Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 1 Octobre 2021

Pierre-Louis Reymond, Le savant, le langage et le pouvoir. Le Livre du plaisir partagé en amitié d'Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī.



Alors que la thématique du langage et de la communication en politique est devenue un lieu commun dans les sciences politiques et la sociologie, Pierre-Louis Reymond propose d’examiner la pensée de l’intellectuel médiéval Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī sur ce sujet.

Jean-David Richaud
 
Professeur des lycées professionnels en lettres et en histoire. Doctorant en histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
 

 Pierre-Louis Reymond, Le savant, le langage et le pouvoir. Le Livre du plaisir partagé en amitié d'Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī.
Broché: 270 pages
Editeur :
Ecole Normale Supérieure (6 novembre 2018))
collection : « Gouvernement en question(s) » Langue : Français
ISBN-13:
979-1036200694
 

    Par Jean-David Richaud
 
    Alors que la thématique du langage et de la communication en politique est devenue un lieu commun dans les sciences politiques et la sociologie, Pierre-Louis Reymond propose d’examiner la pensée de l’intellectuel médiéval Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī sur ce sujet.

   Al-Tawḥīdī est un célèbre écrivain bagdadien du Xe siècle. Sans doute né en Iran en 923 ou 933, il s’installe à Bagdad au milieu du Xe siècle et y mène une vie de secrétaire et de littérateur. C’est alors qu’il fréquente les cercles du pouvoir bouyide, où il connaît une ascension suivie d’une certaine déchéance puisqu’il semble avoir fini sa vie relativement isolé et très aigri contre les nouveaux maîtres du Moyen Orient. Cette fin de vie n’empêche pas Tawḥīdī (mort en 1023) d’être considéré comme l’un des plus grands prosateurs de la période médiévale. Des nombreux textes qui nous sont parvenus, deux intéressent particulièrement Pierre-Louis Reymond : le Livre du plaisir partagé en amitié (Kitāb al-imtāʿ wa-l-mu’ānasa) et la Satire des deux vizirs (Kitāb maṯālib al-wazirayn). Les deux ouvrages témoignent d’une période de la vie de Tawḥīdī et de son rapport au pouvoir. Si le premier montre un Tawḥīdī intégré aux cercles savants et à la cour du vizir bouyide Ibn Saʿdān, le second, composé après la disgrâce de l’auteur, est au contraire une très longue critique des vizirs bouyides. Cette critique attaque l’intelligence des deux vizirs, leurs mœurs, leurs manières de s’exprimer, etc. Le Livre du plaisir partagé en amitié est une compilation de 37 séances de discussion nocturnes entre le vizir Ibn Saʿdān et Tawḥīdī. Le vizir occupe ces nuits soit à discuter avec Tawḥīdī d’un débat qui a eu lieu dans un autre cercle intellectuel bagdadien, soit à participer lui-même à un débat.

   L’ouvrage de Pierre-Louis Reymond est composé de six chapitres que l’on peut répartir en trois parties. Les deux premiers chapitres présentent le contexte socio-historique dans lequel al-Tawḥīdī a vécu et composé son œuvre. Les trois chapitres suivants offrent une étude plus approfondie de trois nuits : la 7e, la 8e et la 25e. Le dernier chapitre propose enfin une étude de la pensée de Tawḥīdī dans son rapport au langage.

  Tawḥīdī appartient à une classe sociale tout à fait précise : celle des secrétaires (kātib). Ces lettrés sont employés par l’État pour rédiger les missives et assurer les fonctions administratives. Cette classe sociale s’est imposée dans les coulisses du pouvoir au IXe siècle et a vu ses règles de fonctionnement fixées à cette époque. Au siècle de Tawḥīdī, c’est donc plutôt l’évolution de ses fonctions vers une plus grande spécialisation qui est mise en question dans le monde arabo-musulman. Par leur rôle de « fonctionnaire », les secrétaires sont au contact permanent du pouvoir et sont des professionnels de la langue du pouvoir. Tawḥīdī ne fut cependant pas introduit dans les cercles du pouvoir par sa fonction de kātib, mais plutôt en sa qualité d’intellectuel. En effet, le Livre du plaisir partagé est le reflet de l’institution des cercles savants dont les puissants souverains et vizirs aimaient s’entourer pour se faire valoir. Ces cercles de savants rassemblaient de brillants esprits liés au pouvoir pour des raisons pécuniaires. Les dirigeants financent des intellectuels qui doivent plaire aux puissants tout en leur apportant leurs savoirs et en renforçant leur légitimité. C’est d’ailleurs ce lien de sujétion que Tawḥīdī semble avoir refusé, ce qui entraîne sa disgrâce et sa bile à l’encontre du pouvoir bouyide.

   Pierre-Louis Reymond choisit de se concentrer sur trois thématiques dans l’œuvre de Tawḥīdī : la question du statut du secrétaire, développée dans la septième nuit (chapitre 3) ; le rapport entre la culture arabe et les savoirs étrangers, notamment grecs, qui est interrogé au cours de la 25e nuit (chapitre 4) ; le statut du langage tel qu’il est abordé pendant la huitième nuit (chapitre 5). Tawḥīdī, en présentant sa vision du bon secrétaire, définit un homme qui refuse un savoir particulier et cherche à s’approprier un savoir éclectique. Il s’oppose ainsi à la vision d’un secrétaire au savoir spécialisé (son interlocuteur durant la nuit est un comptable). C’est bien la définition d’un adīb, autrement dit un lettré, que l’on retrouve dans le portrait du bon secrétaire. Cet adīb, tout en s’appuyant avant tout sur une culture arabo-musulmane traditionnelle, est capable d’enrichir son savoir par les sciences étrangères comme la logique grecque. Cet éclectisme du lettré n’est pas pour autant celui d’un fat ; l’adīb se sert élégamment d’un langage adapté à son auditoire et il est capable d’être simple. Tawḥīdī reproche d’ailleurs abondamment aux vizirs bouyides de la Satire des deux vizirs d’utiliser un vocabulaire rare et inutilement compliqué. Cet usage d’un lexique trop soutenu est pour le prosateur la marque d’hommes médiocres mais imbus d’eux-mêmes. Cette réflexion sur le langage permet ainsi à Tawḥīdī – qui n’a composé que des textes en prose – de défendre cette forme d’écrit dans une société qui survalorise la poésie et la langue rimée.

   La réflexion de Tawḥīdī sur le langage se double de la réflexion de Pierre-Louis Reymond sur les « voix » dans le Livre des plaisirs partagés – c’est-à-dire sur les personnes qui s’expriment à travers les différents personnages de l’ouvrage. L’auteur, à la suite de nombreux commentateurs, cherche à retrouver la voix de Tawḥīdī dans un ouvrage polyphonique ; en effet, le livre rapporte une série de débats, dont un certain nombre où Tawḥīdī est seulement spectateur. On retrouve donc une multitude de protagonistes, qui s’expriment, débattent et affirment une multitude de positions. Pour retrouver la pensée propre à Tawḥīdī, Pierre-Louis Reymond part de l’idée que le Livre des plaisirs partagés n’est pas la simple retranscription par Tawḥīdī de débats auxquels il a assisté. L’auteur, en s’appuyant sur les réflexions de Bakhtine relatives à l’œuvre de Dostoïevski, soutient ainsi que le Livre des plaisirs partagés appartient à la catégorie des ouvrages polyphoniques dans lesquels il serait vain de chercher derrière les différents personnages une voix unique qui serait celle de l’auteur. Cette polyphonie et cette variété des sujets s’exprimant dans l’ouvrage de Tawḥīdī ne doivent néanmoins pas faire croire que le prosateur est absent de l’ouvrage. Il est au contraire présent dans la composition des nuits, l’écriture des échanges et dans sa propre mise en scène.

   Il nous faut souligner la difficulté de rendre accessible une pensée complexe, qui s’est exprimée dans une œuvre protéiforme à une époque où le monde arabo-musulman connaissait de profonds bouleversements politiques et intellectuels. La tâche est rendue encore plus ardue par la forme du Livre du plaisir partagé qui se présente comme une série de dialogues, tantôt rapportés, tantôts directement retranscrits et où il est ardu de situer précisément la voix de Tawḥīdī. L’ouvrage de Pierre-Louis Reymond peine néanmoins à proposer de manière claire et synthétique la pensée de Tawḥīdī sur la question du rapport entre la parole et le pouvoir – objectif posé par l’auteur dans l’introduction. Ce caractère laborieux est essentiellement dû au fait que l’ouvrage se répète beaucoup et élargit sans doute trop souvent son propos à des analyses qui n’ont pas de liens évidents avec sa problématique centrale. Le choix de ne pas assommer le lecteur d’un préambule historico-politique présentant le Xe siècle est tout à fait compréhensible ; cela a cependant pour effet d’obliger l’auteur à régulièrement mentionner le fait que les Bouyides bouleversent l’équilibre politique de la région ou que les IXe et Xe siècles voient apparaître la question de l’intégration des savoir non-arabes (essentiellement grecs). Répétées dans les deux premiers chapitres, ces idées sont reprises dans les études des différentes nuits. Cette insistance sur le contexte historico-politique contraste avec le fait que l’auteur ne prend pas le temps de présenter le Livre du plaisir partagé de manière systématique. Un autre élément qui contribue au caractère un peu hétérogène de l’ouvrage est la volonté, tout à fait louable en soit, d’enrichir la pensée de Tawḥīdī par les théories de ses prédécesseurs ou contemporains et par les savants modernes. La conséquence en est néanmoins une accumulation de références et de citations – pas toujours nécessaires à l’intelligibilité du propos – qui peuvent égarer quelque peu le lecteur.

   On peut par ailleurs regretter quelques choix formels qui ne gêneront certainement pas un connaisseur du monde arabo-musulman, mais qui déstabiliseront peut-être un lecteur non averti : le système de translitération retenu n’est présenté à aucun moment et la volonté affirmée à la page 9 d’utiliser une double datation (calendrier hégirien/calendrier grégorien) entraîne des confusions ou des erreurs car l’auteur ne s’y tient pas de manière systématique et a parfois confondu les deux calendriers. Il est d’ailleurs étonnant de vouloir présenter le système de la double datation, mais pas le système de translitération.

   En conclusion, Pierre-Louis Reymond relève un défi en s’attaquant à la pensée d’un pilier de la littérature arabe classique ; la tâche est d’autant plus ardue que cette pensée est particulièrement complexe. Beaucoup d’éléments sont particulièrement intéressants, comme la volonté d’alterner remarques globales et lectures plus précises de certains chapitres ou encore l’enrichissement du Livre du plaisir partagé par la Satire des deux vizirs. C’est par ailleurs une très appréciable invitation à se plonger (ou replonger) dans un auteur qui sut interroger le rôle du savant par rapport à un pouvoir qui in fine le méprisa. L’organisation de l’ouvrage ne permet cependant pas au lecteur de pleinement profiter de la richesse des questions posées par l’auteur.

 Pierre-Louis Reymond, Le savant, le langage et le pouvoir. Le Livre du plaisir partagé en amitié d'Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī.





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