Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 26 Avril 2015

La pensée islamique contemporaine d’Alain Roussillon

Par Omar Saghi,



Extrait de ALTERNATIVES INTERNATIONALES n° 26 – juillet-août 2005


Editeur Téraèdre, 2005, 189p.
Alain Roussillon (m. 2007), était agrégé d’arabe et fut directeur de recherches au CNRS.

 
 Ces dernières années ont vu se multiplier les « galeries de portraits » de penseurs musulmans par Abdou Filali-Ansary, Rachid Benzine ou Farish Noor. Le livre d’Alain Roussillon, chercheur au CNRS et actuel directeur du CEDEJ au Caire, n’ambitionne pas uniquement de dresser un inventaire temporaire de ces personnalités, mais de décrire et de positionner la naissance d’un champ intellectuel inédit. Comme le sous-titre de son ouvrage l’indique, il ne s’agit pas seulement de repérer les acteurs mais également les enjeux intellectuels, sociaux et politiques soulevés, et au-delà, de décrire un nouveau lieu de production du savoir « islamologique » mondialisé et problématique. « L’intellectuel musulman » est le concept-fil directeur qui éclaire et sonde cette traversée des disciplines. C’est donc à la confluence de ses travaux précédents sur la pensée islamique moderne et de la sociologie des intellectuels mondialisés que s’inscrit ce travail.
 
 L’auteur démarre son travail à partir d’un événement exemplaire. En avril 2000, s’est tenu à Leyde un colloque intitulé « Muslim Intellectuals and Modern Challenges » à l’instigation de l’ISIM (International Institute for the Study of Islam in the Modern World) D’emblée sont présents les éléments caractéristiques de cette nouvelle scène intellectuelle musulmane : l’Occident comme lieu de débat et de promotion intellectuelle, des institutions à la jointure de l’université et de la société civile, l’anglais comme langue où sont formulées les nouvelles problématiques, la confrontation entre des intellectules venant de l’ensemble du monde.

musulman, ainsi que des universitaires occidentaux. Alain Roussillon présente cette scène émergente en trois moments. D’abord la structuration d’une scène « intellectuelle-politique-religieuse ». Ces épithètes malaisément liées entre elles sont symptomatiques de la difficulté de caractériser ce « nouvel intellectuel musulman ». Ce dernier est l’un des angles d’un quadrilatère dont les trois autres sont les « islamistes », activistes politiques, les « oulémas », clercs formés dans les institutions traditionnelles, et désormais fortement cooptés par les pouvoirs en place, et enfin les « néo-orientalistes », héritiers de la tradition universitaire occidentale, mais ayant remplacé les disciplines phares classiques (philologie, islamologie, histoire) par les sciences humaines et la politologie.

Les « intellectuels musulmans » sont donc d’abord engagés dans l’entreprise de « repenser la division du travail intellectuel » : contester aux « oulémas » leur monopole de l’interprétation du texte sacré ; lutter contre la fossilisation fétichiste du patrimoine et son épuration sauvage entreprise par les « islamistes » ; revendiquer une part de la scientificité et de l’objectivité des « néo-orientalistes ». Se positionnant sur des espaces frontières, ces intellectuels musulmans traversent les disciplines, les langues et les territoires, au risque de brouiller leurs discours ou de les décrédibiliser.

Ces discours se confrontent à trois interrogations centrales : penser l’exception (ou pas) islamique dans le cadre du fait monothéiste global (Arkoun, Filali-Ansari), distinguer et questionner la laïcité et la sécularisation, enfin interroger la spécificité islamique dans le sillage unificateur de la mondialisation. Ce dernier point en particulier les concerne dans leur être propre : « intellectuels globalisés », ils le sont à plus d’un titre. S’exprimant (donc pensant) dans des langues occidentales, travaillant dans des institutions mondialisées, formés dans des disciplines modernes, sciences dures pour la majorité de la première génération d’entre eux (nés dans l’entre-deux guerres), sciences humaines pour les autres, ils sont à leur corps défendant emblématiques de cette occidentalisation-modernisation qu’ils interrogent, défendent ou contestent.

Le second axe de cet ouvrage présente un aperçu de ces travaux en fonction de certaines problématiques. Car, « qu’il s’agisse d’ouvrir la voie à une nouvelle herméneutique des textes religieux et à une nouvelle dimension des savoirs, d’appeler à une refondation de l’ordre politique, de poser les bases d’un nouveau fiqh ou de renouveler les normes éthiques musulmanes », ces penseurs se rencontrent sur certains refus et convergences. S’opposant aux doubles fondamentalismes religieux et sécularistes, ils refusent de proposer une nouvelle orthodoxie contre celle des « oulémas » qu’ils bousculent, de définir une nouvelle orthopraxie (en quoi ils sont concurrencés par les « islamistes » qui répondent mieux au désarroi normatif moderne) ou enfin de s’engager explicitement en politique.

Alain Roussillon ébauche ensuite des lignes de fuite et des tensions à l’intérieur de ce champ émergent : entre des modernistes, promouvant la neutralité des savoirs et la recherche d’une vérité religeuse (Abdelmajid Charfi, par exemple) et des post-modernes contestant la possibilité même d’une vérité fixiste et atemporelle (N. Abou Zayd, A. Soroush); des voies abandonnées, comme la tentation d’islamisation des savoirs (Seyyed Hossein Nasr, Ziauddin Sardar) des années 70 et 80, « happées » par les politiques des États musulmans conservateurs qui y trouvèrent l’occasion de combattre à moindres frais opposants politiques et contestations sociales au nom de l’authenticité ; des projets avortés ou essoufflés comme l’« occidentalisme » de Hassan Hanafi… Enfin, d’autres projets intellectuels participent souvent du voeu pieux, au dire de Rousillon lui-même, comme la promotion d’un humanisme musulman ou la refondation du fait religieux à partir de l’expérience prophétique…

La troisième partie du livre, qui décrit les lieux, les canaux et les modes de réception de cette production riche et diversifiée est celle qui repère les principales apories de cette nébuleuse éparpillée. Car si ces « intelletuels musulmans » combattent souvent la double volonté islamique de promouvoir un État islamique et le renforcement de l’islamisation de la société par le durcissement d’une orthopraxie rigoriste, ils ne peuvent cependant proposer de formule alternative qui puisse séduire et rassembler. Même en Occident, ou dans l’espace audiovisuel déterritorialisé, ils sont concurrencés par les « nouveaux oulémas mondialisés » (Qaradwi) ou les télé-prédicateurs New Age » (Amr Khaled) dont le discours simpliste et rassurant a plus d’impact.

Enfin, deux « cas » problématiques contestent fortement les thèses de l’auteur. Le cas iranien d’abord, qu’Alain Roussillon lui-même considère avec attention, conscient de ses aspects atypiques, risque en effet de démonter son échafaudage sur l’émergence d’un champ intellectuel musulman autonomisé. Car en effet, si le discours des intellectuels musulmans iraniens porte plus, c’est d’abord parce qu’ils sont souvent des produits des institutions traditionnelles chiites (« néo-réformiste clérical » dont parle Khosrokhavar, cité par Roussillon), qu’ils se placent dans un cadre post-révolutionnaire et pas forcément déterritorialisé, bref, qu’ils invalident la plupart des caractéristiques dressées par l’auteur pour définir le type idéal de l’intellectuel musulman.

Ensuite, ce que l’on pourrait appeler le cas ou l’affaire Tariq Ramadan. Ce dernier brise les cadres de l’intellectuel musulman par excès : jouant entre les différents champs contigus, « islamistes » engagés, médias et nouvelles formes de contestation, universités et organisations diasporiques, Tariq Ramadan, sur l’exemple duquel se clôt ce livre, pose à nouveau la question de la légitimité de cette « clôture réformiste » avec laquelle Alain Roussillon commençait son ouvrage. En effet, l’auteur précise bien qu’aucun de ces « intellectuels musulmans » dont il s’agit ici ne sort d’un certain nombre d’a priori unifiant le champ : l’acceptation du fait religieux et de sa centalité, le « besoin » anthropologique de la croyance, la volonté apologétique de refonder l’islam, etc. Auquel cas, Tariq Ramadan, dans sa volonté de renforcer et d’approfondir la foi, de tisser des liens avec les autres croyances, bien qu’il reste atypique comme « intellectuel musulman », montre bien en quoi l’intellectuel musulman est un objet paradoxal, tiraillé entre la lucidité du penseur qui ne s’embarrasse pas de fidélités particularistes et la volonté de défendre et de promouvoir une religion mise à mal par la modernité et refusant de subir le sort de ses pareilles...
Cote mal taillée, « l’intellectuel musulman » est à la fois trop large, au risque d’intégrer entrepreneurs identitaires ou militants, et trop étroit pour satisfaire à l’exigence d’universalité que présuppose la condition d’intellectuel.




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