Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 2 Octobre 2020

DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain.



Si les contraintes de son format expliquent largement le sous-investissement des débats religieux et de certaines questions économiques ou sociales (migrations, monde du travail), cet ouvrage constitue un outil riche et précieux pour des étudiants ou un public curieux de comprendre l’histoire intellectuelle et sociale du Proche-Orient contemporain.

Norig Neveu
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 145 | septembre 2019 sous licence Creative Commons (BY NC SA).

 

Poche: 128 pages
Editeur :
La Découverte (28 mai 2015)
Collection : Repères
Langue : Français
ISBN-13:
978-1611176766

    Par Norig Neveu
Institut français du Proche-Orient (Ifpo)    

     Dans ce court ouvrage, Leyla Dakhli entend rompre avec une tradition historiographique ayant principalement appréhendé le Proche-Orient au prisme de la diplomatie, de l’impérialisme et des grands enjeux internationaux. Elle propose de faire état des avancées de la recherche en histoire sociale pour redonner leur place aux sociétés du Proche-Orient dans un contexte d’explosion de la contestation au début des années 2010. L’ouvrage appréhende les reconfigurations sociales qui ont traversé le Liban, la Syrie, Israël, les territoires palestiniens occupés, la Jordanie et l’Irak depuis la révolution Jeune Turque (1908) et tout au long du XXe siècle.

     La première partie revient sur l’histoire du Proche-Orient ottoman de 1908 à la Première Guerre mondiale. L. Dakhli dresse d’abord un rapide portrait de la région à la fin du XIXe siècle: des sociétés principalement rurales et le développement de pôles urbains. Les sociétés demeurent fortement hiérarchisées autour de grandes familles de notables terriens. Elles connaissent d’importantes évolutions avec le développement de l’enseignement et l’arrivée de populations immigrées, notamment en Palestine. La thématique de l’arabité s’impose à partir des évolutions intellectuelles de la Nahda qui, avec les réformes ottomanes, marquent la période. Ce renouveau intellectuel trouve des traductions politiques, notamment grâce aux réformistes musulmans. Au cours de la Première Guerre mondiale, les sociétés sont fortement touchées par la violence des conflits et le blocus sur la région. Dans ce premier chapitre, Leyla Dakhli arrive en quelques pages à mettre en lumière les renouveaux historiographiques sur l’histoire intellectuelle, urbaine et économique de la fin du XIXe siècle ainsi que l’émergence de nouvelles revendications sociales. Les grandes dynamiques et débats religieux qui traversent la région à partir de la seconde moitié du XIXe siècle auraient cependant pu être évoqués de manière plus détaillée.

     Le deuxième chapitre revient sur la période 1916-1936, qui se caractérise pour l’auteure par un « cycle de révoltes » incarné par des acteurs aussi bien issus des milieux nationalistes urbains que des zones rurales. La notion d’arabité est en débat et les appartenances identitaires complexes, ce qu’illustre L. Dakhli en revenant sur quelques parcours d’intellectuels. La révolte arabe de 1916 aboutit à la constitution d’un bref Royaume arabe avec Damas comme capitale intellectuelle. Ce dynamisme est cependant freiné par l’instauration des mandats et l’imposition de nouvelles frontières. La relation aux puissances mandataires marque dès lors la vie politique. Trois courants polarisent les débats politiques: communisme, islamisme et nationalisme. Les villes et leurs municipalités prennent une place croissante dans l’organisation de la vie publique et intellectuelle. De nouveaux acteurs - les classes moyennes et la bourgeoisie lettrée - se posent en défenseurs de la modernité, mais sont parallèlement critiqués par les élites traditionnelles et de nouveaux courants de pensée, notamment d’inspiration religieuse. À partir des années 1920, l’évolution des villes a des répercussions sur la vie des campagnes traversées par des révoltes régulières. L. Dakhli insiste sur la nécessité de ne pas essentialiser les sociétés du Proche-Orient, notamment au niveau confessionnel, mais de faire » varier les échelles de loyautés » (p. 32) pour les appréhender autrement.

     La troisième partie intitulée « l’âge d’or du nationalisme arabe » revient sur les mutations sociales et économiques qui ont bouleversé la région entre 1936 et 1967. La révolte palestinienne de 1936-1939 a d’importantes conséquences sur le mouvement nationaliste qui en sort exsangue et divisé. Dans le reste de la région, les années 1940 constituent l’âge d’or des partis, marquées par des expériences parlementaires et le constitutionnalisme. C’est également la période des indépendances, même si ces dernières sont relatives au niveau économique. L’entrée dans l’ère de la modernité tient à des mutations économiques, dont l’importance croissante de la rente pétrolière. Une nouvelle classe dominante s’impose, portée par la mobilité sociale et le développement de l’instruction et des services publics. La vivacité intellectuelle de l’époque trouve écho dans le développement des mouvements artistiques. L’armée devient la matrice d’une partie substantielle des États de la région. L’urbanisation explose du fait de changements démographiques, de migrations forcées et des circonstances géopolitiques, notamment pour les réfugiés palestiniens. 1948 marque une première brèche pour l’espoir national arabe et le début d’un combat mémoriel pour les Palestiniens. L. Dakhli rappelle la vivacité des débats historiographiques concernant l’année 1948 en Palestine.

     La quatrième partie de l’ouvrage se concentre sur les décennies de plomb, à partir de la Naksa (la défaite arabe et l’exode palestinien de 1967). L’auteure annonce dès l’introduction son choix de faire l’impasse sur la société israélienne. Elle revient sur la réorganisation de la résistance palestinienne et son affirmation en marge des États. Des régimes autoritaires s’installent au Proche-Orient, tandis que la guerre du Liban (1975-1990) achève de remettre en cause les illusions arabistes. L. Dakhli reprend rapidement son déroulé pour préciser qu’il s’agit « autant d’une guerre régionale qu’une guerre civile » (p. 70), marquée par sa violence et la contemporanéité de ses enjeux mémoriaux. Les années 1980 sont celles de la montée de l’islam politique, dont L. Dakhli retrace, trop rapidement malheureusement, la genèse depuis la création des Frères musulmans et l’affirmation du wahhabisme. L’Intifada (1987) marque un tournant dans l’histoire de la Palestine. Depuis la guerre du Liban, le mouvement palestinien a vu émerger de nouveaux acteurs à partir des camps et de la Palestine de l’intérieur, notamment le Hamas. En Syrie, le régime de Hafez al-Assad opère une prise en main autoritaire et encourage une fracture sociale entre le monde rural et la Syrie des notables. Les révoltes qui éclatent alors sont violemment réprimées et permettent de justifier l’instauration d’un pouvoir absolu. L. Dakhli détaille ensuite comment la Jordanie est devenue le laboratoire d’une ONGisation de la question sociale, sans préciser toutefois qu’elle s’est faite sous la tutelle de la monarchie. Elle montre ensuite comment Saddam Hussein a imposé son pouvoir grâce à une logique policière, guerrière (guerre Iran/Irak) et de mainmise sur la fonction de dirigeant. Sans doute cette partie aurait-elle gagné à davantage insister sur la libéralisation économique et ses conséquences sur le monde du travail, la présentation par pays ayant tendance à atténuer quelque peu les dynamiques et circulations régionales.

      La dernière partie, à visée conclusive, se concentre sur l’après 1991, une période qui, pour l’auteure, est marquée par des changements de régime et le développement de mouvements sociaux qui préparent le terrain à une nouvelle expression populaire. Émergent des mouvements qui s’inscrivent dans des dynamiques mondialisées et sur lesquels l’auteure précise qu’il faudrait développer des outils analytiques. La signature des accords d’Oslo (1993) constitue une rupture, mais le retour à un état de guerre (Intifada al-Aqsa, opérations militaires, mur) justifie le réaménagement de l’espace sous contrôle israélien. En 2011, la révolte des tentes ou J14 indique une volonté de normalisation de la société israélienne traversée par une crise économique et des tensions internes. Ces décennies connaissent aussi une transformation générale du paysage médiatique, avec la création de la chaîne al-Jazeera. Les chaînes satellitaires participent à la constitution d’une conscience transnationale. Les mouvements sociaux s’intensifient après la guerre du Golfe et se distinguent des précédents par l’utilisation de nouveaux dispositifs (mouvements des femmes, place de la jeunesse, désintérêt pour les partis politiques). C’est une nouvelle relation au pouvoir qui s’instaure, dans un contexte où les régimes intensifient leur politique de terreur. L. Dakhli détaille les logiques de répression en Syrie depuis 2011 pour illustrer la brutalisation des sociétés par des pouvoirs qui s’affirment au détriment des principes démocratiques et humanistes. Ceci entérine l’oubli des peuples à qui elle entend dans cet ouvrage redonner toute leur place.

     Dans sa brève conclusion, l’auteure revient sur le contexte de production du livre: la persistance des conflits, les migrations qu’ils engendrent et l’émergence de Daesh. Cet ouvrage, avec un léger tropisme levantin lié aux domaines de spécialisation de l’auteure, réussit donc un exercice complexe: présenter les dynamiques sociales qui ont traversé le Proche-Orient tout au long du XXe siècle. Un pari difficile en si peu de pages. Leyla Dakhli relate à la fois les grandes articulations de l’histoire intellectuelle et politique de la région, en donnant toute leur place aux acteurs notamment féminins mais également aux débats d’idées et à une histoire sociale du politique. Elle vient ainsi combler un vrai manque en matière d’ouvrages de référence sur la région. Les lecteurs pourront consulter des encadrés qui détaillent certaines thématiques et quelques parcours ou portraits. Le glossaire et la chronologie en fin d’ouvrage permettent de recontextualiser l’histoire de la région et de s’initier aux concepts les plus importants. La bibliographie fait état des recherches les plus novatrices et invite à prolonger la lecture. Si les contraintes de son format expliquent largement le sous-investissement des débats religieux et de certaines questions économiques ou sociales (migrations, monde du travail), cet ouvrage constitue un outil riche et précieux pour des étudiants ou un public curieux de comprendre l’histoire intellectuelle et sociale du Proche-Orient contemporain.


DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain.




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