Les cahiers de l'Islam
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François Dubé
François Dubé est titulaire d’une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Canada) et... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 10 Janvier 2015

Réhabilitation et reconstruction du patrimoine architectural islamique en Chine: l'exemple des Hui



Suite aux campagnes antireligieuses de la fin des années 50 et aux terribles destructions de la Révolution culturelle— autant humaines que matérielles —, les musulmans chinois commencèrent peu à peu à se réapproprier leur héritage dans les années 80. Suite aux réformes économiques de Deng Xiaoping, cette restauration du patrimoine islamique s'affirma de plus en plus rapidement et ouvertement. Dans la Région Autonome Hui du Ningxia, la rapidité avec laquelle les musulmans Hui se réapproprièrent leur environnement, notamment par le rétablissement des lieux de cultes, mosquées et qubbat, est étonnante, surtout considérant que les mosquées de Ningxia ayant traversé intactes la Révolution culturelle se comptent sur les doigts d'une main.

La réhabilitation et la reconstruction du patrimoine architectural Hui furent possibles principalement grâce au revirement intégral de l'attitude des autorités politiques. Les lieux de cultes et autres objets architecturaux religieux —dont les bâtiments détruits se chiffrent à plusieurs milliers dans la seule région du Ningxia— cessèrent d'être des symboles honnis et devinrent un élément central des plans d'urbanisme du gouvernement. En date d'aujourd'hui, la Chine compterait de 35,000 à 40,000 mosquées, dont environ 4,500 au Ningxia, à savoir une mosquée par 500 musulmans Hui. Cette reconstruction du patrimoine islamique se fit parfois, littéralement, sur les cendres des anciens bâtiments. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que la capitale du Ningxia — Yinchuan — est surnommée la « ville du Phénix »...

Une architecture aux influences multiples

Selon Kang Qi, professeure d'architecture à l'Université du Ningxia et responsable d'un projet national visant à cartographier et recenser l'héritage architectural des musulmans Hui, cette réappropriation de l'espace public par les musulmans suivant les campagnes antireligieuses s'inscrivit en grande mesure dans la continuité, malgré l'introduction de nouvelles influences étrangères. En effet, malgré le traumatisme engendré par les campagnes de démolition des jeunes Gardes rouges, le particularisme architectural des Hui d'après la Révolution culturelle continue d'incarner la proximité et même la mixité de leurs deux racines culturelles. L'architecture que l'on peut observer dans les communautés Hui, que ce soit celles des habitations, des mosquées et des qubbat, est ainsi une réflexion d'un dialogue unique entre la culture chinoise majoritaire (Han) et la culture islamique minoritaire (Hui).

Cette double influence se reflète notamment dans le plan de construction de la plupart des mosquées Hui, qui rappelle celui des temples bouddhistes, à savoir une organisation « carrée ». Selon ce modèle, la seule partie de la mosquée visible aux passants de l'extérieur est un haut portail donnant sur la rue, sur lequel de grands caractères chinois, et parfois des écritures calligraphiques arabes, annoncent le nom de la mosquée. Le portail s'ouvre sur une cour intérieure fermée, plus ou moins grande, et fait face à la salle de prière, orientée vers l'ouest. À gauche et à droite se trouvent des bâtiments secondaires, notamment les appartements de l'imam, la salle d’ablutions, la salle de réception, et le cas échéant une salle de classe, où l'on enseigne les rudiments de la religion et de la langue arabe.

Or, si la mosquée chinoise peut s'apparenter au temple bouddhiste en terme de la disposition de ses bâtiments, son emplacement au sein de la communauté diffère radicalement : la mosquée Hui est traditionnellement située au cœur même de la communauté urbaine ou villageoise musulmane, alors que le temple bouddhiste se situe le plus souvent en dehors de la ville, en retrait dans les montagnes ou une forêt. La mosquée chinoise conserve ainsi une fonction qui dépasse celle d'un simple lieu de prière : c'est le centre névralgique de la communauté Hui, autour duquel les habitations sont disposées en cercles concentriques. Cet urbanisme « entripète » autour d'un bâtiment religieux s'observe également chez les Ouïgours et les autres peuples musulmans de Chine, et constitue un particularisme qui les distingue fortement de l'ethnie majoritaire Han.

Au-delà de la disposition de leurs bâtiments, les mosquées du Ningxia, comme celles de Chine en général, se déclinent en 3 grands styles architecturaux. D'abord, le style peut-être le plus répandu, notamment dans les communautés villageoises, est le style dit « traditionnel chinois ». Dans ce cas, le bâtiment est discret et difficilement différentiable des autres habitations qui l'entourent : les toits sont d'un style purement chinois, les tuiles et les murs gris ou bruns sont très sobres, les décorations extérieures sont simples. En l'absence d'un minaret, « l’appel à la prière est lancé à partir de l’entrée de la salle de prières » (Allès, ‎2009). De l'extérieur, seul un croissant surplombant la faîtière typiquement chinoise indique qu'il s'agit d'un bâtiment à vocation religieuse. La grande mosquée de Tongxin, datant de 1791, l'une des seules mosquées Hui à avoir survécu aux destructions antireligieuses dans la région, est l'exemple classique d'une mosquée traditionnelle chinoise, et fait la fierté des musulmans du Ningxia.
La grande mosquée de Tongxin. Crédit photo : François Dubé
La grande mosquée de Tongxin. Crédit photo : François Dubé

Le second style architectural, dit « arabe », est radicalement différent du premier : les murs en porcelaine blanche ou verte détonnent avec les bâtiments voisins, tout comme les hautes tourelles et les coupoles moyen-orientales, visibles à plusieurs rues de distance. Or, malgré ce style ostentatoire d'influence clairement étrangère, on peut apercevoir certaines décorations qui affirment indéniablement l'attachement de ces bâtiments de style moyen-oriental à leur environnement chinois. Notamment, la présence sur les corniches de représentations animales, en outre d'un animal mythique proche du dragon (le « Chiwen »), censé protéger le bâtiment des incendies, est un signe indéniable de cette influence chinoise.
La mosquée de Dawukou (Ningxia). Crédit photo : François Dubé
La mosquée de Dawukou (Ningxia). Crédit photo : François Dubé

Enfin, se présentant comme une fusion des deux premières, l'architecture dite « mixte » intègre à la fois des éléments des deux styles précédents. Dans ce dernier cas, la toiture, la couleur des murs, la cour intérieure, la présence ou non d'un dôme central tirent leur source tour à tour de la mosquée traditionnelle Hui ou du style moyen-oriental. Ces bâtiments empruntent également au style arabe ses hautes tours, qui peuvent s'incarner soit dans un minaret surmonté d'une coupole ou encore dans une pagode chinoise à plusieurs étages (comme c'est le cas à Lingwu).
La grande mosquée de Lingwu (Ningxia). Crédit photo : François Dubé
La grande mosquée de Lingwu (Ningxia). Crédit photo : François Dubé

Selon les témoignages recueillis, ces styles sont le reflet d'abord des préférences esthétiques des communautés locales (ou des autorités politiques dans le cas des grandes mosquées financées par les gouvernements). Chaque village disposant de sa mosquée, un voyageur se déplaçant du nord au sud du Ningxia pourrait admirer toute la gamme et la diversité des différents styles. Or, ces architectures peuvent parfois être révélatrices de l'adhérence de la communauté donnée à l'un des courants islamiques implantés dans la région, même si une telle corrélation n'est pas systématique. Selon Allès (2009), par exemple, la montée, dans les années 80 du courant Ikhwan (en chinois, Yihewani), qui cherche à se différencier des courants traditionnels soufis, est associée à l'affirmation du style architectural moyen-oriental. Ceci s'expliquerait notamment par la volonté de ces nouveaux courants de se rapprocher de leurs coreligionnaires arabes, dont l'islam est systématiquement perçu comme étant plus « authentique ». Inversement, les courants soufis plus traditionnels expriment une certaine préférence pour le style chinois, plus sobre et plus proche d'une pratique locale de l'islam.

Les qubbat: le centre de la ferveur religieuse Hui

Si les mosquées représentent le côté ostentatoire de la réappropriation de l'espace public par les Hui — celles-ci étant intégrées aux projets gouvernementaux d'urbanisme des grandes villes — le véritable renouveau de la ferveur religieuse islamique au Ningxia se trouve loin des villes, dans des qubbat (en mandarin : gongbei) où sont enterrés les saints soufis chinois.

Au chef de file de ce renouveau religieux se trouve le qubbat de Honggangzi, situé dans le conté de Wuzhong, à 50 kilomètres de la ville de Tongxin (coeur de la culture musulmane au Ningxia avec une population composée à 70% de musulmans). Ce qubbat commémore le fondateur du courant soufi associé au mouvement Khufiyya le plus influent au Ningxia, celui de Hongshou Aziz Lin (1852-1937). Originaire de la province voisine du Gansu, Aziz Lin décida au début des années 30 de s'installer à Honggangzi — une région alors aride, stérile et inhabitée, où l'agriculture est difficile en raison du manque aigu d'eau. Persévérant malgré les sécheresses, Aziz Lin et ses disciples établirent une mosquée et une école coranique, et peu à peu les fidèles des régions voisines affluèrent et se joignirent à son courant, jusqu'à devenir l'un des plus grands mouvements soufis de la région. Construit deux ans après la mort d'Aziz Lin, en 1939, le qubbat de Honggangzi est vite devenu le cœur de l'Islam soufi au Ningxia.
Le bâtiment principal du complexe architectural de Honggangzi. Crédit photo : François Dubé
Le bâtiment principal du complexe architectural de Honggangzi. Crédit photo : François Dubé

Le qubbat de Honggangzi est un ensemble architectural à grande échelle, dans un style à la fois arabe et traditionnel chinois, occupant une superficie totale d'environ 20,000 mètres carrés. Bordé de plusieurs édifices, incluant diverses salles de prières et d'études, le bâtiment principal et central du complexe contient la tombe du fondateur du mouvement soufi, et du leader de chaque génération subséquente, ainsi que celles de leur famille proche.

Malgré les relations dites positives entre Aziz Lin et l'Armée de libération populaire pendant la guerre civile, le qubbat ne fut pas épargné par la Révolution culturelle : il fut complètement détruit dans les années 70, puis finalement reconstruit et agrandi en 1987 sous l'initiative du petit-fils du soufi et actuel leader de la troisième génération du mouvement, Hongwei Zong.
Les tombes des saints soufis chinois, situées au coeur du qubbat.Crédit photo : François Dubé
Les tombes des saints soufis chinois, situées au coeur du qubbat.Crédit photo : François Dubé

Bien que discrets et situés dans des vallées loin des villes, ces qubbat (on en trouve plusieurs dizaines au Ningxia seulement) sont des lieux vivants, animés et très fréquentés par les musulmans locaux et des provinces voisines. Chaque année, une grande cérémonie s'étendant 7 jours est dédiée à l'anniversaire du décès d'Aziz Lin, durant laquelle des centaines de milliers de croyants de la région et du Gansu, du Qinghai, du Xinjiang, du Shaanxi affluent dans le minuscule village, pour venir offrir leur respect au leader soufi. Il s'agit de l'une des plus grandes célébrations islamiques de la région et de la Chine.
Pèlerins lors d'une cérémonie religieuse au qubbat de Honggangzi. Crédit photo : François Dubé
Pèlerins lors d'une cérémonie religieuse au qubbat de Honggangzi. Crédit photo : François Dubé

Ce genre d'activités détonnent avec le spectacle que l'on peut observer dans certaines des nouvelles mosquées construites par les autorités gouvernementales à grands frais : ces dernières ne sont souvent liées à aucune communauté particulière, ni attachées à aucun leader soufi, et ressemblent somme toute plus à des musées vides et peu fréquentés qu'à des lieux de culte. Si ces grandes mosquées sont un symbole convaincant du retournement radical du gouvernement à l'égard de la place de la religion dans l'espace public, elles n'ont que peu de signification pour les musulmans Hui urbanisés, dont la loyauté appartient toujours au courant ou à la secte de leur village ancestral.
Le « Village de la Culture huit », un complexe touristique non loin de la capitale régionale. Crédit photo : François Dubé
Le « Village de la Culture huit », un complexe touristique non loin de la capitale régionale. Crédit photo : François Dubé

Une réappropriation éclectique de l'espace public

La réaffirmation de l'identité musulmane Hui dans l'espace public du Ningxia ne s'est donc pas faite de manière uniforme ou homogène : elle s'est incarnée et exprimée différemment en fonction des communautés locales. La diversité des styles architecturaux des mosquées, par exemple, peut sembler incohérente ou même contradictoire à des yeux étrangers. Or, cette pluralité est somme toute le parfait reflet des contradictions inhérentes à l'identité Hui elle-même, à savoir une tension entre le fait de se définir comme une partie intégrante de la grande nation chinoise, tout en intégrant des éléments étrangers à la civilisation confucéenne afin d'affirmer sa différence face à l'ethnie majoritaire Han. La réappropriation de l'espace public reflète ainsi cette multiplicité des influences culturelles Hui, et cela transparaît dans la variété des tendances architecturales.

Cette vague de reconstruction des bâtiments religieux depuis les années 80 s'est faite autant sous l'impulsion des communautés musulmanes locales que sous l'initiative des autorités politiques. Les différents paliers de gouvernements ont également mis en place des mesures visant à préserver et à protéger le patrimoine musulman ayant échappé aux destructions passées. « C'est regrettable que de nombreux vieux édifices aient été détruits lors de la Révolution culturelle, et cela renforce la nécessité de sauvegarder le patrimoine Hui en Chine et à Ningxia », affirme Kang Qi. Ainsi, plusieurs mosquées du Ningxia, comme la mosquée centrale de Yinchuan et la grande mosquée de Tongxin, ont d'ailleurs été déclarées édifices patrimoniaux et se trouvent actuellement sous la protection de l'État.

Le processus de réhabilitation du patrimoine architectural islamique des musulmans Hui s'inscrit donc dans une double tendance, entre le rétablissement des traditions passées (comme l'illustre le renouveau des mouvements soufis) et leur entrée dans la modernité — par la construction de grandes mosquées financées par l'État et s'inscrivant dans des plans d'urbanisme visant à donner aux villes du Ningxia un cachet résolument islamique. À ce titre, il est d'ailleurs éloquent que les devantures de plusieurs immeubles non religieux de Yinchuan — des commerces, des immeubles à logement et même des concessionnaires automobiles — soient souvent décorées de croissants verts et de coupoles arabes. « Ce sont là des éléments de la culture musulmane et Hui », affirme Kang Qi, « qui sont désormais devenus une partie intégrante de l'identité moderne de la ville de Yinchuan ».

Bibliographie

Elisabeth Allès, «La mosquée chinoise : support d’identités et de modernités» [The Chinese Mosque: a support for identity and modernity], Revues des Mondes musulmans et de la Méditerranée, 125, 2009, p. 111-121

Michael Dillon, "China's islamic frontiers: Borders and identities", IBRU Boundary and Security Bulletin, hiver 2000-2001, 8 p.

Cherif-Chebbi, Leïla, Allès, Elisabeth, Halfon, Constance-Hélène, « L’Islam chinois, unité et fragmentation », Archives de Sciences Sociales des Religions, 115 (juillet-septembre 2001) : 15-46.

Min Junqin, "The present situation and characteristics of contemporary Islam in China", Doshisha University Center for Interdisciplinary Study of Monotheistic Religions (CISMOR), 2013, pp. 26 - 36

Ma Ping, Ma Jinbao, Ding Kejia, "Ningxia Qingzhensi", Les presses populaires de Ningxia, 2000, 74 p.

Wang Guoqiang, "Zoujin Huizu", Les presses populaires de Ningxia, 2008, 221 p.




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