Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 28 Avril 2013

Nasr H. Abou Zayd (m. 2010) : l'interprétation littéraire du Coran; le renouveau de la pensée et le patrimoine islamique


Nous vous proposons cette semaine une interview publiée en 2009 de Nasr Hamid Abu Zayd, professeur d'études islamiques décédé en 2010.



Nasr Hamid Abou Zayd, mort en 2010
Nasr Hamid Abou Zayd, mort en 2010

Repère :  mort en juillet 2010, la pensée de Nasr Hamid Aby Zayd reste au centre de nombreuses rencontres et aussi de nombreuses polémiques à travers le monde islamique et dans les milieux académiques en Occident. Pour découvrir ou redécouvrir les thèmes majeurs qui animent cette pensée, nous publions ci-dessous une interview que Nasr H. A. Zayd accorda au journal El-Watan, en 2009. Une interview dans laquelle il revient sur la problématique de l'interprétation littéraire du Coran, la notion d'une approche "historique" du phénomène coranique, la question du renouveau de la pensée islamique, etc.

Pour Nasr Hamed Abou Zeïd, le Coran ne peut être interprété qu’à la lumière des événements qui ont marqué l’expansion de l’islam du vivant du Prophète. L’islam en tant que doctrine religieuse, affirme-t-il, porte l’empreinte de l’époque à laquelle il a été élaboré par les fouqaha, les docteurs de la foi.
La défense de cette thèse dans ses écrits a valu à Nasr Hamed Abou Zeïd, dès 1993, l’hostilité des intégristes religieux de l’institution académique cairote. Cette hostilité prendra la forme d’un refus de le titulariser dans le grade de professeur. Elle se prolongera, au-dehors de l’université, par une plainte réclamant sa séparation d’avec son épouse, sous prétexte qu’il avait déclaré son apostasie et qu’une musulmane, aux termes de la loi égyptienne, ne peut être mariée à un non-musulman. Cette plainte aboutira à la dissolution, par arrêt judiciaire, de son mariage avec Ibtihal Younes.
En 1995, devant cette hostilité grandissante, Nasr Hamed Abou Zeïd a dû quitter l’Egypte. Il a occupé le poste de professeur d'études islamiques à l'université de Leyde (Pays-Bas) qu’il a quittée récemment pour l’université d’Utrecht. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, en arabe et en anglais. Son livre « Critique du discours religieux » est paru en français aux éditions Sindbad/Actes Sud en 1999.


« La religion a toujours eu une forte dimension spirituelle et éthique. Elle s’est muée en une somme de rituels et, surtout, en une haine féroce de l’autre. L’autre, d’ailleurs, n’est plus seulement le « chrétien », etc. C’est aussi maintenant le musulman non pratiquant ! »

« L’Europe laïque a contribué à la création de deux Etats religieux, l’un musulman, le Pakistan, et l’autre juif, Israël. Mais l’occupation est un fait politique. L’Etat hébreu ne combat pas les Palestiniens avec la Torah mais avec son armée et sa technologie »


Vous défendez une interprétation non littéraliste du Coran et appelez à n’en retenir que ce qui constitue des valeurs fondamentales. Si on appliquait votre proposition que resterait-il comme spécificité à l’islam par rapport à d’autres religions ou systèmes éthiques?

Il y a des penseurs qui distinguent dans le Coran entre des aspects primordiaux et d’autres accessoires, marginaux. Ce n’est pas mon cas. Ce à quoi j’appelle, c’est à interpréter ce texte, et d’autres textes religieux fondateurs, en tenant compte du contexte historique. Cette démarche est sous-tendue par une conception précise de ce que c’est que la Révélation. La Révélation est principalement une communication, le plus souvent non verbale. C’est ce sens général qu’elle a dans le Coran. L’élément humain est donc nécessaire à son accomplissement. Dans l’histoire de la théologie islamique, toute l’importance a été accordée au divin, au détriment de la dimension humaine de cette communication.
Il ne s’agit donc pas de distinguer une interprétation littéraliste d’une autre qui le serait moins, mais d’insérer tout le phénomène coranique dans son contexte historique. C’est cela qui nous permet de saisir la nature de la communication entre Dieu et les humains auxquels il s'adresse. Car, rappelons-le, le Coran ne s’adresse pas au seul Prophète mais aussi aux associationnistes koraïchites, aux musulmans, aux chrétiens, aux juifs, etc.
Cette multiplicité de récepteurs, et d’autres éléments encore, font du texte coranique un texte riche, pluridimensionnel et si complexe qu’aussi bien la méthode d’interprétation littéraliste que celle non littéraliste nous paraissent d’un grand simplisme, d’une grande naïveté.
Insérer le discours de ce texte dans son contexte historique ne signifie pas en retrancher telle ou telle partie. C’est là la propagande des adversaires de cette méthode.
Il faut éviter de confondre l’islam avec le Coran. L’islam n’est pas le Coran. Il est l’intitulé d’une époque historique qui a suivi la Révélation. Naturellement, comme la connaissance de l’époque préislamique est importante pour la compréhension du Coran, il est important de savoir comment les générations anciennes l'interprétaient. Mais porter sur ce texte un regard historique est plus important.
L’islam des Arabes qui ont quitté la Péninsule arabique était ce qu’on pourrait considérer comme un embryon de religion : la foi en l’unicité divine, des principes moraux primordiaux, etc. L’islam n’a pris la forme qu’il a fini par prendre que grâce à l’interaction entre cet embryon et les civilisations des pays où il s’est répandu.

Vous affirmez que depuis le philosophe arabo-andalou Ibn Rushd (Averroès, 1126-1198), la pensée islamique s’est rigidifiée. Cela signifierait-il que les mouvements de réforme religieuse apparus dans le monde islamique dès la fin du 19e siècle (comme celui mené par Mohamed Abduh, en Egypte, par exemple) n’ont pas revivifié cette pensée?

Il s’agissait bien de mouvements de revivification. La revivification a été un mouvement global, qui a concerné d’autres domaines, comme la littérature, par exemple. Aussi bien Mohamed Abduh que Djamal El Dine Al Afghani étaient préoccupés par des questions plus générales que les strictes questions religieuses : la libération nationale, la lutte contre le despotisme… De ce point de vue, l’époque que vous évoquez peut être appelée « l’ère de la renaissance ».

Par « rigidification de la pensée religieuse », je veux dire que cette pensée a perdu sa vitalité. Cette vitalité s’exprimait au travers d’une grande pluralité d’écoles théologiques, juridiques, etc. D’ailleurs, d’autres domaines de la pensée et de la spiritualité connaissaient cette même grande vitalité : la philosophie, avec ses multiples écoles (néoplatonicienne, etc.), le soufisme avec ses différents rites, etc. Cette époque, que l’on qualifie de civilisation arabo-musulmane, a commencé à se clore après Ibn Rushd.
Je ne dis pas que ces mouvements réformistes nés à la fin du 19e siècle n’ont rien apporté; l’apport de Mohamed Abduh, par exemple, est capital. La question se pose néanmoins : pourquoi leur pensée ne s'est pas traduite dans les faits ? La réponse se trouve dans la nature des régimes politiques, la relation des intelligentsias à ces régimes, dans la période coloniale et ses héritages, etc., bref, dans la situation globale prévalant dans les pays islamiques à cette époque-là. A cause de cette situation la pensée réformiste que vous évoquez n’a pu trouver un terrain fertile et produire un changement social.


Quel était le point faible de cette pensée réformiste?

L’Europe, qui était indéniablement un continent développé, et dont le progrès avait été le produit d’un mouvement de réforme religieuse, d’un mouvement philosophique comme les Lumières, d’une révolution scientifique, etc. ; cette Europe donc occupait notre terre et nous privait de notre liberté. C’est là une contradiction fondamentale que cette pensée réformiste n’a pu résoudre. Elle n’a pas pu la résoudre parce qu’elle percevait l’Europe comme une entité statique et non comme le produit de l’histoire. La philosophie des Lumières, par exemple, a aussi contribué à l’élan colonial, la Raison étant pour beaucoup de philosophes de ce courant, la « raison de l’homme blanc » ayant pour mission de diriger les peuples arriérés !
La pensée réformiste que vous évoquez subissait une autre contrainte. Il lui fallait trouver à la modernité une justification dans le patrimoine. De là est née la dualité dont les deux pôles étaient la modernité, d’un côté, et le patrimoine, de l’autre. Des penseurs progressistes pour ainsi dire, comme Mohamed Abduh et Djamal El dine Al Afghani, proposaient de moderniser le patrimoine. Le patrimoine, on le voit, restait la Référence et il s’agissait seulement de le moderniser.

 Islamiser la modernité plutôt que moderniser le patrimoine islamique : c’est là la proposition de la génération suivante de penseurs. Elle s’est élaborée dans des conditions différentes, dont, notamment, la disparition du califat ottoman, qui est un fait historique de la plus grande importance. Nous pouvons citer parmi les penseurs de cette deuxième génération aussi bien les premiers Frères musulmans que leur prédécesseur, l’Egyptien Rachid Réda (1865-1935). Avec eux, la question de la dualité modernité-patrimoine s’est transformée en question identitaire.

Vous, Gamal Al Banna* et d’autres penseurs encore fournissez de grands efforts de réforme de la pensée religieuse. Mais vous restez minoritaires…

L’université d’Oxford faisait partie, à l’origine, de l’institution ecclésiastique. Ceci renseigne sur le fait qu’en Europe, la modernisation a commencé au sein même des institutions traditionnelles. Chez nous, elle a été entreprise par la construction d’institutions, comme les universités, ayant une existence parallèle à celle des institutions traditionnelles. La modernité ne s’est pas substituée à la tradition, elle coexiste avec elle.
Le problème est aussi que les médias et le système éducatif sont dans l’état déplorable que vous connaissez. Les médias, contrôlés par leurs financeurs, accomplissent une action plus que négative, destructrice, dirai-je, qu’il s’agisse de leurs programmes de divertissement ou de ceux consacrés aux questions intellectuelles. Il y a des tentatives de modernisation de l’enseignement mais le foisonnement de facultés de communication, de marketing, etc. cache mal le fait que c’est une modernisation de façade.
Le mouvement de réforme que vous évoquez dans votre question est porté par des individus et non par des institutions. Il n’est pas, cela étant dit, sans influence…

Quelle est son influence?

Si elle a quelque crédibilité, aucune idée ne dépérit complètement parce qu’on l’a rejetée momentanément. Elle s’insinue jusque dans l’inconscient des traditionnalistes.
J’ai été condamné à cause de phrases, extraites de leurs contextes, comme, par exemple, « le Coran est un texte historique ». Après l’accès des Frères musulmans au Parlement, on a demandé à leur morched [guide] ce que serait le statut des chrétiens égyptiens dans un Etat islamique. Il a réitéré le discours classique de son organisation sur l’égalité des droits et des devoirs, etc. Puis il a expliqué que pour ne pas mettre les coptes mal à l’aise en cas de guerre contre un Etat chrétien - notez bien l’adjectif « chrétien » -, ils seront dispensés du service militaire. Et puisqu’ils en seront dispensés, il leur faudra payer à l’Etat une indemnité ! Bien sûr, le morched a évité d’appeler cette indemnité « djizia », [impôt de capitation, payés aux pouvoirs musulmans par les non musulmans des pays conquis].

Cette déclaration a provoqué un grand émoi en Egypte, aussi bien chez les coptes que chez les musulmans. Qu’a déclaré le Cheikh d’Al Azhar ? Qu’« al djizia » était une « pratique historique » ! Il contredisait sa logique habituelle, car, selon cette logique, « al djizia » ne peut être une « pratique historique » dans la mesure où elle est évoquée dans le Coran ! J’aurais pu l’attaquer devant les tribunaux et demander qu’il soit séparé de son épouse ! Son usage du mot « historique » est, pour moi, la preuve que les idées réformistes n’étaient pas restées sans influence sur lui.

Pour vous, la pensée traditionnaliste et l’interprétation littéraliste du Coran restent dominantes dans le monde islamique. Pourquoi ?

Parce que les Etats sont de leurs côtés. Ces Etats affirment que leur religion est l’islam et que la charia est leur principale source de législation. Comment voulez-vous qu’un penseur traditionnaliste ne se sente pas fort de toutes ces affirmations ? La liberté est un grand danger pour les régimes. Si liberté il y a, ils disparaitront. Et la haine de la liberté est constitutive de cette pensée [traditionnaliste], pour laquelle la foi est une question de contrainte et non de libre arbitre…

Mais il y a des mouvements traditionnalistes qui s’opposent à ces mêmes régimes…

C’est une lutte pour le pouvoir, pour le contrôle des esprits et non pour leur libération. On rejette ces régimes parce qu’« ils sont impies », « n’appliquent pas la chariaa », etc. La critique des gouvernants, on le voit, est une critique de leur légitimité religieuse. Elle n’a pas pour point de départ les droits humains mais les droits divins.
Selon un dicton égyptien deux singes ne peuvent jouer sur une même corde. C’est une bonne description de la lutte entre ces deux singes que sont les régimes et les mouvements traditionnalistes. Cette lutte explique la transformation de la religion, dans ses manifestations populaires, en quelque chose de complètement hideux. La religion a toujours eu une forte dimension spirituelle et éthique. Elle s’est muée en une somme de rituels et, surtout, en une haine féroce de l’autre. L’autre, d’ailleurs, n’est plus seulement le « chrétien », etc. C’est aussi maintenant le musulman non pratiquant !

Vous critiquez les Constitutions qui font de l’islam une religion officielle ? L’aboutissement logique de cette critique n’est-il pas l’exigence de séparation entre la religion et l’Etat dans les pays musulmans?

Oui, je le revendique clairement. L’Etat est un ensemble d’institutions qui organisent la vie sociale. Un Etat ayant une religion est un non-sens. C’est aussi une calamité.

L’extrême droite européenne utilise certains versets du Coran pour démontrer ce qu’elle appelle le « caractère intrinsèquement violent de la religion musulmane ». Qu’auriez-vous à répondre à une telle accusation ?

On a le choix entre deux réponses. Ou on rappelle, de façon polémique, que le Coran comporte aussi des versets appelant à la tolérance et à la paix et on ignore que pour certains faqihs (docteurs de la loi], ces versets ont été abrogés par le verset dit « du sabre », le cinquième de la sourate « Al tawba ». Ou on répond qu’il existe une méthode d’interprétation du Coran qui explique aussi bien ceci que cela et on rappelle que c’est le fiqh qui a fait du djihad une institution, à une époque précise de l’histoire, celle des guerres frontalières entre l’empire musulman et l’empire byzantin.
Il faut examiner le Coran dans sa totalité. Il ne faut pas en retenir certaines parties et en ignorer d’autres mais l’interpréter en tant que totalité, à la lumière de l’histoire. Cela étant dit, je rappelle que le terme « djihad » signifie dans le Coran : « fournir le plus d’efforts possible » dans tous les domaines, et pas seulement dans le domaine de la lutte contre les ennemis.

Cette définition belliqueuse du djihad n’est-elle pas en vogue parce que certains Etats musulmans sont occupés par des forces étrangères?

C’est certain. L’Europe laïque a contribué à la création de deux Etats religieux, l’un musulman, le Pakistan, et l’autre juif, Israël. Mais l’occupation est un fait politique. L’Etat hébreu ne combat pas les Palestiniens avec la Torah mais avec son armée et sa technologie.


Interview publiée par El-Watan le 26 décembre 2009 et consultable sur babelmed .
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*Gamal al-Banna, mort le 30 janvier 2013, cf. http://www.lescahiersdelislam.fr/Mort-du-theologien-Gamal-al-Banna-rappel-de-sa-position-sur-le-rapport-raison-Revelation_a210.html




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