Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 12 Novembre 2017

Rencontre avec l'historien Daoud Riffi sur le wahhabisme

Condamné à ses débuts comme une innovation et une hérésie, souvent confondu avec le salafisme, le wahhabisme saoudien demeure mal connu.



Daoud Riffi
Daoud Riffi

Daoud Riffi, Enseignant en histoire et éditeur aux éditions Tasnîm. Ses recherches portent sur le monde arabe contemporain.

Les pétrodollars saoudiens auraient-ils réussi à faire du wahhabisme la nouvelle orthodoxie islamique ? 

Condamné à ses débuts comme une innovation et une hérésie, souvent confondu avec le salafisme, le wahhabisme saoudien demeure mal connu. Ce qui ne l’empêche pas de susciter la répulsion générale.

Afin d’y voir plus clair, Daoud Riffi, professeur d’histoire et de géographie, chercheur en histoire du monde arabe contemporain, éditeur (éditions Tasnîm) et cofondateur de la librairie militante Lumières d’Orient , revient sur les origines du wahhabisme . 

Entretien réalisé par Jihâd Gillon et publié, précédemment, sur le site Querelles d'Orient.

Pouvez-vous évoquer les origines de Abd al-Wahhab et son parcours « intellectuel » ?

Muhammad Ibn Abd al Wahhab est un imam et prédicateur né en 1703 à ‘Uyayna dans la région du Najd, au cœur de l’Arabie. Le Najd, dépourvu d’intérêt stratégique à l’époque, est alors aux marges de l’Empire ottoman. Il est le fils et le petit-fils de savants ayant fonction de juge pour les oasis de la région. 

Du fait de son origine familiale il était logique qu’il étudie auprès de oulémas, notamment issus du même milieu hanbalite : comme l’exige la tradition de voyage à des fins de connaissance, il se rend pour cela à La Mecque, Médine et Bassorah, tous proches de son Najd natal. Remarquons d’emblée que son parcours estudiantin est finalement limité. Géographiquement d’abord : il est alors courant pour un tâlib, un étudiant, de parcourir des contrées bien plus grandes – vers Al-Azhar en Égypte, voire la Qarawiyyine marocaine ou encore l’Inde – à la recherche de la science. Qualitativement ensuite : même les hagiographes saoudiens du cheikh wahhabite ne font pas mention de notables ijâzâtes – ces fameuses licences obtenues auprès des maîtres permettant à l’étudiant de transmettre lui-même. Seuls trois savants sont cités par les biographes. Ses environnements géographique et intellectuel furent donc limités à sa région d’origine.

On entend souvent dire que le wahhabisme s’attache à une lecture littérale des textes.

Parler de littéralisme pour cette doctrine est à la fois inexact et périlleux. C’est d’ailleurs un préjugé ayant la vie dure puisque les observateurs européens de l’époque ont déjà l’impression que le wahhabisme est un retour au « mahométisme le plus pur », selon l’expression de l’explorateur William Gifford Palgrave (m. 1888).

Périlleux d’abord : le littéralisme, comme son nom l’indique, implique que l’on s’attache à la lettre même du message. Cela revient à dire que les « non-wahhabites » ne sont pas littéralistes, ne respectant donc pas la lettre du Coran et suivant ainsi leurs interprétations personnelles : c’est exactement le discours que tiennent les wahhabites et on les conforte là dans leurs prétentions à être seuls attachés de manière authentique au message coranique.

Inexact ensuite : le wahhabisme est en réalité une lecture, erronée pour partie et très limitative, d’une certaine variante du hanbalisme. Rappelons que la jurisprudence sunnite est organisée autour de quatre écoles juridiques, dont le hanbalisme. On présente souvent, à tort là aussi, l’école hanbalite comme plus rigoriste que les trois autres – hanafite, malékite, chaféite (renforçant l’idée que le wahhabisme, avatar du hanbalisme, serait un littéralisme). Le savant damascène Ibn Taymiyya (m. 1328), qui a tant fait parler de lui, appartenait à cette école : il sera le modèle d’Ibn Abd al-Wahhab. Ibn Taymiyya a créé la polémique autour de certaines de ses positions, juridiques et théologiques, ce qui lui valut la prison (où il mourra d’ailleurs). Mais malgré ces positions qui attirèrent sur lui les foudres des savants de toutes époques, il resta cependant un savant inscrit dans le cadre de l’islam classique, y compris dans son rapport au soufisme (alors même que ses positions pouvaient être rigides dans ce domaine) : il était d’ailleurs affilié à la confrérie Qadiriyya. Le grand traditionniste (muhaddith) Ibn Hajar al-Asqalani (m. 1449) affirme même qu’Ibn Taymiyya, avant sa mort, s’est repenti devant témoin de ses positions, en particulier théologiques.
Toujours est-il qu’Ibn Abd al-Wahhab se rattachera, non à la tradition hanbalite en tant que telle, mais à une certaine lecture qu’il fait d’Ibn Taymiyya, notamment de ses positions problématiques et de sa démarche globale : sa prétention à revenir directement aux Sources islamiques (Coran, Sunna), en dépassant les querelles d’écoles juridiques (d’où l’apparent littéralisme) et en s’opposant ainsi à l’imitation des positions adoptées par celles-ci (al-taqlîd). Ibn Taymiyya sera sa référence, mais le maître damascène était un savant, contrairement à l’« élève » posthume. Le hanbalisme wahhabite est donc doublement limité : c’est un néo-hanbalisme, via un Ibn Taymiyya lui-même revisité. Retour aux sources oblige, Abd al-Wahhab revendiquera également le droit à pratiquer l ’ijtihâd (l’interprétation personnelle) dans le domaine juridique, se plaçant ainsi dans la grande tradition des savants majeurs de l’islam, droit que lui dénieront toujours ses opposants.
Cette prétention d’un retour aux sources, au-delà de la vision idéalisée que l’on en a souvent et de son aspect a priori vivifiant, est en réalité la racine du mal et porte en elle les germes de son hétérodoxie. Car ce retour implique nécessairement le rejet des méthodes héritées de la tradition savante des siècles passés, bien qu’Ibn Abd al-Wahhab se soit toujours défendu d’innover, se réclamant ouvertement du hanbalisme. C’est ce rejet de la tradition qui fonde la paradoxale modernité du wahhabisme et portera un coup fatal aux structures socio-intellectuelles du monde musulman, lourd de conséquences aujourd’hui encore.
Le wahhabisme n’est donc pas littéraliste au sens strict – ses partisans interdisent souvent des actes ayant bien un fondement scripturaire – mais il défend une certaine interprétation des Sources qui, pour partie, est anti-traditionnelle, en ce sens qu’elle déroge aux normes fondamentales d’extraction des règles à partir de ces Sources. C’est cette hétérodoxie foncière qui justifiera la violente campagne menée depuis toujours par leurs opposants au sein de la classe des ulémas.

Les savants de l’époque vont s’attacher à réfuter les thèses d’Abd al-Wahhab, qu’ils qualifient d’hérétique.

Oui, à commencer par Sulayman Ibn Abd al-Wahhab, le propre frère du cheikh wahhabite. Cette histoire des réfutations est d’ailleurs encore dans une large mesure à faire, même si Hamadi Redissi, dans son "Pacte de Nadjd", en a posé les jalons.
L’opposition savante va essentiellement prendre la forme de fatwa-s et de lettres récapitulant les causes de condamnation de l’agitateur najdite. L’amplitude des réactions – les savants écrivent depuis le Maroc jusqu’en Inde – est liée à une triple cause. D’abord l’agitation wahhabite a lieu en Arabie, à proximité des lieux saints : les pèlerins du monde entier, confrontés aux troubles que le mouvement génère (les wahhabites font notamment le blocus autour de La Mecque et empêchent l’arrivée des pèlerins), annonceront donc la nouvelle dans leurs contrées d’origine. C’est ensuite l’ampleur elle-même des actes commis par les wahhabites qui explique la réaction internationale : destructions de sanctuaires religieux (tombes de saints notamment ; ils vont même tenter de détruire celle du Prophète) ; pillages et massacres ; remise en cause de l’autorité publique (affiliée à l’Empire ottoman) en décidant d’appliquer de facto des sentences (y compris la peine capitale) sans recours aux tribunaux existants, etc.

Extrait des "Trois fondements/principes" (al-Usûl al-thalâtha) de Muhammad Ibn Abd al Wahhab/wikipedia
Extrait des "Trois fondements/principes" (al-Usûl al-thalâtha) de Muhammad Ibn Abd al Wahhab/wikipedia
C’est enfin la stratégie même du prédicateur najdite qui va provoquer les réactions, stratégie qui en dit long sur sa vision du monde musulman et de lui-même. Dans sa prétention à reproduire la geste prophétique, il va envoyer aux chefs religieux des différentes contrées musulmanes des lettres les avertissant de son « message » (à l’instar du Prophète qui avait envoyé des lettres aux dirigeants – non musulmans eux – entourant l’Arabie) et les enjoignant à la conversion. Ce simple acte est une insulte pour les savants puisqu’il place Ibn Abd al-Wahhab dans le sillage du Prophète et eux-mêmes dans celui des souverains non-musulmans de son époque. C’est, en substance, un acte d’excommunication qu’il fait là, ou au minimum une remise en cause de leur orthodoxie.
Les répliques savantes – dont l’intitulé récurrent parle de lui-même : « Réfutation (radd) de l’égaré qui égare… » – tournent généralement autour des mêmes condamnations. Elles accusent Ibn Abd al-Wahhab de bid’a (innovation blâmable), lui reprochent sa pratique injustifiée de l’ijithâd en contradiction flagrante avec les avis juridiques des quatre écoles, son exclusivisme qui impose une doctrine rigide et unique, ses erreurs méthodologiques graves qui conduisent à l’excommunication, son insolence envers le Prophète, son appel injustifié du jihâd et au meurtre de musulmans, etc. À ces condamnations écrites par des savants géographiquement éloignés s’ajoutent le « Radd », la réfutation, du frère d’Ibn Abd al-Wahhab, Sulayman (qui taxe le chef wahhabite d’ignorant et d’incompétent). Relevons enfin celle du savant Ibn Zayni Dahlan (m. 1886), mufti shafiite de la Mecque, auteur entre autres du célèbre « Fitnatu -l wahhabiyya » (« La Sédition wahhabite »). Celui-ci assimile les wahhabites aux kharijites évoqués par le Prophète de l’Islam dans un fameux hadîth (« Ils sont sortis de l’islam plus vite que la flèche ne sort de l’arc »). Les kharijites sont dans l’histoire musulmane le symbole de la sédition hérétique et de la violence aveugle : l’assimilation des wahhabites à ce groupe sera une constante jusqu’aujourd’hui. À cela s’ajoute, dans beaucoup de critiques faites au mouvement, l’évocation de dits prophétiques condamnant le Najd comme le lieu d’où doivent surgir troubles, séditions et faux prophètes.

Sur quoi se fonde cette pratique, particulière au wahhabisme, de l’excommunication, du takfir ?

Cette tendance à l’excommunication (plus ou moins forte selon les tendances internes à ce mouvement) repose sur deux innovations.
La première innovation, dans le domaine théologique, est initiée par Ibn Taymiyya mais Ibn Abd al-Wahhab la reprendra à son actif. Elle consiste en une subdivision du credo musulman – al tawhîd, l’unicité divine – en deux éléments à observer : la proclamation de l’unicité divine en sa qualité de seigneurie (tawhîd al-rububiyya) et en sa qualité de divinité (tawhîd al-ulûhiyya). Concrètement, et pour résumer, il est possible, selon les wahhabites, de reconnaître la souveraineté divine tout en restant polythéiste car on commet un acte qui relève de la divinisation d’une créature : ils visent ici ceux qui recherchent l’intercession des saints. Cette subdivision, condamnée par de grands savants, tel l’azharite Yusuf al-Djiwi (m. 1946), va contribuer à exclure de l’islam toute une partie des musulmans.
Deuxième innovation, liée à la précédente, dans le domaine juridique : la confusion dans le statut des actes. Là aussi le reproche sera fait par les savants du vivant même d’Ibn Abd al-Wahhab : les wahhabites confondent en effet dans leurs jugements ce qui relève de l’orthopraxie – les questions de fiqh (jurisprudence) – et ce qui relève de l’orthodoxie – le credo. En droit sunnite, le musulman qui pèche ou qui pratique de manière incorrecte un rite pourra être considéré tantôt comme pécheur, tantôt comme innovateur. Aux yeux du wahhabisme par contre il pourra entrer dans la catégorie du renégat, du kâfir. Cette grave erreur – symptôme d’incompétence foncière d’Ibn Abd al-Wahhab pour les oulémas – aura concrètement des conséquences dramatiques dès l’époque, en particulier dans la véritable guerre qu’Ibn Abd al-Wahhab va mener contre le soufisme et les pratiques populaires associées, à tort ou à raison, au soufisme.
Ces pratiques consistent souvent, entre autres, en la visite faite aux tombes de saints défunts dans l’espoir de s’exposer à leur baraka, bénédiction, ou d’obtenir leur intercession (al-tawassul). Si des controverses entre savants ont toujours existé concernant le statut de l’intercession – on trouve des arguments des deux côtés et des grandes autorités pour ou contre – elles vont prendre un nouveau statut avec le wahhabisme. Alors que les savants du passé qui jugeaient ces pratiques répréhensibles les faisaient entrer dans la catégorie du harâm ou du makrouh – l’interdit ou la forte réprobation – pour Ibn Abd al-Wahhab il s’agit de shirk, d’associationnisme, faisant donc sortir la personne ipso facto de l’islam. La recherche d’intercession, de baraka, etc., ne relève alors plus des questions de fiqh, mais désormais de credo. Ajoutons à cela le fait qu’Ibn Abd al-Wahhab s’arroge le droit de juger, d’appliquer des sentences et de proclamer le jihâd – surtout depuis son alliance avec le chef des Saoud, Muhammad Ibn Saoud (m. 1765) – et l’on devinera les conséquences d’une telle idéologie d’excommunication : les wahhabites déclareront licites de tuer les musulmans, renégats selon eux, dans ce qu’ils estiment être un nouveau jihâd. On mesure la terrible actualité de cette histoire, même si les mouvements takfiristes actuels ont donné un aboutissement encore plus extrême à cette idéologie.

La fin de la seconde Guerre mondiale marque pour vous le début d’une seconde phase du wahhabisme, avec l’entrée de l’Arabie saoudite sur la scène internationale.

Oui en effet. Historiquement on peut dire que le wahhabisme a été renforcé par deux alliances : celle entre Ibn Abd al-Wahhab et Muhammad Ibn Saoud d’une part et celle entre Franklin D. Roosevelt et Abd al-Aziz Ibn Saoud d’autre part.
La première alliance, en 1745, avait assuré à la doctrine religieuse un bras armé dont la fonction était d’incarner la force politique et militaire du wahhabisme, ce dernier étant strictement religieux. D’où les deux dynasties structurant jusqu’à aujourd’hui l’Arabie saoudite : les Ahl al-Shaykh, élite religieuse descendante d’Ibn Abd al Wahhab, et celle des Saoud, la monarchie au pouvoir.

Roosevelt avec le roi Al-Saoud sur le croiseur Quincy William Leahy sur le Quincy en 1945/Wikipedia
Roosevelt avec le roi Al-Saoud sur le croiseur Quincy William Leahy sur le Quincy en 1945/Wikipedia
La seconde alliance, entre le président américain et le roi saoudien en 1945, aura pour conséquence la pérennisation de ce pouvoir par un double élément. D’abord l’Arabie saoudite sort de la sphère d’influence britannique pour rejoindre celle des États-Unis ; rappelons-nous que les chefs arabes s’étaient alliés à l’Angleterre contre l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Avec l’alliance américano-saoudienne, les Saoud s’assurent la protection de la future première puissance mondiale.
Ensuite, avec la découverte du pétrole, cette alliance va devenir un partenariat économique durable, achevant l’impunité saoudienne à tous les niveaux. Protection politique, puissance économique : l’Arabie saoudite est durablement installée comme un État respectable à part entière. Ce que montrent tout récemment encore les contrats de dix milliards d’euros signés à Riyad par Manuel Valls, si « regardant » pourtant sur la question de l’islam en France…

Les autorités saoudiennes se défendent en arguant que le wahhabisme fait partie de leur tradition. C’est pourtant un mouvement religieux bien peu traditionnel.

Avec le wahhabisme nous sommes dans le cadre de ce que l’on peut appeler « l’invention d’une tradition », pour reprendre une expression de l’historien Eric Hobsbawm. En effet, comme expliqué précédemment, le wahhabisme, dès son origine, entre en rupture avec une tradition islamique pluriséculaire.

Pour comprendre cela il faut revenir sur ce qui constitue La tradition à l’époque, c’est à dire l’orthodoxie sunnite héritée (ahl al-sunna wa al-jamâ’a). Celle-ci se concentre autour de trois éléments qui englobent l’entièreté de la vie religieuse du croyant : la foi, le droit, la spiritualité.

Ces trois domaines trouvent leurs sources dans le fameux « hadith Jibril », ainsi nommé car il narre un dialogue entre le Prophète et l’ange Gabriel (Jibrîl en arabe), qui prit apparence humaine pour l’occasion. Parmi les questions posées par l’ange au Prophète on retiendra les « qu’est-ce que al-îmân [la foi], al-islâm [la soumission à Dieu] et al-ihsân [l’excellence] ? ». Ces trois éléments fondamentaux donneront naissance aux trois grands domaines de la connaissance en islam, avec chacun sa méthodologie, ses grandes autorités et son vocabulaire spécifique : la théologie (îmân) avec ses trois écoles ; le droit (islâm) avec ses quatre écoles ; la spiritualité (ihsân) avec ses « écoles » que sont les confréries soufies. La « sortie » de la tradition opérée par le wahhabisme aura lieu dans ces trois domaines fondamentaux : par leur critique des interprétations du dogme faites par les écoles théologiques (les wahhabites auront une tendance marquée à l’anthropomorphisme) ; par leur relativisation, voire leur condamnation, des écoles juridiques (madhab-s) ; par leur détestation de toutes les confréries soufies.

Une fois l’Arabie conquise, en 1925, le travail conjugué du pouvoir politique (renforcé par les pétrodollars) et religieux (avec la dynastie des Ahl al-Shaykh) sera de normaliser le wahhabisme et de convaincre qu’il n’est pas une innovation mais bien l’islam des salaf-s, des premières générations de l’islam : le « salafisme ». Pour cela le royaume wahhabite va étendre sa propagande : par le financement de fondations religieuses dans le monde et d’ouvrages dans toutes les langues ; par la diffusion du message auprès des pèlerins (qui reviennent systématiquement avec des livrets wahhabites) ; par la création d’universités qui copieront les modèles préexistants, en particulier celui d’al-Azhar en Égypte. Ces universités, au mode de fonctionnement moderne, sont aujourd’hui encore un outil majeur dans la « wahhabisation » du monde musulman.

Car il faut insister là-dessus : il n’y avait aucune tradition de "ilm", de connaissance religieuse forte, dans l’Arabie centrale avant Ibn Abd al-Wahhab. Les historiens et biographes arabes du XIXe siècle comme les chercheurs occidentaux actuels s’accordent pour dire qu’il n’y a pas à l’époque de filiation intellectuelle reliant le Najd à la grande tradition hanbalite médiévale de Syrie ou d’Irak. Pour reprendre l’expression du chercheur Nabil Mouline, Ibn Abd al-Wahhab était « l’homme de quelques livres ». Les étudiants najdites d’alors étaient contraints de voyager pour étudier car il n’y avait pas de savants faisant autorité dans leur région. Entendons « savants » au sens d’hommes de sciences transmetteurs de sanad-s, ces chaînes de transmission qui seules accordent une légitimité au savant. Fait notable : jusqu’au début du XXe siècle les biographes officiels du prédicateur najdite ne chercheront pas à éluder cette absence de légitimité scientifique. L’unique bagage intellectuel livresque d’Ibn Abd al Wahhab, le couple « Ibn Taymiyya-Ibn al-Qayyim » (élève du premier), était parfaitement assumé. Il faudra attendre la prise de pouvoir définitive des Saoud en Arabie, en 1925, pour que l’on commence à chercher une légitimité plus ancienne. C’est à ce moment que commence l’invention de la tradition.

Dans "Les Clercs de l’Islam", Nabil Mouline montre bien comment s’est élaborée cette orthodoxie wahhabite, par une institutionnalisation artificielle de la secte d’hier. Les oulémas-historiens officiels vont construire de toute pièce un passé intellectuel au Najd, forgeant des sanad-s sans preuve scripturaire. C’est le cas par exemple des travaux du cheikh Abdallah Bassam, contraint de s’appuyer sur des récits populaires évoquant des miracles pour justifier les incohérences historiques de son travail, un comble pour des hommes qui détestent l’évocation de récits surnaturels ! Parallèlement est élaborée une pseudo-histoire : celle d’un monde musulman, en particulier l’Arabie, où les populations seraient retombées dans un paganisme pire que celui de la Jahiliyya, l’anté-islam. Les élites n’auraient été quant à elles que composées de « savants-ignorants », imitateurs des erreurs juridiques passées et de soufis innovateurs. Le salut ne serait donc dû qu’à la doctrine d’Ibn Abd al-Wahhab et à l’épée des Saoud. La tradition est désormais inventée.

Par quels processus ce wahhabisme est-il en train de s’imposer comme l’islam orthodoxe ?

Il y a plusieurs causes à cette « réhabilitation de l’hérésie », selon l’expression de Hamadi Rédissi. D’une part nous avons vu que, pétrodollars et contrôle des Lieux saints aidant, l’Arabie saoudite avait tous les moyens pour étendre sa propagande : par l’aide financière apportée à l’édition d’ouvrages, la construction de mosquées et de centres islamiques partout dans le monde.

Rencontre avec l'historien Daoud Riffi sur le wahhabisme
Un second élément sera déterminant dans l’audience sans cesse accrue des idées wahhabites : la destruction des structures socio-culturelles des sociétés musulmanes. Ici le rôle de la colonisation sera central notamment dans les colonies françaises. Pour résumer, on peut dire que la colonisation crée deux ruptures. D’abord, en s’appuyant sur certains acteurs officiels de l’islam institutionnel (oulémas, chef de confréries…), les autorités coloniales vont alimenter les préjugés véhiculés par les intellectuels partisans d’une réforme de l’Islam. Ces préjugés font des savants officiels et des confréries soufies des relais coloniaux et la source d’abrutissement des populations. Les conséquences de la stratégie coloniale seront dramatiques : cela va définitivement discréditer les institutions religieuses traditionnelles, perçues comme collaborationnistes [1], ouvrant ainsi la porte à de nouveaux acteurs qui véhiculeront les idées wahhabites. Deuxième rupture : la colonisation achève le processus de pénétration de la modernité en pays de l’Islam – modernité portant en elle les germes de destruction de la tradition.
Modernisation des sociétés et évacuation des anciennes élites traditionnelles laisseront le terrain libre à une figure inédite qui deviendra centrale dans le paysage islamique et dans sa « wahhabisation » : l’intellectuel (muthaqqaf). Ce muthaqqaf est un « touche à tout » : tantôt journaliste, tantôt écrivain, tantôt penseur, tantôt militant politique. Il va progressivement remplacer le savant. Il serait trop long de relever ici l’importance que ces intellectuels vont avoir dans l’introduction du wahhabisme dans la sphère de l’orthodoxie, mais notons simplement que ceux-ci vont jouer un rôle majeur dans les mouvements indépendantistes qui prendront le pouvoir après la colonisation. À l’indépendance c’est leur vision de l’islam qui sera très largement promue : en particulier la relativisation de l’héritage juridique traditionnel et la détestation du soufisme (notamment populaire). Ils participeront à la construction de l’histoire mythologique dont je parlais, où l’islam traditionnel sera présenté comme la source de la déchéance du monde musulman et de son « retard » dans son « développement » face à l’Occident. Le « progrès », en particulier technique, deviendra l’obsession des intellectuels du monde arabe, au moment même où, en Europe, des voix se font entendre pour dénoncer les dérives de la modernité… mais cela est une autre histoire.

_______________
[1] Cette remise en cause d’un prétendu collaborationnisme foncier des élites traditionnelles (savants et soufis) reste à faire. Différents travaux d’historiens permettent cependant d’affirmer que cette vision est largement exagérée, pour ne pas dire fausse. Le confrérisme soufi en particulier sera la force majeure du jihad lancé contre les armées coloniales. La colonisation de l’Afrique du Nord par exemple, voit une forte opposition des confréries qui seront dans la ligne de mire des autorités coloniales : Kattâniyya, Rahmâniyya, Sanûsiyya par exemple. La figure de l’émir Abdel Kader étant la plus illustre, mais non la seule.







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