Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 2 Avril 2023

Pierre Lory, La Dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns.



Dans le Coran, le terme « homme » (insān) désigne le plus souvent « les qualités humbles ou pécheresses de cette créature, ou tout le moins des états neutres moralement ». C’est la conformation de l’homme à la volonté divine qui le guide vers son vrai destin et le rend véritablement « humain ». S’il ne respecte pas la charia, l’homme brouille les différences entre humains et animaux (p. 236).

Denise Aigle
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Bulletin critique des Annales islamologiques , 35 | 2021 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
 
 

Broché: 288 pages
Éditeur :
Albin Michel (28 février 2018)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2226400765

Présentation de l'ouvrage par l'auteur

    © Direction de l'Image et de l'Audiovisuel, EHESS / IISMM 2019

Compte-rendu

   
Denise Aigle
 
    Le livre de P. Lory est consacré à la place de l’homme dans le cosmos, où il n’est pas seul car d’autres créatures existent à côté de lui : les anges, les animaux et les djinns qui, au même titre que l’homme, font aussi partie du monde des vivants. Toutes ces créatures de Dieu sont mentionnées dans le Coran, les hadiths, les commentaires coraniques, les textes juridiques et les écrits des spirituels musulmans. Pierre Lory se livre ici à une analyse minutieuse de toute cette littérature qui comporte de nombreux développements sur les anges, les animaux et les djinns. Les points de vue des exégètes du Coran et des mystiques sont parfois contradictoires, mais ils peuvent aussi converger dans certains cas. La question principale qui se pose est celle de la nature de ces créatures.

Dans l’introduction « Qu’est-ce qu’un humain ? » (p. 19-39), P. Lory s’interroge sur la nature de l’homme, étant donné que cela détermine le statut des autres êtres qui forment le vivant. Il part de la discussion à Bagdad entre Junayd (m. 910) et Ḥallāj (m. 922). Ce dernier lui demanda : « Qu’est-ce qui produit la différence entre l’individuel et la nature (chez l’homme) ? » Junayd répondit : « Je ne vois dans tes paroles que curiosité […]. Pourquoi ne t’interroges-tu pas sur ton désir secret […] de dépasser tes semblables ? Quel gibet souilleras-tu [de ton sang] ? » P. Lory fait remarquer que la question de Ḥallāj visait un élément primordial de la pensée théologique, à savoir la question de la volonté divine pour chaque être créé. La véhémence de la réponse de Junayd est représentative de la piété sunnite pour laquelle un tel questionnement est dangereux (p. 19). En fait, la notion de « nature humaine » n’a pas de contours précis. La notion de « nature » élaborée dans la pensée grecque, comme l’explique P. Lory, n’a pas d’équivalent dans la tradition musulmane. Les philosophes arabes ont traduit cette notion par les termes ṭab‘, ou ṭabī‘, d’une racine qui signifie « laisser une trace durable, imprimer » (p. 19-20). Néanmoins, cette définition de la nature reste étrangère à la pensée religieuse qui parle de la disposition accordée à l’homme par Dieu dès sa naissance ; elle est désignée par le terme fiṭra. En d’autres termes, le fait d’être un homme (ou un ange, ou un animal) résulte d’un « statut accordé par Dieu et dépendant de Sa seule volonté » (p. 21). Selon tous les textes exégétiques ou spirituels, l’être humain n’est pas le seul à être doté de conscience, d’un esprit (rūḥ). Le Coran et les hadiths affirment l’existence de quatre catégories de populations qui sont dotées d’esprit. Les « anges » peuplent les cieux mais aussi la terre ; ils sont intelligents, sages et purs. Les « djinns » sont des êtres terrestres, qui n’ont pas accès aux régions célestes. Ils sont sexués, peuvent être vertueux, croyants ou mécréants. Ils ressemblent aux humains et peuvent se rendre invisibles à ces derniers. Les « hommes », façonnés d’argile et d’eau comme Adam, sont désignés dans le Coran par le terme bashar. On trouve aussi les « animaux », ce qui peut paraître surprenant car ils sont souvent rejetés parmi les créatures dépourvues de raisonnement. Ils ne suivraient que leur nature innée, sans soumission à des valeurs morales, sans réflexion personnelle (p. 21-22). P. Lory montre dans son livre que le critère pour déterminer la nature d’un être n’est pas celui de l’infériorité ou de la supériorité. Il s’agit plutôt de « discerner la finalité propre à chaque être » dans le projet divin (p. 23). La notion centrale est l’esprit (rūḥ) qui confère la vie à l’être humain et lui donne une individualité propre. Il est aussi le véhicule de son destin post mortem. P. Lory pose la question (p. 24) : « Si le rūḥ confère la vie à l’homme, n’est-ce pas le cas pour le monde animal ? » Le texte du Coran affirme de façon assez claire que les animaux sont dotés d’une intelligence réelle qui leur permet de connaître leur Créateur, de le louer et d’accomplir Sa volonté.

L’ouvrage comporte deux grandes parties. La première « Hommes et animaux » (p. 43-155) est sans conteste la plus novatrice et volumineuse du livre de P. Lory. La seconde « Hommes et anges » (p. 159-230) s’intéresse aux anges et aussi aux djinns. Six sourates du Coran portent des noms d’animaux : la Vache (2), les Troupeaux (6), les Abeilles (16), les Fourmis (27), l’Araignée (29) et l’Eléphant (105), ce qui témoigne de leur importance. Dans le chapitre « Les animaux croyants et serviteurs de Dieu », p. 43-67, à partir d’exemples tirés du Coran, P. Lory explique que les animaux sont les signes de la puissance et de la bienfaisance divines. Ils ont été créés pour l’utilité des hommes, se nourrir, se déplacer, porter des charges, etc. L’animal peut aussi se faire le transmetteur du message divin, comme le corbeau qui creuse la terre pour faire voir à Caïn où enterrer le corps de son frère Abel ; Caïn se met alors à regretter son acte (p. 53-54). Il est admis dans le texte coranique que les animaux peuvent parler, en particulier les oiseaux. Connaître le langage des oiseaux fait partie de l’héritage de Salomon. C’est un apanage des saints hommes.

Les animaux peuvent servir d’intermédiaires de la volonté divine mais ils sont, eux-mêmes, destinataires de messages divins. Le Coran fournit un exemple explicite d’une communauté animale, celles des abeilles (sourate 16 : 68-69) : « Ton seigneur révéla aux abeilles : “Prenez des demeures dans les montagnes, les arbres et les treillages […]. Puis mangez de tous les fruits, suivez les voies de votre Seigneur en toute humilité ». Ce passage coranique donne lieu à plusieurs interprétations. Selon Maybudī, auteur d’un commentaire coranique en persan commencé en 1226, l’abeille est un animal de piété (p. 71-73). Il ressort de ces interprétations qu’elle ressemble aux croyants car elle se nourrit de choses pures, est active la nuit et ne fait de mal à personne.

Les animaux figurent dans les collections de hadiths relatives à l’eschatologie. Abū ‘Abd Allāh Muḥammad al-Qurtubī (m. 1271), savant et traditionniste malikite, explique qu’il existe des formes multiples de mort. Celle des hommes et des animaux du monde terrestre, celle des djinns et des anges. Les animaux ne sont pas une création séparée des hommes, ils ont un destin commun (p. 87-90). On trouve également des allusions coraniques à la survie des animaux dans l’au-delà. Ils seront ressuscités à la fin des temps avec les hommes. Qushayrī (m. 1072), qui était aussi un exégète, dit que les animaux seront ramenés à la vie et rassemblés le Jour de la Résurrection pour être rétribués de leurs bonnes actions les uns envers les autres (p. 92). Les animaux qui ont joué un rôle sacral, comme le veau d’Abraham, le bélier d’Ismaël, les fourmis et la huppe de Salomon, le chien des Sept Dormants, par exemple, ont une place au paradis. Ils y sont présents pour le plaisir des bienheureux ; ils font partie de la récompense qui leur a été promise (p. 98-99).

P. Lory consacre un chapitre au sort des animaux au regard du droit. Dans les textes juridiques, le serpent et le chien sont rejetés car ils sont considérés être en rapport avec les démons (shayāṭīn) et les hommes pervers. Le serpent est particulièrement réprouvé parce qu’il est en rapport avec les djinns. Le bâton de Moïse est décrit dans les hadiths comme un serpent ou un djinn (p. 107). Le chien fait aussi l’objet de réprobation, mais les jugements, selon leur origine, sont divergents. Dans les traditions prophétiques, le statut de cet animal est ambivalent. Selon un hadith figurant dans le Ṣaḥīḥ de Bukhārī, une prostituée se vit pardonnée parce qu’elle avait abreuvé un chien assoiffé (p. 113). L’impureté du chien est cependant une caractéristique majeure de la norme dans l’islam. L’animal est honni non seulement pour son impureté supposée mais aussi parce que sa présence selon plusieurs traditions entraînerait la désertion des anges. Néanmoins les écoles juridiques n’adoptent pas toutes le même point de vue. Les chaféites sont les partisans de l’impureté par nature du chien, tandis que les malikites pensent qu’il est pur (p. 259, n. 20). Selon plusieurs traditions, sa présence entraînerait la désertion des anges. Gabriel aurait dit à Muḥammad qu’il n’était pas entré chez lui parce que s’y trouvait un chien. Suite à cet événement, le Prophète aurait donné l’ordre d’exterminer tous les chiens (p. 108-109). Cependant, ce point de vue négatif doit être tempéré par les nombreux cas de sainteté canine, dont le plus emblématique est celui du chien des « Compagnons de la Caverne » mentionné dans le Coran au début de la sourate 18 (p 63-67). On peut également citer le chien de Najm al-Dīn Kubrā rendu saint par son regard et qui devint le dévot du cheikh [1]. P. Lory cite d’autres cas de sainteté canine (p. 152-153). Les animaux apparaissent très fréquemment dans les textes mystiques et la littérature hagiographie. Les maîtres spirituels les considèrent comme des êtres raisonnables (mukallafūn). Ibn ‘Arabī dit qu’ils possèdent cette gouvernance qu’ont reçue les hommes. Dieu leur a révélé par dévoilement (kashf) ce qui convient à leur nature ; c’est là leur « Livre » et leur coutume (sunna) sacrés (p. 141).

Au terme de sa recherche, mettant en lumière les points de vue différents exprimés par les auteurs, selon qu’ils sont exégètes, juristes ou mystiques, P. Lory répond à sa question initiale : comment s’articule le destin de l’homme par rapport à celui des animaux, des anges et des djinns. Il souligne qu’il n’existe aucune catégorie de créatures qui jouisse d’une position ontologique intermédiaire. L’islam ne reconnaît pas de « sur-nature », tous les êtres qui ne sont pas Dieu sont à un niveau d’égalité (p. 232). P. Lory dit que « même le plus grand des walī-s n’est saint que parce que Dieu a fait de lui son ami » (p. 232). Il n’est pas saint à cause de ses efforts et ses mérites ; on peut d’ailleurs ajouter que le saint ne fait pas de miracle (karāma), mais que Dieu lui donne cette faculté miraculeuse. P. Lory fait également remarquer qu’aucun des êtres créés n’est doté de nature stable. Il n’existe nulle « nature » humaine ou angélique, mais simplement un « statut » assigné par Dieu (p. 232). Les anges sont crédités d’une très grande pureté d’intention, d’un dévouement et d’une obéissance à l’égard du divin créateur. Cependant, l’exégèse a souligné leurs réticences au moment de la création d’Adam, par exemple le cas équivoque d’Iblīs qui refusa de se prosterner devant Adam, ou encore la transgression d’Hārūt et Mārūt qui, descendus sur terre avec l’instruction d’éviter les péchés, s’éprirent d’une très belle femme (p. 235). La différence apparaît plus claire s’agissant des humains. Dans le Coran, le terme « homme » (insān) désigne le plus souvent « les qualités humbles ou pécheresses de cette créature, ou tout le moins des états neutres moralement » (p. 236). C’est la conformation de l’homme à la volonté divine qui le guide vers son vrai destin et le rend véritablement « humain ». S’il ne respecte pas la charia, l’homme brouille les différences entre humains et animaux (p. 236). 

On constate la richesse de ce livre qui est fondé sur une grande érudition et une analyse minutieuse des sources. Il reste néanmoins très accessible aux non-spécialistes de l’islam. L’ouvrage que P. Lory nous donne à lire s’inscrit dans le sillage de ses nombreuses recherches sur la mystique islamique [2]..

 
    Référence électronique
Denise Aigle, « Pierre Lory, La Dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 35 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/bcai/338 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.338

Références

_____________________

[1] D. DeWeese, « Dog saints and dog shrines in Kubravī tradition », dans Miracle et karāma, p. 458-497.
[2] Voir par exemple, Alchimie et mystique en terre d’Islam, Paris, Verdier, 1989 ; La Science des lettres en islam, Paris, Dervy, 2004 ; Le rêve et ses interprétations, Paris, Albin Michel, 2003.

Pierre Lory, La Dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns.

 




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