique » ?


Luc Chantre : On peut considérer que depuis son institution par le Prophète Muhammad en 632 le hajj constitue un enjeu géopolitique car il a toujours conféré un surcroît de légitimité politique à l'Etat-hôte, accueillant les pèlerins venus d'horizon toujours plus éloignés, comme aux puissances qui entendaient prendre en charge, sous leur protection, le déplacement de leurs ressortissants. La sécurité des routes, terrestres ou maritimes, le ravitaillement des Lieux Saints, l'hébergement des pèlerins constituaient des questions de première importance pour asseoir cette légitimité, a fortiori quand les autorités organisatrices comme les sultans ottomans  n'étaient pas en mesure de se réclamer d'une ascendance aussi prestigieuse que celle des chérifs mecquois.
Quand les empires européens ont commencé à s'intéresser de manière permanente au hajj, à partir de la seconde moitié du XIXe, les considérations défensives tendent alors à l'emporter. Il s'agit alors principalement, comme nous venons de l'évoquer, de protéger le continent européen des épidémies mais aussi de faire en sorte que des hajji « fanatisés » - le mot est alors d'usage courant - par leur pèlerinage ne sèment le trouble dans les colonies. La ville de La Mecque étant inaccessible aux non-musulmans, la tentation était alors forte d'y voir un foyer permanent de complot dirigé conter les empires. Ainsi la première réponse apportée par certains empires - les Pays Bas dans l'archipel indonésien, la France en Algérie - fut-elle d'encadrer les déplacements des pèlerins et de renforcer leur appareil de surveillance.

Ce n'est donc que progressivement, sous l'influence des consuls de Djeddah mais aussi des notables musulmans des empires, que les Etats européens mesurent tout l'intérêt qu'ils pourraient retirer en termes d'images d'une bonne organisation du pèlerinage. Et c'est paradoxalement pendant la Grande Guerre que les considérations diplomatiques l'emportent quand Français, Anglais et Italiens décident d'organiser des convois officiels de pèlerinage,  comme l'avaient fait les grands empires musulmans avant eux, afin de soutenir la révolte arabe du chérif Hussein contre l'empire ottoman allié des empires centraux. Après la signature des accords Sykes-Picot, les Français se plaisent un moment à faire du hajj un instrument de diffusion de leur influence en Orient, avant que les Britanniques ne viennent les rappeler aux réalités de ce monde!

De même, après la guerre d'Ethiopie, on voit l'Italie fasciste mettre un soin particulier à organiser le voyage à La Mecque de ses sujets musulmans de Libye et d'Afrique orientale afin de se poser comme une puissance de recours dans l'Orient arabe, alors que Français et Britanniques sont confrontés au même moment à une impasse politique en Palestine et en Syrie. Les années 1930 sont fascinantes sur ce point: on observe une forme d'émulation entre puissances coloniales. C'est en quelque sorte à qui organisera le pèlerinage le plus irréprochable et remportera la sympathie du monde musulman. Les Etats européens travaillent alors en bonne intelligence avec le nouveau royaume d'Arabie Saoudite et, partant, servent la cause de le nouvelle monarchie en recherche de sécurité économique avant l'ère du pétrole mais également de normalisation politique et diplomatique.

Avec la seconde guerre mondiale et surtout le mouvement de décolonisation, les empires perdent ce sentiment de maîtrise. Et c'est finalement la guerre de Suez en 1956 et la rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Angleterre d'une part, et l'Arabie Saoudite d'autre part, qui sonne le glas de cette diplomatie par le hajj.

On le voit, il est difficile de s'intéresser à l'histoire politique du hajj  à l'époque contemporaine à l'échelle d'un seul Etat ou d'une seul empire, tant sont fortes les interactions, les stratégies d'imitation ou de compétition entre acteurs.

Arrivée des pèlerins dans le port de Djeddah/Cl. Clemow, Royal Geographical Society (1906)/http://books.openedition.org/ifpo
Arrivée des pèlerins dans le port de Djeddah/Cl. Clemow, Royal Geographical Society (1906)/http://books.openedition.org/ifpo




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