Les cahiers de l'Islam
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Jeudi 29 Mai 2025

Ibn Taymiyya, Lettre à un roi croisé (al-Risāla al-Qubruṣiyya)



J. Michot propose une synthèse d’une rigueur et d’une exhaustivité exemplaires conduisant à des conclusions précises qui permettent à leur tour de jeter sur la pensée avicennienne un éclairage nouveau et fécond. Convaincu de l’unité réelle de cette philosophie — tout en admettant une évolution doctrinale, p. 24 s. — J.M. rejette la distinction entre traités « ésotériques » d’une part, et le Šifāʾ ou la Naǧāt de l’autre, et donne la démonstration qu’une doctrine avicennienne cohérente sur l’eschatologie peut être mise en relief, malgré les silences et les hésitations d’un traité à un autre.

Denis Gril
 
À l'occasion de la disparition du professeur Jean Yahya Michot, nous proposons ici la recension de l'une de ses traductions annotées du penseur damascène Ibn Taymiyya (m.) publié aux éditions Academia-Erasme/Tawhid en 1995. 

Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin critique des Annales islamologiques  sous licence Creative Commons (BY-NC-SA ).

Broché: 277 pages
Editeur :
Academia-Erasme / Tawhid (30 octobre 2016)
Collection : Studies in Comparative Religion
Langue : Français
ISBN-13:
978-1611176766

    Par Gril Denis
 
    Depuis quelques années, J. Michot s’est spécialisé dans la traduction de l’œuvre d’Ibn Taymiyya. La Risala Qubruṣiyya, traduite sous le titre plus évocateur de « Lettre à un roi croisé », a été l’objet de toute sa sollicitude. En effet le texte arabe, reproduit à la fin du livre d’après l’édition du Maǧmūʿ al-fatāwā, ne comporte qu’une trentaine de pages. L’introduction constitue la partie la plus importante (115 p.) et la traduction fait l’objet d’une abondante annotation. Elle est suivie d’un lexique regroupant la plupart des mots du texte et leur traduction, d’une bibliographie bien documentée et de plusieurs index (versets coraniques, traditions prophétiques, citations bibliques, œuvres d’Ibn Taymiyya, noms des personnages, toponymes, termes techniques et mots-clés).

     L’introduction et l’annotation embrassent l’ensemble du contexte historique et théologique en Orient et en Occident au moment de la composition de la Risāla au tout début du viiie xive siècle. Celle-ci fut adressée en 703/1304 au «roi» de Chypre, en réalité Sire Johan de Giblet, l’un des principaux chefs croisés de l’île, pour lui demander la libération de captifs musulmans, apparemment enlevés par surprise sur la côte syrienne. La Syrie venait de subir successivement trois invasions mongoles entre 699-703/1300-1303. Arméniens et Croisés avaient soutenu l’envahisseur et en avaient profité pour s’emparer de nombreux prisonniers musulmans et les revendre comme esclaves, à Chypre en particulier. L’île n’est donc pas isolée des forces en présence au Proche-Orient : d’un côté, l’Īlān Ġāzān (qui, bien que fraîchement converti à l’islam, suit les traces de ses ancêtres), Hethum II, roi de Petite-Arménie, et la diplomatie de Rome qui ne désespère pas de gagner les Mongols à sa cause; de l’autre, le sultanat mamelouk qui finit par repousser l’invasion mongole, avec à sa tête le jeune al-Nāsir Muammad b. Qalāwūn.

   Cette conjoncture particulière, ainsi que le ton polémique de l’épître d’Ibn Taymiyya, appelaient des explications circonstanciées de la part du traducteur. Sa grande érudition et son souci de ne négliger aucune implication possible, proche ou lointaine, l’ont poussé à proposer en guise de préambule un vaste panorama synoptique de l’état politique et intellectuel du monde à l’époque, en Orient comme en Occident. L’exposé des motifs qui ont pu pousser Ġāzān à entreprendre la conquête de la Syrie s’attache à expliquer pourquoi certains lettrés musulmans pouvaient se laisser séduire par l’idéal politique mongol. Le contexte de la Risāla appelait-il un exposé aussi précis des invasions mongoles en Syrie? C’est toutefois l’occasion de signaler les multiples interventions d’Ibn Taymiyya dans la défense de Damas, en rencontrant l’ïlhân, puis en organisant la résistance et en prêchant le ǧihād. J. Michot évoque rapidement les tribulations politiques d’Ibn Taymiyya, plusieurs fois incarcéré par le pouvoir mamelouk. Il souligne aussi que la défense de la sari'a reste sa préoccupation principale tant dans ses écrits que dans son action et sa défense de la justice. Sa démarche en faveur des prisonniers musulmans de Chypre ne fut pas la seule. Il était déjà intervenu en 699/1300 auprès du chef mongol Mūlāy pour faire libérer des prisonniers musulmans et chrétiens, car il s’agissait de immī. Dans toute cette partie, J. Michot s’efforce de rester le plus objectif possible et de faire la part des incertitudes et des faits historiquement attestés, à propos des rencontres avec Ġāzān en particulier, en gardant un certain équilibre entre la critique orientaliste plutôt dubitative et les données hagiographiques. Il reconnaît néanmoins, en conclusion d’une longue note de trois pages, p. 78 : « En nous arrêtant de manière aussi détaillée à ce sujet, c’est moins une volonté de précision événementielle qui nous anime qu’un souci de réhabilitation de la personne d’Ibn Taymiyya. »

 Un développement moins important est consacré à l’aspect polémique de la Risāla, replacé ici encore dans le contexte général des controverses islamo-chrétiennes de l’époque. En effet, l’auteur, avant d’en venir à l’objet de sa missive, expose à son destinataire les principes de la vraie religion et ceux du christianisme en particulier. Il y a lieu de penser que l’épître parvint bien à destination, puisqu’lbn Taymiyya reçut plusieurs années plus tard de chrétiens chypriotes une apologie du christianisme qui l’incita à écrire son Ǧawāb al-saī li-man baddala dīn al-Masi.

    La traduction pèche souvent par sa principale qualité : la volonté de rester proche du texte. Il s’ensuit assez souvent une certaine lourdeur; ainsi p. 125, à propos de Dieu : « Il a situé l’objectif pour lequel elles (les créatures) ont été créées en ce qu’il leur a ordonné, à savoir L’adorer. Le fondement de ceci consistant à Le connaître et à L’aimer » ou encore p. 128 : [à propos des innovations] «en vertu de vraisemblances que le Démon avait ornées de qualités eu égard à des critères d’analogie corrompus et à la philosophie, cette dérive ». Outre le style, on remarquera d’une part une tendance à la traduction « étymologisante » : šubuhāt peut-il, en raison d’un sens voisin de la racine, être traduit par « vraisemblances », alors qu’il signifie plutôt ici «interprétations douteuses»? La traduction systématique de naārā par « Nazaréens » relève un peu du même parti pris. D’autre part, traduire al-falsafa al-āʾida par « la philosophie, cette dérive » reflète un certain désir, par le choix du vocabulaire, de montrer l’actualité d’Ibn Taymiyya, comme la traduction de ruʾasāʾ par «leaders » (p. 120). L’emploi dans l’introduction de termes comme « démarche humanitaire » ou « dialogue islamo chrétien » relève sans doute de la même intention. Il nous semble que, dans la perspective d’une réédition, la traduction devrait être allégée, en évitant également des termes comme le «Jour de l’anastasie » pour yawm al-qiyāma.

 Ces quelques remarques critiques n’enlèvent rien à l’intérêt et à la qualité de ce travail si richement documenté. De plus, J. Michot rend toujours scrupuleusement justice aux travaux de ses prédécesseurs et l’on apprend beaucoup en le lisant. La conviction profonde qui anime tout ce travail suffit en soi à montrer la vitalité de la pensée d’Ibn Taymiyya à notre époque.
 
 Denis Gril
(Université de Provence)

 
    xxxx.

Références

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[*] « Djihad de la pensée », selon les mots de l’auteur (p.516).
[1] « Djihad de la pensée », selon les mots de l’auteur (p.516).. [2] Textes et contextes du Wahhabisme: précis d'Histoire de la da'wa najdite et des premiers Saouds, Nawa édition, 2015 ; Théologie du complotisme musulman. Les origines sectaires d'une pensée contemporaine, Nawa édition, 2014 ; Les origines chrétiennes d'une laïcité musulmane; l'irja ou le chaînon manquant, Nawa édition, 2013 ; De l'idéologie islamique française: éloge d'une insoumission à la modernité, Nawa édition, 2011 (rééd. 2013 et 2015); et Histoire et Islam: comprendre la naissance d'une science, Nawa édition, 2013, ainsi que des commentaires de textes de théologie ou de canonisme (fîqh) republiés en langue française.
[3] http://www.nawa-editions.com
[4] http://www.nawa-editions.com/categorie-produit/aissam-ait-yahya-2/
[5] http://www.nawa-editions.com/categorie-produit/aissam-ait-yahya-2/
[6] Cette thèse apparaît plus explicitement en conclusion de la seconde partie, page 204.
[7] Le passage est repris sur le profil facebook des éditions Nawa dans un post en date du 25 novembre 2016 pour faire la promotion de la 3e édition du présent ouvrage.

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