Les cahiers de l'Islam
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Jeudi 7 Janvier 2021

Michel Chodkiewicz (1929-2020)

Par Denis Gril



Le 31 mars 2020, Michel Chodkiewicz nous a quitté à l’âge de 90 ans. Il ne publiait ni ne participait plus à des colloques depuis un certain nombre d’années, mais se tenait au courant des publications et continuait à entretenir une correspondance importante avant que la maladie ne finisse par limiter son activité.

C’est un grand spécialiste du soufisme et de l’œuvre du grand maître andalou Ibn al-ʿArabī (m. 638/1240) en particulier, que nous venons de perdre. Son parcours dans le domaine des études arabes et islamiques est on ne peut plus atypique car Michel Chodkiewicz ne rejoint l’Université qu’à la toute fin de sa carrière. Il commence dès le début des années cinquante l’étude de l’arabe et de l’islam et s’intéresse très tôt au soufisme et à Ibn al-ʿArabī dont il ne cesse, tout au long de sa vie, de lire et de méditer l’œuvre immense. Mais c’est dans l’édition qu’il fait carrière. Entré jeune aux éditions du Seuil à Paris, il en gravit tous les échelons jusqu’à en devenir le Président Directeur Général de 1979 à 1989. Son métier d’éditeur le met en contact avec d’éminents universitaires, spécialistes de sciences humaines, historiens en particulier, qui apprécient sa compétence éditoriale, sa vaste culture et sa profonde connaissance de l’islam et de sa spiritualité. Dès 1982, il se voit confier une charge de conférence à l’EHESS puis, en 1989, ayant pris sa retraite des éditions du Seuil, il est recruté comme Directeur d’Études dans cette même institution et y assure un cours intitulé « Histoire de la sainteté dans les sociétés musulmanes arabophones ». Il prend sa retraite définitive en 1994, tout en continuant à participer à des rencontres scientifiques et à publier puis se retire progressivement de la vie publique. En tant qu’éditeur puis enseignant-chercheur, Michel Chodkiewicz voyage et participe à un grand nombre de colloques et de conférences en France et de par le monde. Outre son intérêt majeur pour l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī, il s’implique activement dans plusieurs groupes de recherche sur les voies soufies et sur la sainteté en islam, souvent dans une perspective comparatiste. Il tisse également un vaste réseau de connaissances au cours de ses voyages, de rencontres scientifiques et surtout grâce à une abondante activité épistolaire. Il partageait son vaste savoir avec une générosité et une diligence qui impressionnaient ses correspondants.
 

Son œuvre, comme le montre sa bibliographie jointe en annexe, se partage entre ses livres, traduits pour la plupart en anglais et dans d’autres langues, ses articles consacrés à Ibn al-ʿArabī et ceux ayant trait à l’histoire de la sainteté et du soufisme.

Son premier ouvrage Emir Abd el-Kader, Écrits spirituels (1982), traduction de chapitres des Mawāqif, fait connaître la dimension spirituelle de l’Émir et de son œuvre, peu connue jusqu’alors. Une importante introduction ouvre le dossier de la transmission de l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī qui sera repris par la suite. Le choix de ces textes, inspirés par le Coran et l’orientation la plus métaphysique de la doctrine d’Ibn al-ʿArabī, constitue une première introduction à cette dernière. C’est pour dissiper quelques malentendus sur la doctrine de l’unité de l’Être (waḥdat al-wuǧūd) que Michel Chodkiewicz introduit et retraduit en 1982 l’Épître sur l’Unicité absolue d’Awḥad al-Dīn al-Balyānī (m. 686/1288), précédemment attribuée à Ibn al-ʿArabī. Son auteur, influencé par Ibn Sabʿīn (m. 668 ou 669/1269-1271), y soutient le caractère purement illusoire du monde, alors qu’Ibn al-ʿArabī considère celui-ci comme le lieu de manifestation des théophanies divines. Cette épître se présentant comme un commentaire de la tradition « Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur », l’introduction montre ce qui différencie la doctrine de la connaissance de cet auteur de celle d’Ibn al-ʿArabī. Michel Chodkiewicz a été ensuite le maître d’œuvre des Illuminations de la Mecque (1989), anthologie de traductions d’extraits d’al-Futūḥāṭ al-Makkiyya. Il a surtout écrit une importante introduction, premier guide de lecture de l’œuvre principale d’Ibn al-ʿArabī. C’est sans doute Le Sceau des saints : prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî (1986) qui a connu la diffusion la plus large. Michel Chodkiewicz y expose quelques-unes des notions clés de la doctrine d’Ibn al-ʿArabī, telles al-insān al-kāmil et al-ḥaqīqa l-muḥammadiyya, et leurs fondements métaphysiques et leurs implications hagiologiques, tout en inscrivant cette doctrine dans l’histoire du soufisme et de la spiritualité en islam. Un océan sans rivage : Ibn Arabî, le Livre et la Loi (1992), comme l’indique le sous-titre, démontre la relation essentielle et structurelle entre l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī et le Coran. Si l’abondance des références au Coran et au hadith n’échappe pas à tout lecteur, des Futūḥāt en particulier, il fallait attendre Un océan sans rivage pour saisir la relation entre sa composition – et celle d’autres œuvres – et l’ordonnance du Coran. La Révélation instaurant la relation entre le Seigneur et le serviteur, c’est par la conformité à la Loi que l’homme réalise sa perfection. Par ces études, Michel Chodkiewicz, sans couvrir certes tous les champs possibles des études sur le Šayḫ al-akbar leur a donné néanmoins une impulsion décisive en les réorientant vers la source coranique et prophétique de son inspiration.

Plusieurs de ses articles abordent des aspects particuliers de la doctrine et de l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī, d’autres ouvrent un vaste champ de recherche qui ne cesse de se développer : ses continuateurs, ses opposants et la diffusion de son œuvre. Son étude « Maître Eckhardt et Ibn Arabî » mérite une mention spéciale. Tout en se montrant très réservé sur les rapprochements souvent peu scientifiques entre auteurs de traditions et d’époques différentes, Michel Chodkiewicz se livre ici à une approche doctrinale comparée dont la rigueur est exemplaire et convaincante.
Ses articles sur l’histoire du soufisme traitent de deux domaines différents et complémentaires : d’un côté, les modalités et les typologies de la sainteté, émanant souvent de rencontre à caractère comparatiste entre le christianisme et l’islam ; de l’autre, l’histoire des voies spirituelles (ṭuruq) et les modes de transmission initiatique, dans le cadre de recherches collectives sur les confréries en islam. De la première série, on retiendra « Le modèle prophétique de la sainteté en islam » (1994) qui fait le lien entre prophétie et sainteté, en continuité avec Le Sceau des saints. « La sainteté et les saints en islam » (1995) inscrit dans la longue durée le statut de la sainteté dans l’histoire doctrinale. « Les quatre morts du soufi » (1998) sur la mort et la renaissance initiatiques ou « la sainteté féminine dans l’hagiographie historique » (1995) ou encore « La somme des miracles des saints de Nabhânî » (2000) répondent chacun à la volonté de souligner la spécificité de l’hagiologie islamique tout en fournissant des éléments de comparaison avec le christianisme. Sollicité pour conclure les actes d’une rencontre sur les hommes de Dieu dans l’islam et le christianisme, Michel Chodkiewicz, dans « Quelques leçons du comparatisme » (2003) concluait prudemment et positivement : « Mais le profit le plus certain que chaque spécialiste peut retirer de cet échange amical, c’est sans doute le regard neuf qu’il le conduit à porter sur son propre champ d’étude dans ce qu’il a d’unique ». Michel Chodkiewicz reste pour nous un modèle de rigueur et d’ouverture, de réserve et de générosité scientifique.
 
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Michel Chodkiewicz en1987/ © Dominique Souse
Michel Chodkiewicz en1987/ © Dominique Souse






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