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Vendredi 11 Novembre 2016

Les Mamelouks, XIIIe -XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l'islam



Les Mamelouks, XIIIe -XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l'islam


Date de parution 04/09/2014
24.00 € TTC
448 pages
EAN 9782020871129






Une recension de l'Académie des sciences d'outre-mer sous licence Creative Commons Paternité. 

Soliman le Magnifique s’était employé à taxer d’illégitimité le sultanat mamelouk que son père Sélim avait abattu en 1517. Julien Loiseau entend récuser ce jugement; il veut restituer dans sa singularité l’histoire d’un pouvoir qui sans être dynastique a régné légalement sur l’Egypte et la Syrie et protégé la religion du Prophète pendant près de trois siècles. L’expérience mamelouke débute dans les années 1250 à un moment où le califat de Bagdad s’effondre et où l’avancée mongole menace la vallée du Nil. Fort de la victoire d’Ayn Jalut en Palestine, Baybars pose les bases du régime mamelouk et inaugure le règne des « esclaves-couronnés ». Le recours à des esclaves-soldats n’est pas nouveau; il remonte aux califes abbassides qui l’avaient pratiqué dès le IXe siècle. Mais le régime mis en place au Caire est radicalement original puisqu’il élève un ancien esclave jusqu’au trône.

Les esclaves-soldats ou mamelouks étaient importés à un âge précoce des marges septentrionales des territoires de l’Islam selon un commerce organisé avec le concours des Génois qui participaient à leur traversée en mer Noire et en Méditerranée. Leur recrutement par voie de traite a constitué un des principaux enjeux de la diplomatie mamelouke. Arrivés à destination, les jeunes mamelouks entretenaient, après leur achat, des liens étroits, tant dans l’ordre symbolique qu’affectif, avec leur maître et en connaissaient plusieurs avant d’être affranchis. Les casernes de la citadelle étaient le lieu de leur éducation qui prévoyait l’apprentissage de l’arabe et la récitation du Coran. Le turc servait de langue vernaculaire à l’ensemble de la société militaire. A leur majorité, ils recevaient une instruction militaire et étaient initiés aux « arts équestres » (al-furusiyya) qui étaient une véritable culture de guerre, connue sous le nom d’ « arts des Turcs ». Indissociable du sabre, le cheval était le privilège des Mamelouks. Avec le diplôme qui sanctionnait leur formation militaire et leur accordait l’affranchissement, ils intégraient pleinement la société mamelouke qui les avaient modelés depuis de longues années, et espéraient pour les meilleurs d’entre eux accéder aux charges les plus élevées.

Après avoir décrit le commerce des hommes et les fondements de la société militaire, l’auteur consacre un troisième chapitre au rôle de l’armée qui régnait en maître en Egypte et en Syrie. La force collective des Mamelouks leur a permis de maintenir leur hégémonie sur le pays et de prélever à leur profit ses ressources. La hiérarchie militaire bénéficiait d’un prélèvement assis sur la terre, sous la forme de l’iqta ou concession fiscale intransmissible qui assurait son existence. Cinquante sultans se sont succédé sur le trône du Caire. Cela paraît beaucoup au regard des treize sultans rassoulides du Yémen et des seize rois de France pour la même période. Certains l’ont expliqué par la violence des processus politiques qui caractérise la période mamelouke. Certes la tension n’a cessé de traverser la société militaire, mais elle a pu être plus ou moins bien résolue par la faculté pour certains de construire une légitimité face à de grands émirs incapables de s’y opposer. Ainsi, de 1290 à 1310, la réalité du pouvoir était exercée par un groupe d’émirs issus de la Maison de Qalawun. De 1310 à 1341, avec le troisième règne pacifié d’al-Nasir Muhammad, les Qalawunides s’installaient durablement à la tête de l’Etat. De sa mort naturelle à l’assassinat du sultan Hasan (1361), huit de ses fils étaient élevés au sultanat, ainsi que quatre autres de ses descendants au cours des vingt années suivantes, dans un climat d’instabilité chronique qui fut souvent tragique pour les membres de sa famille portés sur le trône. En 1382, le dernier des Qalawunides était déposé et Barquq accèdait au pouvoir. A cette même date, Ibn Khaldun débarquait à Alexandrie. Trois générations s‘étaient écoulées depuis la fondation du régime mamelouk. C’était pour ce lettré le temps imparti pour un pouvoir de naître, se développer et décliner, comme il avait pu l’observer avec les dynasties impériales du Maghreb.

L’exemple mamelouk confortait sa théorie : la première génération avait atteint sa force avec Qalawun ; la seconde, sous al-Nasir Muhammad, avait porté le pouvoir à son apogée ; le temps des déséquilibres était venu avec la troisième génération. L’esprit de corps ou ‘asabiyya qui servait à établir l’Etat s’était affaibli et brisé sur une nouvelle solidarité. Barquq est le premier sultan qui ne fût pas issu d’une maison royale depuis les origines du sultanat mamelouk. Il est sauvé du désastre quand Tamerlan, après Damas, se dirige vers l’Anatolie pour affronter Bajazet II à Ankara. Il parvient à refonder l’asabiyya de l’Etat mamelouk en lui donnant une dimension circassienne par le recrutement d’esclaves issus de son propre peuple. Il redouble ainsi la solidarité tirée de l’esclavage militaire d’une solidarité ethnique. Au cours de la période de relative stabilité politique qui s’ouvre quatre sultans issus de sa maison exercent ensuite le pouvoir au prix d’intérims dynastiques et d’émeutes endémiques (1412-1461). En 1468, Qaytbay est placé sur le trône par l’aristocratie militaire, mais il est prisonnier de la violence insurrectionnelle des jeunes mamelouks et soumis à la menace ottomane. Le régime mamelouk s’écroule définitivement en 1517 après trois générations depuis l’avènement de Barquq ! Arrachés à leur famille naturelle, déracinés par un long voyage, les Mamelouks cultivaient la mémoire de leur origine commune et se réclamaient d’une nouvelle identité, qui fait l’objet du quatrième chapitre. Cette identité est façonnée par leur tradition militaire, leur tenue vestimentaire, la langue turque, leur savoir équestre. L’usage du blason, d’abord associé aux fonctions domestiques exercées dans la Maison du sultan, se généralise, comme nulle part ailleurs, dans la société militaire mamelouke. De la fortune mobilière des émirs, il subsiste une luxueuse vaisselle en verre émaillée et en bronze incrusté marquée à leur blason. Les Mamelouks apparaissaient collectivement aux yeux de leurs sujets comme étant « la dynastie des Turcs ». Leur nom même gommait leur passé et révélait leur destinée : conversion à l’islam, turcité professionnelle, filiation mamelouke.

La fin de l’ouvrage traite successivement de l’habitat des émirs et de leur sédentarisation. Les Mamelouks ont laissé un riche héritage architectural. Leur espace urbain était structuré par la citadelle qui est la marque du pouvoir et le signe de sa domination sur la ville. La société militaire concentrait ses résidences et activités autour des marchés établis « sous la citadelle » (taht al-Qal’a). Un soin particulier était apporté dans les constructions aux porches rehaussés d’un décor à alvéoles (muqarnas) et à l’ornementation des coupoles qui symbolisent l’autorité. Les Mamelouks ont créé de multiples fondations pieuses (waqf) qui leur offraient un point d’ancrage dans leur pays d’adoption, à un moment où le soufisme triomphait dans la société islamique et où le culte des saints avait la faveur de la population. Le juriste rigoriste Ibn Taymiyya dénonça ces pratiques jugées contraires aux préceptes de l’islam et condamna violemment « les pèlerinages aux tombeaux » qui ne disparurent pas pour autant. Les institutions pieuses mameloukes ont configuré l’intérieur de la ville puisqu’un mausolée ne pouvait y être érigé qu’avec un édifice religieux (madrasa, mosquée ou couvent). La structure urbaine s’en trouvera stabilisée puisque les fondations étaient protégées des spoliations. En établissant de telles institutions, les sultans et les hauts dignitaires espéraient s’attirer la bénédiction divine mais pensaient surtout à perpétuer leur nom. Les Mamelouks étaient en quête d’une sédentarisation rendue inaccessible de leur vivant par leur origine étrangère. Pourtant ils n’avaient pas honte de leur passé servile pour avoir servi d’instrument aux desseins divins et être entrés dans la lumière de l’islam, comme un prédicateur le rappelait au sultan Qaytbay : « Il fut un temps où tu n’existais pas, et maintenant tu existes; un temps où tu étais incroyant, et maintenant tu es musulman; un temps où tu étais un esclave, et maintenant tu es un homme libre; un temps où on te donnait des ordres, et maintenant c’est toi qui en donnes ». Certes leurs efforts pour gagner une postérité n’ont porté leurs fruits qu’à titre posthume; mais leur présence funéraire reste durablement inscrite dans le paysage urbain avec leurs tombeaux imposants et leurs dômes de pierre ouvragés. Jules Loiseau n’a pas cherché à réhabiliter le sultanat mamelouk mais s’est appliqué à faire le récit d’une expérience unique dans l’histoire du monde islamique en en détaillant tous les aspects avec une grande précision (près de cent pages de notes) qui en fait un ouvrage de grande rigueur scientifique.

Henri Marchal




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