Les cahiers de l'Islam
Les cahiers de l'Islam
Les cahiers de l'Islam


Vendredi 23 Octobre 2020

Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l'islam et politiques musulmanes en France à l'époque coloniale.



Puisant dans des revues scientifiques, monographies, écrits juridiques, politiques ou romans coloniaux pour sonder les origines coloniales de l'islamophobie et le poids de la variable religieuse dans le processus de « barbarisation » des populations musulmanes colonisées, Olivier Le Cour Grandmaison montre en définitive comment l'islamophobie contemporaine emprunte aux représentations historiques élaborées sous la « République impériale », en mettant en lumière la continuité épistémologique qui semble l'emporter dans certaines disciplines sur une véritable rupture après la Seconde Guerre mondiale.

Sonia Taleb

Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.

Broché: 304 pages
Editeur :
La Découverte (17 octobre 2019)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2707190673

    Par Sonia Taleb
Doctorante en histoire à l'EHESS.     

     Le politologue Olivier Le Cour Grandmaison poursuit ses recherches sur le fait colonial sous la Troisième République en consacrant son nouveau livre à l'histoire des représentations de l'islam et des musulmans en France, un objet de recherche encore peu investi. Revenant sur l'élaboration des représentations islamophobes, il en éclaire les origines savantes dans le contexte de légitimation scientifique des conquêtes et d'institutionnalisation des savoirs coloniaux et analyse leur influence sur les « politiques musulmanes » mises en application dans l'empire colonial. Les choix terminologiques sont clarifiés dès l'introduction et le développement se compose ensuite de cinq chapitres thématiques consacrés à la « République impériale » et aux politiques musulmanes, aux représentations essentialistes des musulman·e·s et de leurs sexualités, et enfin à l'islamophobie du gouvernement des « musulmans » et de l’État colonial.

     À la suite des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed [1], Olivier Le Cour Grandmaison identifie l'usage courant du terme islamophobie, à la fin du XIXe siècle, pour désigner à la fois les caractéristiques négatives imputées à l'ensemble des musulmans et les politiques coloniales répressives qui en découlent. Il s'appuie sur des textes d'Ernest Renan, personnage pivot de sa démonstration, pour en extraire un discours fondateur sur l'islam comme religion des « races » et peuples inférieurs, dangereuse et guerrière. Célébré pour son œuvre scientifique et littéraire, le prestigieux philosophe reste, aujourd'hui encore, moins connu comme pourfendeur de l' « islamisme », terme désignant alors la religion des musulmans [2]. Sa légitimité et son autorité lui permirent pourtant de jouer un rôle primordial dans la diffusion de ces représentations qui se retrouvent dans les écrits de savants (orientalistes, historiens, géographes, ethnologues, juristes), de médecins et de fonctionnaires coloniaux, puis se popularisent par la voie du roman colonial et du manuel scolaire. Ce « renanisme » triomphant inspira une islamophobie savante qui justifia des pratiques d'exception tant coloniales que métropolitaines.

     Olivier Le Cour Grandmaison retrace ainsi la généalogie d'une figure altérisée, celle du « musulman » barbare, antithèse de l' « Européen » éclairé. Perçu comme sauvage et « réputé sans religion propre », le « Noir » est relégué au plus bas de la hiérarchie raciale, tout en étant considéré comme moins dangereux. Aux antipodes de la civilisation européenne, l'islam est identifié par Renan comme un obstacle à la raison, au progrès et à la science, à l'image de l' « esprit sémitique ». Ses thèses, qui trouvent un écho auprès de dirigeants de la Troisième République alors que celle-ci poursuit son expansion en Afrique, ont, selon Olivier Le Cour Grandmaison, certainement joué en faveur d'une législation d'exception mettant à distance les « indigènes » (chapitre 1). Les écrits sur l'islam de l'auteur de Qu'est-ce qu'une nation ? inspirèrent aussi bien le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse que l'orientaliste Maurice Gaudefroy-Demombynes, le républicain Jules Ferry que le politologue eugéniste Lothrop Stoddard.

     À la fin de la Première Guerre mondiale, la nécessité de prendre en compte les méfaits d'une politique musulmane trop répressive mettant à mal l'ordre colonial est évoquée par des administrateurs et savants coloniaux (chapitre 2). Face au spectre de l'islamisation de l'Afrique française, certains entendent œuvrer à l’émergence d'un « islam occidental » en Afrique du Nord. Le développement des mouvements anticoloniaux renforce toutefois la perception de l'islam comme danger et moteur principal des résistances, de même que la menace d'une potentielle alliance entre « panislamistes » et « bolcheviks » alimente, au lendemain de la Révolution russe, cette vision des musulmans comme essentiellement « fanatiques » et animés par une détestation de l'Occident.

     Nombre d'observateurs et de spécialistes aspirent, dès la seconde moitié du XIXe siècle, à rendre compte des manières d'être et d'agir de l'ensemble des « mahométans », qui seraient déterminées selon les principes de l'islam (chapitre 3). Le fatalisme – mektoub – expliquerait ainsi une paresse et une incapacité à exploiter la terre qui tranchent avec la « mise en valeur » européenne, comme le note Maupassant durant son voyage en Algérie et en Tunisie, qui donne lieu à plusieurs chroniques pour Le Gaulois.

     Les représentations de la sexualité des musulman·e·s, qui entendent mettre au jour la « mentalité primitive » et le vice de la société musulmane toute entière, sont étoffées par la littérature médicale (chapitre 4). Polygame, misogyne et homosexuel, le « musulman » devient le vecteur d'une contamination sanitaire et morale. Olivier Le Cour Grandmaison relève aussi des analogies entre antisémitisme et islamophobie : perçu comme un danger pour la masculinité de l' « Européen », le « Nord-Africain » est, à l'image du « Juif », accusé d'en saper les fondements par une inexorable féminisation. Ces théories éclairent l'enchevêtrement des représentations racistes, sexistes et homophobes qui se diffusent dans l'entre-deux-guerres. L'attention portée à la « femme indigène », objet de désir et de débauche, se renouvelle et s'intensifie quant à elle pendant la guerre d'Algérie, avec la mise en scène du « dévoilement » de femmes musulmanes.

     La « surcriminalité » des musulmans qui justifierait une répression plus sévère dans les colonies est également invoquée dans la métropole (chapitre 5). Le démographe et psychanalyste Georges Mauco alerte notamment sur la dangerosité supposée de la présence d'« Africains du Nord » en métropole qui menacerait d'« abâtardir » la race en raison des maladies vénériennes dont ils seraient porteurs. Selon Olivier Le Cour Grandmaison, l'islamophobie savante et élitaire soutint une « islamophobie d’État » traduite par des mesures d'exception appliquées dans les colonies – articles du régime de l'indigénat ciblant la religion des « indigènes », circulaire de 1911 organisant en AOF un « régime de surveillance administrative » à l'égard des musulmans – comme en métropole.

     Si les textes de Renan sur l'islam et les musulmans fondent un « régime de vérité » [3], celui-ci ne fut pas hégémonique pour autant, souligne l'auteur. En témoignent les écrits critiques du réformateur musulman Djemâl ad-Dîn al-Afghâni, ou de l'homme de lettres Charles Mismer qui affirmait en 1883 que « "Si la condamnation de l'Islam, prononcée par Renan, demeurait sans appel, […] si ses idées obtenaient force de loi", la politique musulmane de la France deviendrait, "en Algérie, de plus en plus méprisante, vexatoire et spoliatrice, au point de rendre la vie impossible aux Arabes et de nous faire considérer par eux comme des ennemis mortels" » (p. 14-15). Au XXe siècle, plusieurs voix s’élevèrent contre les orientations coloniales et représentations islamophobes, parmi lesquelles celle de l'administrateur colonial Maurice Delafosse ou du fondateur du Destour, Abdelaziz Thâalbi, qui dénonça dans l'entre-deux-guerres l'instrumentalisation du prétendu « fanatisme » des populations musulmanes visant à disqualifier toute résistance à la politique coloniale.

     Une bibliographie sélective, un index des noms de personnes et un index thématique complètent le livre qui s'appuie, comme les précédents travaux de l'auteur, sur des sources variées tout en laissant de côté les archives, une méthodologie qui lui fut reprochée par certains historiens. Puisant dans des revues scientifiques, monographies, écrits juridiques, politiques ou romans coloniaux pour sonder les origines coloniales de l'islamophobie et le poids de la variable religieuse dans le processus de « barbarisation » des populations musulmanes colonisées, Olivier Le Cour Grandmaison montre en définitive comment l'islamophobie contemporaine emprunte aux représentations historiques élaborées sous la « République impériale », en mettant en lumière la continuité épistémologique qui semble l'emporter dans certaines disciplines sur une véritable rupture après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, sa démonstration oblitère parfois les contradictions et flottements qui traversent le pouvoir et les savoirs coloniaux, où se fait jour la marge de manœuvre des colonisés qui n'ont cessé de troubler la stabilité de la domination coloniale tout au long de la période étudiée.

     L'analyse d'Olivier Le Cour Grandmaison pourrait être confrontée avec celle avancée par l'historien Gérard Noiriel dans Le Venin dans la plume [4]. Comparant les grammaires identitaires du pamphlétaire antisémite Édouard Drumont et du polémiste islamophobe Éric Zemmour, l'auteur révèle une matrice discursive commune aux deux journalistes qui ont habilement tiré profit de contextes favorables à la diffusion de leurs thèses. Si Drumont est identifié comme « père » fondateur de l'antisémitisme français, qu'en est-il des racines de l'islamophobie zemmourienne ? En délaissant cette question, Gérard Noiriel semble circonscrire le discours islamophobe à sa seule production récente et conjoncturelle, là où Olivier Le Cour Grandmaison situe ses fondements au cœur du pouvoir impérial, apportant une perspective originale et enrichissante qui mériterait d'être débattue.

Notes

_____________________

[1] Hajjat Abdellali, Mohammed Marwan, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, coll. « Cahiers Libres », 2013 ; compte rendu de Damien Simonin pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/12827..
[2] Aimé Césaire et Edward Saïd ont également relevé les jugements essentialistes et racistes qui jalonnent les écrits de Renan.
[3] Au sens où l'emploie Michel Foucault.
[4] Noiriel Gérard, Le Venin dans la plume, Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, coll. « L'envers des faits », 2019 ; compte rendu de Florian Besson pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/37840.


 


Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l'islam et politiques musulmanes en France à l'époque coloniale.




Nouveau commentaire :


Dans la même rubrique :
< >

Dimanche 15 Octobre 2023 - 18:30 À quand le frérisme par dol éventuel ?

Dimanche 17 Septembre 2023 - 19:00 Rémi Brague ou L’islam des ignorants




LinkedIn
Facebook
Twitter
Academia.edu
ResearchGate


Notre newsletter



Nos éditions




Vient de paraître
SANGARE_Penser_couv_France_Dumas-scaled
Omero
Alc
rivet
islam et science
Mino
Sulami
Soler
Maghreb