Les cahiers de l'Islam
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Mercredi 10 Octobre 2018

Averroès, la question du rationalisme



Son « rationalisme » doit sans doute être cherché dans cette science islamique qu'il traite en connaisseur à la fois des modes d'inférence qui lui sont propres et de la logique grecque. Il affirme et met en œuvre la rationalité juridique [...]
Averroès se place d'emblée « au point de vue de l'investigation juridique, al-nazar al- shar'î » : la philosophie est-elle permise par la Loi, ou bien est-elle interdite, recommandée, obligatoire ? Il décide pour la dernière qualification puisque la Loi rend obligatoire la connaissance rationnelle des êtres.
Jean Jolivet
 
Article paru dans la revue Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°40, 1999. L'actualité d'Averroès. pp. 65-68 sous Licence Creative Commons BY-NC-ND.
 
Bien que ce texte soit quelque peu daté, il n'en reste pas moins le témoin des problématiques posées par les écrits des falasifa. Leurs visées réelles ainsi que leur apport à la philosophie occidentale, voire leur statut même de philosophes est ici questionné. Pour aller plus loin, le lecteur intéressé pourra se reporter à l'ouvrage Existe-t'il une philosophie Islamique ? (Seconde édition, revue et augmentée)   d'Omar Merzoug parut aux Éditions Les cahiers de l'Islam.
 

    Il est toujours difficile de caractériser en une formule le tour de pensée d'un philosophe, et ce l'est d'autant plus que ce philosophe est éloigné de nous dans le temps. Faute de pouvoir l'observer de l’œil d'un de ses contemporains (que l'on supposerait suprêmement clairvoyant) la perception que nous en avons superpose les plans historiques qui nous séparent de lui - depuis sa situation concrète que toute notre science ne suffit pas à faire revivre, puis les figures diverses qui au long des siècles se sont déposées sur la « vraie » - , jusqu'à nous qui ne pourrions sans renoncer à penser éliminer nos propres structures conceptuelles, c'est-à-dire nous situer en deçà même du « point aveugle » à partir duquel nous percevons le monde et l'histoire. Apprécier l'influence que ce philosophe a pu exercer sur ceux qui lui ont succédé est une autre question; le résultat de la recherche sur ce point aurait-il, outre son intérêt propre, celui de faire retour sur celle que l'on vient d'évoquer et de la mieux résoudre ? De ce double point de vue Averroès est un cas exemplaire, au vu des choses bien différentes que l'on a dites et que l'on dit à son propos. Cette année même 1998 ont paru deux ouvrages dus à des spécialistes considérables celui de Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam ; celui de Dominique Urvoy, Averroès. Les ambitions d'un intellectuel musulman. Le premier situe d'emblée son sujet dans le « problème du rapport entre la raison et la foi » (p. 9). L'épilogue du second reprend ce thème d'un point de vue plus spécifiquement daté, évoquant divers contemporains d'Averroès dont les uns « ne doutent pas de son orthodoxie » et jusqu'à Ibn 'Arabî « soumettant le penseur rationaliste à ses dons mystiques » (p. 193; je souligne). Peu auparavant un autre auteur d'envergure écrivait que « le Fasl al-maqâl » n'est pas un manifeste du « rationalisme, mais la mise en œuvre d'une réflexion sur la philosophie au sein d'une certaine rationalité discursive » (Averroès, Discours décisif. Traduction inédite de Marc Geoffroy. Introduction d'Alain de Libera, 1996; p. 11). Alors, contradiction ou pas ? Arnaldez évoque une question épistémologique et religieuse à la fois ; Urvoy, une situation historique particulière; de Libera, le fond d'une polémique constante dans l'histoire de la pensée chrétienne. Essayons d'y voir plus clair à l'aide d'un peu de philologie et d'un peu d'analyse descriptive, et de rester nominalistes car il n'y a pas d'essence du « rationalisme ». Il nous faut d'abord oublier de grands philosophes : Descartes et son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, car Averroès n'a rien découvert; oublier Kant, sa raison pure et sa raison pratique puisqu'elles n'ont rien à voir avec l'intellect théorétique et l'intellect pratique qu' Averroès trouvait chez Aristote; oublier même sa Religion dans les limites de la simple raison - encore que...; mais les problématiques sont de part et d'autre trop différentes pour qu'on puisse les comparer sans verser dans « l'équivocité ». En arrière d'Averroès, dans le grec d'Aristote, le logos ne nous donnerait rien de plus que le nous, ces mots y ont trop de sens divers. Dans l'arabe d'Averroès la raison, c'est nutq, elle est ce qui distingue l'homme du reste des animaux; au même moment, dans le latin des traducteurs du xiie siècle c'est ratio, le propre de l'homme encore; mais aussi, suivant la tradition de Boèce, c'est la raison discursive, une « puissance de l'âme » supérieure d'un degré à l'imagination, inférieure d'un degré à l'« intelligence ». Rien de cela ne nous oriente vers le rationalisme mais peut-être vers la rationalité, vers la raison à l’œuvre; c'est alors la science et aussi la philosophie qui entretient avec celle-ci des rapports complexes. La philosophie peut s'appeler en arabe hikma, d'un mot qui figure dans le Coran et c'est d'abord la sagesse; ou bien falsafa, c'est la philosophia des Grecs - et Averroès joue de cette dualité de termes : le titre du Fasl annonce une recherche sur les rapports de la loi religieuse, sarî'a, et de la hikma, et aussitôt après, celle-ci est relayée par la falsafa. La question qui se pose alors serait moins celle de la raison devant la foi, mais de la raison devant la Loi : matière juridique donc et non pas d'abord philosophique, nous y reviendrons.

     Il convient maintenant de recroiser ces très sommaires données sémantiques en prenant la question par un autre côté : en quels sens devons nous entendre les mots rationalisme et rationalité et comment peuvent-ils convenir pour décrire l'activité intellectuelle d'Averroès ? On peut penser d'abord à l'esprit qui anime toute recherche scientifique, et l'on notera, comme le fait Urvoy (p. 63), que sa bibliographie réfère à toute une variété de sciences; mais cela ne veut pas dire qu'il les ait effectivement pratiquées. On sait qu'il s'est intéressé de près à l'astronomie, qu'il avait même projeté de s'y consacrer plus à fond, mais il y reste « un amateur éclairé » (Urvoy, p. 65; quelques détails aux p. 102-103). Pour la médecine, c'est une autre affaire ; Averroès a été le médecin personnel de deux sultans almohades; surtout, il est l'auteur du Kitâb al-Kulliyy ât fî t-tibb (les Généralités sur la médecine), qui a été lu en Occident pendant plusieurs siècles dans une traduction latine intitulée Colliget (transposition du mot kulliyyât). Or R. Arnaldez (p. 48) juge « livresque mais sérieuse » la formation médicale d'Averroès et doute de ses talents de praticien. D. Urvoy (p. 106) fait « des réserves sur son talent d'observateur » ; il note aussi (p. 107) que dans la seconde rédaction de son ouvrage, achevée peu d'années avant sa mort, il annonce des « démonstrations enracinées dans la philosophie naturelle » et réclame de son lecteur la connaissance de la logique. Cette inclination de sa méthode, cette préférence pour les données universelles de l'art plus que pour son détail, pour la théorie plus que pour la pratique, seraient-elles les marques d'un rationalisme certain, mais trop peu lesté d'expérience ni attiré par elle?

En fait c'est dans un domaine spécifique à l'islam, celui du fiqh, que l'on voit Averroès regrouper dans une méthodologie scientifique complète la théorie et la pratique. Dans son Abrégé du Mustasfa d'al-Gazâlî, œuvre de sa maturité commençante, il déclare que le juriste doit s'occuper à la fois des décisions concrètes et de la rationalité de ses déductions. Il fait encore « un pas de plus vers le concret » (Urvoy, p. 113) dans son grand ouvrage juridique, la Bidayat al-mugtahid wa-nihayat al-muqtasid; et Arnaldez note (p. 37) la référence à l'effort personnel (ijtihâd) présente dans son titre même. Averroès y situe le fiqh dans un tableau général des sciences; il analyse la façon dont le juriste doit décider, dans chaque cas, par rapport aux opinions soutenues dans les traités de référence quand elles divergent. Pour apprécier comme il le faut son double souci de méthodologie et d'équité on se souviendra qu'il a été cadi, et même Grand cadi.

Son « rationalisme » doit sans doute être cherché dans cette science islamique qu'il traite en connaisseur à la fois des modes d'inférence qui lui sont propres et de la logique grecque. Il affirme et met en œuvre la rationalité juridique - jusqu'à déclarer, à la fin de son Écroulement de l'écroulement, que « les juristes et les philosophes » mettraient à mort les zanâdiqa, les impies, au cas où ceux-ci seraient en mesure de « ruiner les lois religieuses et les vertus ». La raison est faite de rigueur et elle a, elle aussi, une histoire. Nous en arrivons à la question amplement débattue de la façon dont Averroès connaît la relation entre la Loi révélée et la philosophie incluant la science. Le texte principal ici est le Fasl al-maqâl, ou Traité décisif dans la traduction usuelle depuis Léon Gauthier. La doctrine qu'il y expose a été comprise de façons très diverses, de Gauthier lui-même qui la compare à la méthode scolastique, jusqu'à Abdelmajid El Ghannouchi qui y voit une première expression de la doctrine dite « de la double vérité », qui a été imputée par leurs adversaires aux « averroïstes » médiévaux (« L'essor de l'esprit laïque dans la pensée islamique andalouse », Revue d'Études Andalouses, 19, janv. 1998, p. 72-86; ici, 81-85). Le détail de la thèse centrale en est clairement analysé par Léo Strauss, on s'y reportera (Maïmonide, Essais rassemblés et traduits par Rémi Brague, p. 80- 87). Averroès se place d'emblée « au point de vue de l'investigation juridique, al-nazar al- shar'î) » : la philosophie est-elle permise par la Loi, ou bien est-elle interdite, recommandée, obligatoire ? Il décide pour la dernière qualification puisque la Loi rend obligatoire la connaissance rationnelle des êtres. La question des rapports entre l'une et l'autre est à régler selon des modalités qu'on ne peut résumer ici et qui concernent notamment l'opportunité, selon les personnes, de se livrer à cette étude et d'en publier les résultats; et aussi sur la façon de surmonter par l'interprétation les divergences qui se présentent entre la lettre du Livre révélé et les résultats de la recherche philosophique. L. Strauss conclut que pour Averroès la philosophie est libre mais liée, en ce sens que sa liberté lui est accordée par la Loi, et aussi parce qu'une erreur sur l'interprétation de la Loi est inexcusable reniement si elle porte sur les principes, innovation si elle porte sur ce qui leur est subordonné. En somme, « la philosophie doit son pouvoir et sa liberté à la Loi; elle est libre parce qu'elle est liée. La philosophie n'est pas souveraine. Le commencement de la philosophie n'est pas le commencement pur et simple; la Loi a le primat » (p. 86). - Cependant les choses ne sont claires qu'en première apparence; en effet « quant à savoir si l'on peut se fier totalement à ces déclarations, on en dispute » (p. 87). On sait, et Strauss en a lui-même traité longuement ailleurs, que souvent sinon toujours un ouvrage philosophique recèle un sens caché quand il exprime des idées contraires aux opinions reçues; on sait aussi qu' Averroès a rencontré l'opposition active des fuqaha. Il est certain que ses vues sur la création du monde et sur la survie de l'âme sont incompatibles avec la lettre du Coran et qu'elles ne figurent que dans les ouvrages qu'il destine aux philosophes. Mais c'est précisément là l'état de choses qu'il spécifie dans le Fasl; d'autre part il n'a jamais dit, comme Maïmonide, qu'il fallait savoir remarquer des contradictions dans ses écrits et les résoudre en rapprochant les uns des autres des passages éloignés; faut-il donc prendre ses textes dans leur sens obvie? On peut échanger des arguments à l'infini pour réfuter l'une ou l'autre des lectures qu'on en peut faire, car au fond on en arrive à poser une question impossible à résoudre quelle était la nature de la spiritualité d'Averroès? Or il n'a pas écrit de journal métaphysique et l'on ne pénétrera jamais dans l'intimité de son esprit.

Mais on n'évacuera pas la question du « rationalisme » d'Averroès, parce que ce n'est pas en fait un problème d'analyse de ses textes, mais bien un thème actuel et qui a d'ailleurs des racines profondes dans l'histoire même. L'abondance des thèses universitaires qui sont consacrées à ce philosophe, des rencontres et des publications qu'aura suscitées le huitième centenaire de sa mort, n'est pas proportionnée à l'importance de son apport philosophique et scientifique, qui est modeste - tout hommage rendu à son érudition et à l'acuité de son intelligence. Mais c'est qu'il pose notamment au monde arabo-islamique, de façon explicite, le problème de la coexistence entre la pensée séculière et la religion; et déjà il avait offert aux chrétiens et aux juifs médiévaux un modèle de philosophie pure, une sorte d'Aristoteles redivivus, d'autant plus libre à l'égard de leurs Écritures qu'il reprochait à Avicenne d'avoir mêlé sa religion à sa philosophie. L'interprétation de ce qu'Averroès a écrit sur ce point n'est donc pas de pure érudition (voir le Dossier de textes arabes modernes annexé au Discours décisif, op. cit, p. 219-238) : c'est surtout pour cela qu'on s'interroge sur son rationalisme, et son mérite consiste à avoir écrit des pages qui « travaillent » d'elles-mêmes dans ce sens. Toutefois on prendra garde que cette désignation abstraite d'un mouvement séculaire de la pensée en Occident est étrangère au lexique d'Averroès : il y a pour lui, concrètement, la philosophie c'est-à-dire Aristote. Comme philosophe, il reste « le Commentateur », ce qui le distingue notamment d'un Ibn Bâjja, d'un Ibn Tufayl. Son « effort personnel » en ce domaine a consisté à rendre plus clairs des textes déjà écrits et non à sortir d'une façon ou d'une autre du cadre qu'ils tracent; pour lui la philosophie vraie est déjà là, « raison constituée » que ne peut menacer aucune « raison constituante ». Or qui s'intéresse maintenant à l'accord ou au désaccord entre Aristote et telle ou telle religion scripturaire ? C'est, étrangement, parce que le contenu du mot philosophie n'est plus pour nous ce qu'il était pour Averroès que, à tort ou à raison, nous demandons à ce philosophe de l'Andalus un exemple de rationalisme car chez lui c'est moins une affaire de doctrine que d'attitude à l'égard de tout Livre révélé.

Jean Jolivet
Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études - Ve Section.
La discipline de M. Jean Jolivet est l'Histoire de la philosophie(arabe, médiévale latine)
Jolivet, Jean (éd.), Multiples Averroès, Paris, Les Belles Lettres,1978.





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