Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 25 Octobre 2015

Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècles



 
Cet ouvrage a donc un double objectif : d’une part, faire découvrir au lecteur francophone des penseurs et des idées arabes non islamistes et non islamiques, et d’autre part, les inscrire dans le contexte politique arabe contemporain.

Par Abdessamad Belhaj
Publication en partenariat avec le site Lectures.revues.org

 



Broché: 345 pages
Editeur : La Découverte (16 avril 2015)
Langue : Français
ISBN-10: 2707182931

Depuis les années 1980 [1], la plupart des histoires de la pensée politique dans le monde arabe focalise l’attention sur la pensée islamiste ou islamique [2]. Or, malgré leur popularité, les penseurs islamistes ou islamiques ne monopolisent pas le paysage académique et intellectuel arabe. Loin de là ; les penseurs libéraux-laïcs, socialistes-laïcs, modernistes, historicistes, marxistes ou nationalistes sont fort présents sur la scène intellectuelle arabe, aussi bien dans les médias que dans les universités. Georges Corm, économiste et historien libanais chrétien de tendance laïque et nationaliste arabe, soutient que l’Occident est responsable de cet sur-médiatisation de la pensée islamiste et islamique. Les médias, politiciens et orientalistes, pense-t-il, préfèrent discourir sur ou étudier cette pensée parce qu’elle est différente de celle de l’Occident. Corm reproche aussi aux histoires de la pensée politique dans le monde arabe de marginaliser le contexte de sa production et de prendre les idées et les auteurs de front. Son ouvrage a donc un double objectif : d’une part, faire découvrir au lecteur francophone des penseurs et des idées arabes non islamistes et non islamiques, et d’autre part, les inscrire dans le contexte politique arabe contemporain.

Corm maintient que la complexité, la diversité et le dynamisme de la culture arabe la distinguent de la civilisation islamique. Selon lui, la poésie, la musique, la rhétorique, la prose et la philosophie sont autant d’éléments culturels spécifiques à la culture arabe. Ainsi, la renaissance arabe au XIXe siècle a touché essentiellement ses éléments non religieux. Derrière cet intérêt pour les savoirs profanes, littéraires et philosophiques, Corm perçoit une différenciation entre l’identité religieuse et l’identité nationale, qui trace la ligne entre la pensée islamique et la pensée arabe. Alors que la pensée arabe s’est ouverte à la modernité, avec une contribution primordiale des penseurs arabes chrétiens, la pensée islamique s’est refermée sur sa fascination du passé et sa quête d’une altérité islamique irréductible.

Nonobstant, l’histoire ne donne pas raison à Corm dans sa distinction entre arabité et islamité dans les temps pré-modernes. La musique ou la philosophie ne sont pas des éléments de culture arabe ; ils étaient empruntés aux Perses et aux Grecs. En outre, les contributions dans le domaine de la rhétorique furent essentiellement le travail de théologiens et de grammairiens (qui, en majorité, étaient ethniquement non arabes). À part la poésie, Corm ne trouve pas d’éléments de culture arabe à distinguer dans la civilisation islamique. Cette quête d’appropriation nationale des éléments de civilisation islamique est une bataille ethnico-idéologique entre les pays arabes, l’Iran et la Turquie, qui de toute évidence est anachronique.

Un des apports de l’ouvrage de Corm consiste à contextualiser la pensée arabe moderne. À cet égard, il montre que la faiblesse des institutions académiques et culturelles est défavorable à la production intellectuelle dans le monde arabe depuis la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, une bonne partie des intellectuels arabes a choisi l’exil en Occident depuis des décennies. Les changements politiques ont aussi conditionné la pensée arabe. D’après l’auteur, le démembrement de l’Empire ottoman, le pétrole, l’économie rentière et la révolution iranienne ont fragmenté les sociétés arabes face au défi de l’Europe. De plus, la création de l’État d’Israël et la désunion entre les Arabes ont aggravé ce qu’il appelle la discorde. L’analyse de Corm laisse le lecteur perplexe. Il nous semble que, d’un côté, il mène une excellente approche sociologique et économique des conditions sociales et politiques des penseurs arabes, et de l’autre, il lit l’histoire politique arabe à partir d’une posture nationaliste arabe, largement contestée. Ainsi, Corm perçoit le mal comme venant d’ailleurs (l’impérialisme occidental) et croit fermement que les Arabes, laissés à eux-mêmes et au nationalisme arabe ils auraient toutes les chances de réussir. Cette approche est trop simpliste et ignore les facteurs internes antagoniques à « l’unité arabe » (l’autoritarisme, le clanisme, le militarisme, etc.). Cela à supposer que l’unité arabe aurait pu favoriser une production intellectuelle de meilleure qualité. Il est toutefois vrai que les intellectuels arabes des années 1950 et 1960 ont trop parié sur le projet nationaliste arabe et que l’échec de ce projet a porté atteinte à leur système de pensée, les plongeant dans une longue crise intellectuelle.

L’auteur entreprend son histoire de la pensée arabe moderne par la période de la renaissance arabe, nahda, qu’il situe entre 1850 et 1950. Il y décèle un désir de modernité et une unité culturelle entre les courants religieux et libéral. Pour le courant religieux, il considère que l’école du réformisme musulman portait la lanterne de l’islam des Lumières. Du côté de la pensée libérale, Corm ne cache pas son admiration pour l’Égyptien Taha Hussein (mort en 1973). Cette période est celle de l’apparition du mouvement féministe arabe, stimulé par les idées de Qasim Amin (mort en 1908), un penseur qui a évolué du réformisme au libéralisme. L’auteur perçoit ce désir de modernité et d’unité dans la pensée réformiste chiite aussi. Pourtant, si l’on prend l’exemple du débat sur l’islam et la laïcité entre M. ʿAbduh (mort en 1905) et le penseur laïc Farah Antun (mort en 1922), il apparaît clair que le réformisme musulman se trouvait à l’antipode de toutes les idées majeures du libéralisme arabe ; ʿAbduh refusait le fondement même de la modernité, à savoir la sécularisation. Ce qui reste problématique, selon nous, dans cette lecture idéaliste de la pensée arabe, c’est le refus de percevoir la divergence profonde et irréconciliable entre le courant religieux et le courant libéral de la nahda. Or, cette effervescence intellectuelle de la nahda souffrait des incohérences qui ont éclaté par la suite. Les sociétés arabes étaient en majorité sous colonisation britannique et française, et l’indépendance a mis ce désir de modernité et d’unité à l’épreuve dure des réalités sociales, culturelles et politiques des pays arabes.

À notre avis, une des difficultés internes de la « renaissance arabe » était l’ambiguïté de la forme politique de cette unité : serait-elle la nation arabe (quelles sont ses limites dans ce cas ?), une nation islamique (la même question se pose ici) ou un État-nation (respectant les frontières coloniales) ? En réalité, la majorité des penseurs de cette période avaient une vague idée de la forme politique à adopter. Rien que cette question a engendré trois écoles de pensée: le nationalisme arabe, le nationalisme spécifique à des pays (Égypte) ou des régions (Syrie) et l’islamisme (que l’auteur désigne sous le nom de nationalisme islamique).

Immédiatement après l’indépendance des pays arabes, dans les années 1940-1950, le nationalisme arabe a triomphé et les penseurs de cette école de pensée ont dominé les débats. L’auteur revient en détail sur l’émergence et l’échec du nationalisme arabe. Corm ne perçoit pas l’échec dans l’idée même du nationalisme arabe, dans son réalisme ou dans sa capacité à exprimer la volonté politique de 22 pays, extrêmement divisés. Pour lui, l’échec se situe au niveau de la performance politique et militaire des régimes nationalistes arabes, surtout du régime de Nasser. L’auteur affiche une sympathie pour le nassérisme : dans son optique, lui seul permettrait l’émergence d’une « idéologie identitaire moderne et des valeurs politiques communes et la solidarité des pays arabes » (p. 178). Il montre la même estime pour les thèses des penseurs nationalistes ou marxistes arabes critiques tel Yacine El-Hafez et Elias Morcos, deux penseurs syriens qui ont développé une synthèse du nationalisme arabe et du marxisme. Sont traitées favorablement aussi les thèses de Sadik Jalal Al-Azm, Adonis et Tayyeb Tizini, tous syriens, qui se sont distingués par la critique du discours religieux et celles d’Abdallah Laroui (Maroc) qui a évolué du marxisme à l’historicisme. Les idées de Samir Amin (Égypte) l’humaniste internationaliste marxiste, et de Mehdi Amel (Liban) et son travail de déconstruction critique marxiste sont aussi mises à l’honneur. Il faut souligner la contribution de Corm qui présente ici des auteurs méconnus des lecteurs francophones ou anglophones, à l’exception de Laroui. Cela bien que les thèses d’El-Hafez, de Morcos et d’Amel soient des idées qui ont perdu leur élan et leur effet dans les débats intellectuels arabes.

En réaction à la pensée nationaliste arabe, le nationalisme islamique apparaît, selon Corm, comme « pensée antinationaliste arabe » (p. 217). Cette pensée, représentée par des idéologues appartenant au wahhabisme et au mouvement des Frères musulmans, a en réalité une vocation anti-nationale. Le wahhabisme date du XVIIIe siècle, ralliant les tribus de Najd, bien avant le développement de toute idéologie du nationalisme arabe, alors que les Frères musulmans adhéraient, et adhèrent toujours, à une sorte de panislamisme ambigu.

L’idéologie islamiste a triomphé dans les années 1970 et 1980 et a obligé les penseurs rationalistes laïcs arabes à envisager la question de l’authenticité et de la modernité. Les penseurs contemporains, critiques à la fois du nationalisme arabe et de l’islamisme, cherchent à préserver des éléments de la tradition islamique, pour rallier les masses arabo-musulmanes tout en adhérant aux principes de la modernité (rationalisation, sécularisation…). Muhammad ʿAbid al-Jabiri (Maroc) a proposé la réponse la plus élaborée à la question de l’authenticité et de la modernité : une critique globale de la raison arabe dans ses manifestations politiques, épistémologiques et éthiques, et sa reconstruction sur base de l’héritage philosophique péripatéticien de l’islam. Corm est prudent par rapport à la pensée d’al-Jabiri et modère sa pensée par la critique que lui adresse un autre penseur rationaliste laïc, Georges Tarabishi (Syrie). L’auteur se méfie en particulier de deux éléments. D’abord, le régionalisme d’al-Jabiri, qui pensait que l’héritage philosophique péripatéticien se trouve incarné au Maghreb et en Andalousie alors que l’Orient a plongé dans la mystique irrationnelle et la pensée analogique. Ensuite, Corm s’inquiète de l’influence des vues essentialistes de l’orientalisme européen des Arabes (Ernest Renan) sur al-Jabiri.

Le concilialisme entre l’authenticité et la modernité n’est pas propre à al-Jabiri ; dans les années 1990, une vague de penseurs libéraux de la conciliation, qui défendent la démocratie et les droits de l’homme tout en concédant à l’islam un rôle spirituel et éthique, devient prépondérante. Mohammed Jaber Al-Ansari (Bahreïn) a particulièrement critiqué cette tendance de conciliation. Mohammed Daher (Liban) stipule la nécessité de revenir à l’expérience moderniste laïque de Mohammed Ali et de Nasser. Du côté islamiste, une évolution vers la voie médiane (wasatiyya), synonyme de la modération, se profile pour contrer la pensée islamique radicale et fanatique. À noter que l’auteur expose aussi le développement contemporain de la pensée chrétienne arabe, un apport fondamental de cet ouvrage et une difficulté méthodologique pour Corm, qui sous-estime la composante religieuse dans la pensée arabe.

L’auteur termine son ouvrage par un aperçu de la pensée arabe contemporaine dans les sciences humaines et sociales. Cela aussi est une contribution remarquable. Corm présente la pensée d’ʿAbd al-Rahman Badawi (Égypte), un « passeur » à l’œuvre considérable, très connu des islamologues francophones, et en Occident d’une manière générale. Le résumé de la pensée de Nassif Nassar (Liban) dans la philosophie politique et la philosophie de l’histoire ainsi que la pensée économiste de Youssef Sayegh (Palestine) sur l’échec du développement arabe, et celle d’Antoine Zahlan (Liban) sur les causes de l’impotence technologique des Arabes, constituent une contribution majeure de cet ouvrage à l’histoire de la pensée arabe. En conclusion, Corm signale que la pensée arabe est bien vivante alors que le politique se trouve en décomposition.

En somme, on pourrait reprocher à Corm sa focalisation sur la région du Levant dans son choix des penseurs et dans l’exposition des ouvrages. Sa nostalgie pour le nationalisme arabe affaiblit quelque peu son analyse. Cela dit, la dextérité avec laquelle Corm présente les données intellectuelles et politiques du monde arabe moderne est brillante, faisant de cet ouvrage une excellente histoire de la pensée arabe. Le livre s’adresse à un public familier avec l’histoire de la pensée et de la politique dans le monde arabe, sans être un livre de spécialistes. Il est accessible aussi bien dans les problématiques discutées que dans son style.

______________________________
1 L’ouvrage de Hamid Enayat Modern Islamic Political Thought publié en 1982 est un exemple pionnier de cette littérature. Cet ouvrage a établi un modèle, poursuivi par des auteurs ultérieurs depuis la montée spectaculaire de l’islamisme dans les années 1970 et la révolution islamique en Iran en 1979.
2 Par islamiste, je désigne toute pensée activiste qui adhère au projet islamiste, celui qui consiste à établir une société et un État selon les lois de l’islam. Par islamique, j’identifie toute pensée qui se réfère aux textes et/ou aux principes de l’islam.
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