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Éric Verdeil
Agrégé de géographie (1994), diplômé en urbanisme, docteur en géographie (2002), Eric Verdeil est... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 14 Septembre 2014

Un roman saoudien sur Jeddah – Les basses oeuvres de Abduh Khal



Abduh Khal, né en 1962, a étudié les sciences politiques avant de se tourner vers le journalisme et l’écriture. Les Basses Œuvres , paru en 2008, est son sixième roman. Il a obtenu le Booker Prize arabe en 2010. Le livre est interdit à la vente en Arabie Saoudite. Abdo Khal est directeur d’Oukaz, le plus populaire quotidien saoudien.

Alain Gresh a récemment mis en ligne sa préface au roman de Abduh Khal Les basses oeuvres, m’incitant à lire ce roman qui propose une réflexion sur les mutations sociales que connaît l’Arabie Saoudite, à travers une histoire qui se passe à Jeddah, le grand port de la Mer Rouge. Alain Gresh insiste à juste titre dans sa préface sur les mutations spatiales qui touche la ville avec l’arrivée de l’argent du pétrole. Le mode de vie traditionnel, notamment la pêche, disparaît en même temps que la côte est remblayée comme on peut le voir à travers une visite sur Google Earth.

La baie de Jeddah dont les îles et le littoral ont été remblayés. Au centre de la baie, sur une île aux contours régularisés, la construction monumentale qui a sans doute inspiré le palais où se déroule une partie du roman. Enclavés aujourd’hui entre des autoroutes, on distingue les quartiers anciens au tissu plus dense.
La baie de Jeddah dont les îles et le littoral ont été remblayés. Au centre de la baie, sur une île aux contours régularisés, la construction monumentale qui a sans doute inspiré le palais où se déroule une partie du roman. Enclavés aujourd’hui entre des autoroutes, on distingue les quartiers anciens au tissu plus dense.

Mais ce sont plus largement les mutations sociales et politiques induites par l’arrivée du pétrole que donne à voir le roman, en soulevant le voile (des préjugés et des clichés) qui obscurcit généralement notre regard de ce pays. Le livre offre une vision saisissante de ces transformations tout au long d’une trame narrative complexe, faite d’allers et retours entre la période contemporaine et l’enfance et la jeunesse des protagonistes, dans une Arabie Saoudite et une Jeddah qui n’étaient pas encore / pas complètement / bouleversées par les inégalités sociales liées à l’argent du pétrole et les violences qu’elles induisent: contre les pauvres, mais aussi contre les femmes. Le roman met en scène  une société de plus en plus ségrégée et marquée par l’arbitraire politique et social, et où de multiples formes de perversion morale symbolisent la désagrégation du lien social (perversions sexuelles: viols, prostitution forcée, homosexualité imposée; violences contre les personnes (notamment les femmes), assassinat; alcoolisme et drogue, spéculations financières addictives, chantages, etc.).

Un des points forts et marquants du roman est l’ampleur de ces clivages internes à la société saoudienne (où les étrangers apparaissent certes présents et discriminés), qui se matérialisent dans l’écart entre les différents espaces de la cité, en particulier le quartier pauvre, renommé l’Enfer, et le Palais, que les habitants voient (dans leur jeunesse) comme le Paradis. Entre ces deux pôles, apparaissent de nouveaux espaces résidentiels (quartiers de villas) et de consommation (des malls où l’on vient s’afficher dans sa réussite sociale). Les pauvres exclus des circuits de redistribution et d’accès à la richesse y vivent dans la précarité, la misère et l’absence d’espoir – notamment les jeunes qui ne peuvent avoir accès au travail, privés d’avenir et contraints de supporter un contrôle social castrateur et inquisiteur, sauf à faire allégeance aux puissants et à renoncer à la dignité, tant cette allégeance est toujours une aliénation.
 
Alain Gresh place sa préface sous le signe d’une contestation croissante contre cet ordre inique et insiste sur les mutations en cours, notamment avec l’Internet – un aspect qui est documenté avec régularité et précision sur le blog d’Yves Gonzalez : voir notamment ce billet récent. Mais finalement dans le roman, les signes de la révolte restent individuels et poussent les personnages qui en sont animés à des actions vengeresses ou désespérées, jamais collectives. Les communautés virtuelles dont on parle beaucoup aujourd’hui ne sont pas évoquées dans le roman. La seule figure de résistance morale apparaît finalement sous la forme d’un imam – pas spécialement intégriste, d’ailleurs, et surtout nullement politisé : il prône la quiétude et la patience dans la certitude de mener une vie juste.
C’est une lecture que je conseille vraiment à tous ceux qui souhaitent dépasser les clichés sur ce pays – ils y trouveront une vision plutôt désespérante… Merci Alain Gresh de cette publicité, merci aux éditions Books de leur initiative de publication et à Frédéric Lagrange pour sa très belle traduction.

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Pour aller plus loin sur la société urbaine saoudienne aujourd’hui, voir les travaux d’Amélie Le Renard: son livre Femmes et espaces publics en Arabie Saoudite et sa contribution au numéro d’Arabian Humanities dans le dossier “Villes et dynamiques urbaines en Péninsule arabique “. Ainsi que le livre (qui vient de paraître) de Pascal Menoret  Joyriding in Riyadh. Oil, Urbanism, and Road Revolt. Et en attendant, l’article assez extraordinaire que ce dernier avait consacré à l’urbanisme de cette ville dans cette même revue, alors dénommée Chroniques Yémenites, et sous le pseudonyme de Charles Pichegru : Les murs de Riyad. Islam et modernité urbaine en Arabie saoudite. Et, juste publiée ce 1er mai, son reportage photographique et son suggestif commentaire à Riyadh (2002-2007) sur Jadaliyya. On peut aussi suivre la rubrique consacrée à ce pays dans Jadaliyya.





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