Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 17 Janvier 2021

Pour un Islam des Lumières : cinq rappels pour sortir de l’obscurantisme

Par Valentin Husson avec Mehdi Belhaj Kacem et Jean-Luc Nancy



Cette nouvelle herméneutique de l’Islam, qui se fait déjà et continuera à se faire – je l’espère – avec force, nécessite que l’Islam se départisse des courants de l’Islam théocratique[1] qui le grève. Les deux courants principaux de l’Islam théocratique sont ceux du wahhabisme et du salafisme.

De culture chrétienne, par ma famille, résolument athée depuis l’adolescence, je n’ai pas à me substituer à ceux qui doivent prendre la parole, et le calame de l’écriture, pour opérer le travail d’herméneutique, de généalogie, et de déconstruction, qui figure, déjà, dans la sourate 96 du Coran (première sourate reçue par le prophète Mahomet, première dans l’ordre chronologique et aussi dans l’ordre des impératifs), comme l’injonction même du musulman : « Lis au nom de ton Seigneur (…), C'est Lui qui a fait du calame un moyen du savoir et qui a fait connaître à l'homme ce qu'il ignorait ». Iqrâ’ est traditionnellement traduit par « lis », mais il signifie également : « rassemble », c’est-à-dire rassemble tous les éléments d’analyse, de discernement, pour produire une lecture différenciée, nuancée ; rassemble la véridicité de ce texte et l’historicité présente de ton temps, afin de produire une vérité époquale et relative, et non absolue et définitive ; lie, en somme, l’esprit de la lettre à l’esprit de ton temps.

Si je ne veux me substituer aux musulmans qui ont à opérer cette déconstruction de l’Islam, en leurs noms singuliers, j’aimerais cependant marquer de quelques balises le texte coranique, sans recours aux ressources historico-critiques et herméneutiques, sans même en passer par le long commentaire – sûrement nécessaire – des philosophes ou historiens médiévaux musulmans, Al-Fârâbî, Ibn Rushd, ou Ibn Khaldoun. Pourquoi une telle démarche ? C’est qu’en philosophe, j’aimerais aller aux choses mêmes, c’est-à-dire au texte, lequel engage qu’on le lise, qu’on s’en empare, qu’on se l’approprie, pour le démythifier, c’est-à-dire pour le dégager des mains mal intentionnées qui voudraient se réserver le droit de le lire, ou de ne pas le lire, au motif que sa lettre ou sa vérité seraient immuables et intangibles. Les lectures savantes, historico-critiques, sont nécessaires mais réservées aux savants ; elles ne peuvent parvenir au fidèle de base que lentement, et si ce fidèle a déjà assoupli sa lecture ; on ne peut, par une injonction au préalable historico-critique, dénier au tout-venant, musulman ou non, intellectuel ou non, la possibilité de s’immiscer dans le texte. Cela aurait à tout le moins le mérite de désenclaver le texte coranique du pré carré des théocrates intéressés par l’expansion de l’Islam politique. Il s’agit de contester à ces derniers l’exclusivité – et le privilège – de l’interprétation, de faire entrer la religion, quelle qu’elle soit, dans les limites de la simple raison, c’est-à-dire dans les limites de la raison de tout un chacun. Il s’agit ainsi de dégager le texte religieux de ses autorités religieuses (comme les protestants l’ont fait avec l’Église catholique lors de la Réforme), afin de le lire en critique. Car ce dont souffre le Coran, aujourd’hui, est certainement son accaparement et son ostracisation par des théocrates malveillants, l’empêchant d’entrer dans le débat public, et de le soumettre à une lecture, oserais-je dire, populaire, éclairée et démocratique. L’Islam s’entend avec le judaïsme et le christianisme sur ceci que Dieu est un souffle, un esprit (ruah), un Logos, qui nécessite, partant, et comme tout verbe (si l’on veut bien traduire, comme la Vulgate, Logos par Verbum) d’être décliné au temps qu’il convient, c’est-à-dire au temps présent. C’est pourquoi je propose (et nous proposons avec J.-L. Nancy et Mehdi Belhaj Kacem), dans ce qui suit, une lecture au pied levé de la lettre coranique, afin d’en proposer, à ma mesure (et à notre mesure), un éclaircissement pour tout un chacun, ou un programme de lecture en cinq points ou rappels, visant à clarifier celle-ci. Car la clarification est bien ce qui manque à notre époque si obscure.

Cette nouvelle herméneutique de l’Islam, qui se fait déjà et continuera à se faire – je l’espère – avec force, nécessite que l’Islam se départisse des courants de l’Islam théocratique[1] qui le grève. Les deux courants principaux de l’Islam théocratique sont ceux du wahhabisme et du salafisme. Le premier est né au XVIII° siècle et considère qu’il ne peut y avoir aucune nouveauté dans la lecture du Coran, et que les autorités politiques doivent appliquer littéralement la Charia (code juridique réunissant les éléments juridiques du Coran et la Sunna). Le wahhabisme – qui est la version adoptée de l’Islam au Qatar et en Arabie saoudite – impose ainsi une lecture littérale du texte coranique, en interdisant par là toute lecture réformiste et critique. Le salafisme (de salaf : « prédécesseur » ou « ancêtre »), quant à lui, est un mouvement né au début du XX° siècle, sur fond d’effondrement de l’Empire ottoman, et de domination occidentale au Moyen-Orient. L’horizon politique du salafisme est la création d’un Etat réunissant tous les musulmans, et appelé Califat. Il y a toutefois trois formes de salafisme : le salafisme quiétiste, qui est un salafisme prosélyte visant à convertir le plus grand nombre par les prêches ; le salafisme politique, visant à participer à l’exercice du pouvoir ; et enfin, le salafisme djihadiste, appelant à la révolution et à l’imposition de l’Islam par les armes. Le salafisme est ainsi la matrice idéologique d’Al Qaïda et de Daesh. J’ajoute enfin que les Frères musulmans, groupe traditionaliste sunnite et politique créé par Hassan El-Banna en Égypte en 1928, sont, quant à eux, les théoriciens du rejet de la laïcité du modèle occidental, et du militantisme politique visant à retourner aux valeurs traditionnelles de l’Islam en contestant l’hégémonie culturelle occidentale et a fortiori européenne en terre d’Islam (cette société s’est fondée, en l’occurrence, en vue de lutter contre la présence britannique en Égypte).   

Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est donc la jonction entre ces différents courants ou structures de l’Islam théocratique : du wahhabisme, l’Islam théocratique retient l’interdiction de la nouveauté et de l’interprétation au motif d’une absoluité incréée de la lettre coranique (elle n’est pas née dans ce temps, et donc a à s’appliquer de toute éternité de façon identique, sans s’adapter au temps présent) ; du salafisme, l’Islam théocratique retient les structures prosélytes quiétistes et d’entrisme politique ainsi que la lutte armée afin d’imposer le régime politique espéré ; et de la Société des Frères musulmans, l’Islam théocratique retient le rejet de tout modèle européen laïc, lequel est visé comme étant celui d’une hégémonie culturelle dominante blanche et judéo-chrétienne. L’Islam théocratique est donc tressé de ces trois fils conducteurs : sa racine est multiple, en ce qu’elle est wahhabo-salafo-frériste. 

L’Islam ne pourra se libérer de son obscurantisme, et entrer dans un Islam des Lumières, qu’à la condition de prendre congé de ces mouvances, rendant rédhibitoire toute interprétation du texte coranique, et donc tout renouvellement historial de celui-ci, et par suite toute inscription dans le temps présent. Aussi doit-il, certainement, abandonner son expansionnisme politique, afin de redevenir une spiritualité affectant l’existence singulière des individus, et non une religion politique conquérante voulant reconstruire le théologico-politique que les Lumières avaient réussi à déconstruire courageusement.
L’Islam souffre, en un mot, de son universel extensif. Au « Tout vivant est unique comme Dieu est le Seul et l’Unique », on préfère, en terre politique, « Nous sommes tous un dans le Califat (ou l’État islamique) ». L’Unicité de Dieu rendant unique chacune de ses créatures se meut en unicité abstraite de la communauté musulmane. Le dogme fondamental de l’Islam, le tawḥīd, signifiant « l’unicité », et venant de wahada « rendre unique », est ici compris non pas en tant qu’universel intensif (l’unique se reconnaît dans l’Unicité de Dieu), mais en tant qu’universel extensif (l’union se fait à l’unisson d’un Dieu unique qui dissout chaque-un dans une totalité nivelante). Si Dieu est Un, alors nous sommes chaque-un unique ; mais si Dieu devient le nom de l’extension et de l’unisson (plus que de l’unicité), alors le chaque-un est nié, et la créature n’est plus unique ni sacrée, mais indistincte et désacralisée. De là que c’est l’Islam théocratique djihadiste qui tue, en ce que sa logique est celle d’une négation (ou d’une dénégation) de l’unicité du vivant. Or, il faut le dire sans ambages, ce sont ces djihadistes qui sont, au sens coranique, des « dénégateurs », en ce qu’ils dénient l’unicité (tawḥīd) de Dieu à rendre unique (wahaba) toutes les créatures qui sont les siennes. Le blasphème, c’est l’Islam théocratique. 

Au reste, cet  Islam théocratique – ou ces Islams théocratiques – perdurent sur les faiblesses d’un Occident dont les Idées s’essoufflent intensément. La faiblesse première de l’Occident est sa coupure avec l’Histoire. Et le pays qui a certainement, en Europe, du moins, le plus coupé le lien avec son passé, est la France. L’Histoire de France est devenue un no man’s land pour notre jeunesse qui, tels les camarades d’Ulysse dans l’Odyssée, semble avoir mangé les fleurs des Lotophages, celles-là même qui provoquaient oubli et amnésie. Nous sommes à l’époque de la fin de l’anamnèse. Nous avons perdu le fil d’Ariane qui nous reliait à notre tradition, et qui pouvait ouvrir grand l’avenir depuis un passé inspirant, et dont on pouvait tirer les leçons pour n’avoir plus à reproduire les erreurs du passé. (Qu’on s’instruise de la philosophie française : mis à part Foucault, Derrida, et Levinas, aucun philosophe français n’est historiciste. Cette tradition historialisante appartient, de fait, à la philosophie allemande ou italienne). Et c’est sur cette coupure d’avec l’Histoire, que le wahhabo-salafo-frérisme pullule : l’essentiel, pour lui, est de recréer du lien historial, quand bien même cette historicité est une historicité paradoxale nous reliant à de l’éternel plus qu’à du passé.  L’ancestralité y a une place fondamentale : le fondamentalisme, en ce sens, cherche à relier les fidèles à un fonds commun qui est celui de l’Islam des origines, appelé ainsi en ce que l’origine, pour le fondamentaliste, est tout aussi bien l’originel. Historialité sans historialité : le retour aux ancêtres est un retour à l’éternité de la lettre révélée. Certes, pour nous autres Modernes, il n’y pas de faits tout faits mais que des interprétations, et l’Histoire des interprétations est l’Histoire des Églises (« L'histoire de l'Église doit être proprement appelée l'histoire de la vérité », disait Pascal, dans les Pensées (L 776/B 858)) ; mais pour le fondamentalisme, l’Histoire à laquelle il est relié est une historialité qui dénie toute historialité, puisque pour lui, il n’y a que des faits et non pas d’interprétations. L’histoire critique est une histoire diachronique (celle d’un texte conçu dans une perspective herméneutique dynamique) ; tandis que la prétendue histoire à laquelle nous relie le fondamentalisme est une histoire synchronique (qui considère de tout temps le texte dans une perspective statique). Tant que nous ne redeviendrons pas des historiens critiques, des philologues et des généalogistes, nous laisserons le pas gagné l’Islam théocratique. Lequel donne une forme épique à la division subjective d’individus qui se trouvent ‘‘le cul entre deux chaises’’, c’est-à-dire entre deux cultures impliquant un conflit de loyauté (l’Islam et l’Occident), et qui trouve refuge dans une symbolique résolvant cet écartèlement diachronique des origines, par une synchronie originelle (une pré-origine, donc, une origine d’avant les origines conflictuelles). Il n’est pas anodin, en cela, que ce soit un professeur d’Histoire-géographie, Samuel Paty – pour le nommer, et l’arracher à l’oubli –, qui se soit fait assassiner en France, en 2020. C’est ce malaise civilisationnel quant à l’Histoire qui est désormais le danger de notre temps. Il nous faut réhabiliter l’Histoire, la philosophie de l’Histoire, les méthodes critiques historicistes de la pensée, pour nous réarmer conceptuellement, et lutter pour la victoire des Lumières sur les Obscurités religieuses.
            De cet Islam des Lumières, j’aimerais dire quelques mots, d’un point de vue critique, certes, mais positivement, ouvrant ainsi la voie, je l’espère, d’un rappel de ce texte, d’une déconstruction de sa lettre et d’une restitution de son esprit. Mahomet est d’ailleurs celui qui rappelle (Sourate 88, v.21-22), il est le Rappelant, il rappelle non seulement la parole divine, mais nous rappelle à ce que cette parole incréée s’est écrite dans une parole créée qui est celle de l’arabe du VII° siècle, et qu’en ce sens, elle nécessite une traduction, plus qu’une trahison, une interprétation patiente et fidèle pouvant la laisser résonner dans les temps nouveaux, en nous rappelant qu’une parole, si elle résonne depuis un passé, ne peut être vive, et résonner de vive-voix que si elle s’étend au présent et s’entend avec le présent. Qu’a-t-on à rappeler du Coran ? Et quel est d’ailleurs le plus grand Rappel du Coran ? Eh bien ceci que Mahomet est celui qui rappelle la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique. Ainsi, est-il écrit dans la Sourate 88, v.21-22 : « Lance donc le Rappel : tu n’es là que celui qui rappelle/ Tu n’es pas pour eux celui qui régit ». N’est-ce pas des versets étonnants et épatants, appelant à une laïcité et à une séparation des ordres ? N’est-ce pas un verset formidable, pour qui sait lire, c’est-à-dire pour qui sait être musulman (étant entendu que « musulman » est synonyme de lecteur, de celui qui a l’obligation de lire, et qui est soumis au devoir de la science critique de la lecture) ?, n’est-ce pas un verset à verser à l’anthologie islamique contre-islamiste ? Car les Islams théocratiques, dont nous avons parlé, blasphème l’obligation du musulman de lire, de ce que si un texte est ce qu’il est de toute éternité, il n’a plus besoin d’être lu, puisqu’il n’a plus besoin d’être supporté par le travail de la lecture qui consiste toujours à relier le contradictoire : comment allier la vérité d’un texte à la relativité d’une époque ?, comment, partant, rappeler l’esprit d’une lettre dans l’esprit d’un temps ?
            Le second rappel est celui de l’injonction à savoir. Je citerai à ce titre deux hadiths du prophète Mahomet. Le premier dit ceci : « Apprendre la science est une obligation pour chaque musulman. » (Rapporté par Ibn Maja et authentifié par Cheikh Albani dans Sahih Targhib n°72). La science n’est donc pas une possibilité pour le croyant musulman, mais l’incondition de sa condition de fidèle. Inconditionnellement, le musulman doit apprendre, s’adonner à la science, c’est-à-dire d’un même tenant lire, comme on l’a dit, mais également critiquer, c’est-à-dire discerner, faire usage de son esprit critique pour savoir ce qui de la lettre s’inscrit encore dans l’esprit du temps ; se relier au passé, à ses racines, à une tradition ancestrale, certes, mais encore aux racines triconsonantiques de sa langue sémitique, qui nécessite qu’on apprenne à les déchiffrer avec finesse pour placer leurs esprits, c’est-à-dire leurs voyelles, là où il convient pour ne rien perdre de leur sens éclairé. Je n’ignore pas que l’Islam théocratique, lui aussi, se revendique de la Science, mais c’est une conception scientiste du texte en tant que celui-ci serait la Science même (englobant toutes les sciences spécifiques et particulières) devant régir l’humanité tout entière. La science, dont je parle, n’est pas celle qui émanerait du Coran, mais celle du lecteur exerçant sa rationalité ; science donc propre à la Modernité, où c’est le sujet qui légifère de manière autonome dans l’ordre du savoir, et non les Églises ou la seule Révélation divine. Allah est par ailleurs défini dans le Coran comme étant « la lumière des lumières », et les « dénégateurs » sont ceux qui dénient cette lumière à Dieu : s’inscrire dans la voie qu’Allah ouvre à chacun, c’est ainsi s’inscrire dans celle des Lumières de la pensée, et donc de la science, et non dévoyer ces sentiers dans l’Obscurantisme de celui qui tue au nom d’une lettre à laquelle il a ôté son enluminure, pour ne l’avoir jamais étudiée ni lue. Le second hadith est bien connu (Derrida y faisait référence dans Circonfession) : « l’encre de l’étudiant est plus sacrée que le sang du martyr ». Hadith qui fera se reconnaître ces « frères ennemis »(Levinas) que sont le judaïsme et l’Islam et qui laissent une place extrêmement importante à l’Étude du texte, à sa répétition et à sa discussion, à son apprentissage par cœur laissant à chaque fois de manière unique résonner – au cœur de qui le sait – ce texte autrement.
            Le troisième rappel est celui de la Miséricorde. L’Ouverture du Coran, ainsi que toutes les sourates qui s’en suivent, donne les premiers mots de toute prière musulmane : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux (Bismi Allahi alrrahmani alrraheemi). » Ce qui est intéressant à noter est que cette première sourate s’intitule « Al-Fatiha ». Mohamed l’appelait « La mère du livre ». Tout encore, la racine sémitique (juive et arabe) de miséricorde est l’utérus, la demeure utérine, la solidarité matricielle (le couple hébraïque est rakhamin/rekhem, et de celui arabe rahim/çilat al-rahim).  Dieu est ainsi adoré en ce qu'il est la Mère du pardon, en ce que donc sa miséricorde est utérine et matricielle. On versera cela au titre d’une déconstruction de la misogynie en Islam, mais tout encore au titre d’un Dieu qui n’intime pas au meurtre, mais au pardon maternel, comme une mère pardonne tout à son enfant, le pire comme le futile. Cette miséricorde maternelle, je ne peux pas ne pas la penser depuis la magnifique phrase d'Albert Cohen dans le Livre de ma mère : « Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l'aimé, le pauvre aimé, si peu divin. » Le génie divin, la divinité même d’Allah est ce génie maternel qui pardonne même à ceux qui ne suivent pas sa voie, c’est-à-dire même aux incroyants, aux athées, ou aux non-musulmans. Allah est en cela « le Tout pardon, l’Aimant »(sourate 84, v.14). S’il est l’Aimant, c’est qu’il est aussi le Tout Amour, l’inconditionnalité d’un pardon pardonnant même l’impardonnable. Car il n’y a de pardon, comme le savait Derrida, que du parjure le plus extrême, que du blasphème le plus grand, que de l’impardonnable même. C’est ainsi que : « Quand Allah a fini sa création, il a écrit sur son Trône : Ma Miséricorde précède ma colère.».
(Rapporté par Boukhari dans son Sahih n°7422).
            Le quatrième rappel, lequel est premier en Islam, et que l’on a déjà abordé ci-dessus, est celui l’Unicité de Dieu et de la vie. Il n’y a de Dieu que Dieu, cela signifie qu’au contraire du christianisme le Dieu n’est pas trinitaire, mais Un et indivisible. Reste que cette unicité et cette singularité affecte toutes ses créatures. Chaque vivant, humain comme non-humain, est unique. « A chacun de Vous, Nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. Faites assaut de bonnes actions vers Dieu » (Sourate 5, v. 48). Non seulement l’Unicité de Dieu n’est pas contradictoire avec les différences entre les humains, et les vivants non-humains, mais ces différences sont un don divin : nous avons à éprouver celles-ci afin de trouver une concorde, un universel qui nous rassemble, qui nous lie, plus qu’il nous oppose et nous sépare. Ces différences sont en chacun : elles sont la chance d’être unique, et d’avoir une voie singulière à emprunter, à inventer. Formule de l’universel intensif musulman : Toute créature est unique comme son Dieu est unique et singulier. Le sujet humain se rapporte à l’universalité de Dieu, de sa vérité, de son unicité, en tant qu’unique. Et c’est cette singularité qui, non seulement, invite à une lecture singulière de la lettre coranique, mais qui permet tout encore la divergence des interprétations. C’est encore celle-ci qui fait que la vie est sacrée : attenter à la vie d’un individu, c’est attenter à son unicité, c’est donc attenter à l’Unicité de Dieu. La divergence est la bienvenue en Islam comme les étrangers le sont. Un hadith du prophète l’avère : « L’Islam est né en étranger, bénis soient les étrangers ». L’étrangeté de l’altérité (tant qu’elle n’attente pas à la vie et n’est donc pas mortifère ou obscurantiste) nécessite une hospitalité inconditionnelle.
            Le cinquième et dernier rappel que j’aimerais faire à propos de l’Islam me tient particulièrement à coeur. Il se rapporte à l’écologie. En effet, aucune religion monothéiste, plus que l’Islam n’a fait une telle place à la question des vivants (non-)humains, et notamment à la question animale. Les nombreuses sourates du Coran portant un nom d’animal l’atteste, et la vigilance de Dieu à l’égard des espèces animales et vivantes en général est notoire. Deux versets m’intéressent au plus haut point. Le premier est issu de la deuxième sourate (v.60), intitulée « La vache », et dit ceci : « « Mangez et buvez de ce que Dieu vous attribue. Ne faites point de dégât criminel sur la terre » ». Principe de précaution et de prévoyance écologique : ne vous conduisez pas tels que les possesseurs de cette Terre, et de la vie terrestre, ne devenez pas les prédateurs et les meurtriers de l’unicité de la vie, ne considérez pas les ressources naturelles comme des ressources financières (un hadith magnifique appelle à la vigilance contre cette prédation économique : « Lorsque ma Communauté exaltera le dinar et le dirham, lui sera ôté le prestige de l'Islam, et lorsqu'elle cessera de commander le bien, elle sera privée de la bénédiction de la Révélation. » Rapporté par Ibn Abî-l-Dunyâ dans Kitâb al-Amr bi-l-Ma'rûf). Autre verset magnifique (Sourate 6, v.38) : « Pas de bête sur la terre, ni d’oiseau volant de ses ailes qui ne constitue des sociétés pareillement à vous ; dans le Livre Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose ». Traduction : la vie mondaine est constituée d’écosystèmes dans laquelle l’interrelation a à être respectée pour ne pas détériorer la vie du Tout ; tout monde en cela est une cosmétique, c’est-à-dire un Cosmos où l’harmonie, ce que le Coran appelle « la Beauté », doit être préservée afin de sauvegarder l’unicité du vivant, c’est-à-dire aussi l’unicité de l’Archi-Vivant qu’est Dieu (le « Vivant (Al-Hayy) » est d’ailleurs l’un des 99 noms que l’on attribue à Allah).
            C’est au titre, donc, de cet Islam des Lumières qui est plus que jamais possible et nécessaire, et pour lequel il nous faut penser, travailler et critiquer, qu’il nous faut aujourd’hui résister à l’Islam obscurantiste. Le Dieu de l’Islam est le Dieu qui envoie « des signes pour un peuple capable de réfléchir », « d’entendre », et de « raisonner »(Sourate 30, v.21-24) ; ce peuple, je n’en doute point, se montrera à la hauteur de ses Lumières (Sourate 25, v.35), à la hauteur de l’interprétation qu’exigent ces signes, car « Dieu est le Vrai qui s’explicite »(Sourate 24, v.25), et qui donc appelle à la raison (de) ceux à qui Il se livre.

______________
[1]  Nous préférons à « islamisme » l’expression « Islam théocratique ». Il ne s’agit en rien d’un déni langagier de la forme radicale, intolérante et meurtrière de l’Islam, mais d’un embarras face un terme conçu sur le même suffixe que « judaïsme » «, christianisme » ou « shintoïsme » (et qui d’ailleurs au XVIIIe siècle a été employé de cette manière). Embarras, oui, en ce que ces noms ne recouvrent pas de radicalité particulière. « Islam théocratique » a qui plus est l’avantage de renvoyer immédiatement à un Islam politique pour lequel l’imposition de l’exercice du pouvoir et de l’expansion politique vient d’une autorité divine révélée dont le commandement est univoque et ne souffre d’aucune interprétation.

Valentin Husson est philosophe, docteur en philosophie, et chargé cours à l'Université de Strasbourg. Sa thèse portait sur les interprétations des philosophes contemporains de la "mort de Dieu". Il a publié en 2020 L'Écologique de l'Histoire (Préface de J.-L. Nancy, Paris-Bienne, Diaphanes, "Anarchies").
Co-signataires :
Jean-Luc Nancy est philosophe, et professeur émérite de l'Université de Strasbourg. Son œuvre, traduite en plusieurs langues, est mondialement reconnue.
Mehdi Belhaj Kacem est philosophe, il a publié en 2019 son système philosophique, qui est une somme de ses travaux depuis une vingtaine d'années, et intitulée Le système du pléonectique (Paris-Bienne, Diaphanes, "Anarchies")."

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