Les cahiers de l'Islam
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Docteur en langue et littérature arabes de l’Université de Bordeaux 3, avec pour champ de recherche... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 22 Décembre 2012

Le concept de l’Inimitabilité du Coran (1ère Partie)



Le concept de l’Inimitabilité du Coran (1ère Partie)
La thèse de l’inimitabilité du Coran a fait l’objet de nombreux écrits et controverses dès l’avènement de l’Islam. Ces quelques pages se proposent de présenter l’origine de ce questionnement ainsi que les différentes hypothèses qui ont été avancées. Dans une seconde partie sera approfondi le point de vue de Abd al-Qāhir al-Ğurğānī , partisan de l’ordonnancement et opposant acharné de la théorie de l’empêchement (la ṣarfa).
Le concept de l'inimitabilité du Coran que la tradition a élevé à hauteur de dogme, revêt des contenus divers selon les époques sans pour autant présenter de divergences appréciables ; disons en première approche que l'on peut parler d'un iğāz de contenu et d'un iğāz stylistique. Dans le premier cas, le Coran est inimitable par le message qu'il apporte à l'humanité et par sa fonction de guide. Dans le second, l'accent est mis sur la manière stylistiquement inimitable dont est exprimé ce message.

Ce concept a pris naissance dès la révélation. Il est d'ailleurs, et certains voient là sa légitimité, proclamé dans plusieurs versets [1] du Coran.
Dieu commence par lancer le défi en proposant de produire un récit semblable au Coran : « Qu'ils apportent donc un récit semblable à celui-ci, s'ils sont sincères. » [2]
Devant l'incapacité des gens à satisfaire sa demande, Il modère son exigence à la production de dix sourates semblables à celle du Coran : « Diront-ils : il a forgé cela. Dis : apportez donc dix Sourates forgées par vous et semblables à ceci ! Invoquez alors qui vous pourrez, en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques. » [3]
Enfin, Il ne propose plus à leur éloquence qu'une sourate : « S'ils disent : "Il l'a imaginé", dis : "apportez donc une sourate semblable à ceci et invoquez qui vous pourrez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques. » [4]
Ce défi n'était pas limité au monde des hommes mais allait au delà pour défier le monde des djinns, et s'adressant aux hommes et aux djinns Il leur dit, même en vous unissant vous ne pourrez produire rien de semblable : « Dis : "si les hommes et les Djinns s'unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne produiraient rien qui lui ressemble, même s'ils s'aidaient mutuellement". » [5]

La nature de ce concept de l'inimitabilité, sous ses aspects linguistiques et lexicaux a fait l'objet de discussions entre les groupes religieux et nous allons examiner jusqu'à quel point les critiques et les exégètes des cinq premiers siècles de l'Hégire se sont engagés dans ces voies qui reposent sur la "conviction" et se réfèrent à la doctrine. Il y eût ceux qui défendirent la "ṣarfa" ou l’empêchement, d'autres qui penchèrent pour les "évènements passés et à venir". Avec Abd al-Qāhir al-Ğurğānī (m. 471) la réflexion évoluera, en ce sens qu'il apportera sa pensée critique et la substituera à toutes les pensées doctrinales. Mentionnons d'abord les efforts et les travaux importants des savants avant lui, en les considérant en tant que patrimoine arabe qui a eu des conséquences évidentes dans sa pensée et sa culture. Les savants anciens al-Farrā[6] (m. 207), Abū Ubayda [7]  (m. 210) se sont adonnés à des études sur les différents aspects qui tracerons le chemin devant les chercheurs pour connaître les raisons de l'inimitabilité. Ces deux savants ont émis des propositions pour dévoiler les particularités des styles coraniques, esthétiques et artistiques. Dans leur sillage de nombreux chercheurs ont continué à développer des thèses pour tenter de donner des explications sur le secret de l'inimitabilité.

La cause de l'inimitabilité du Coran a été à l’origine des luttes ethniques, culturelles et idéologiques de grande ampleur entre les Musulmans et d'autres peuples. Dans ce contexte le texte coranique était exposé au doute, cela a poussé de nombreux Mutazila et d'autres à composer des épîtres (al-Haṭṭābī, al Rummānī etAbd al-Qāhir) et des œuvres pour démentir les arguments des adversaires et défendre le Coran pour faire apparaître ses aspects inimitables, pour purifier la croyance et la protéger des mensonges qui étaient propagés par ses adversaires, alors la lutte entre les Musulmans et les ennemis de l'Islam a changé et est devenue un conflit entre Musulmans qui étaient dans le doute et sceptiques. Pour s'opposer aux adversaires du Coran qui étaient de grands penseurs et étaient de cultures diverses, perse, grecque, hindoue, les Mutazila et les Ašāira et d'autres se sont ardemment mobilisés pour défendre le Coran et combattre tous les mensonges des infidèles [8].

Trois tendances se sont dégagées de ces œuvres qui pour l'essentiel essayaient d'apporter des arguments en leur faveur, tout en réfutant les points de vue de ceux qui avaient une autre vision et avançaient des idées différentes. On distinguait ainsi trois courants :

– Les partisans du courant selon lesquels al-iğāz résiderait dans les informations sur les évènements passés et les prophéties.
– Les partisans de la théorie de la arfa ou de l'empêchement.
– Les partisans de l'ordonnancement.

Les Évènements passés et les Prophéties

Dans le premier courant, les Mutazila voulaient donner au concept de l'inimitabilité du Coran un caractère universel de façon que l'Arabe et le non-Arabe le reconnaissent, pour cela ils l'ont lié à des repères comme des informations sur des évènements inconnus du passé ou à venir, c'est-à-dire que l'inimitabilité se manifeste au niveau des récits et des nouvelles sur les Anciens et sur les Derniers. Pour eux, en effet, dans le discours coranique il y a à la fois informations et prophéties qu'aucun humain n'est en mesure de faire. Selon les adeptes de cette tendance, le Coran a prédit des évènements qui se sont effectivement déroulés ultérieurement, par exemple : « Alif. Lam. Mim. Les Romains seront vaincus dans le pays voisin, mais après leur défaite ils seront vainqueurs dans quelques années... » (9] 
Le Coran informe aussi sur la personnalité du Prophète qui était ummī  [10], ne sachant ni lire ni écrire. De même, il est habituellement reconnu que celui-ci n'avait aucune connaissance des livres des peuples antérieurs, de leur mémoire, de leur histoire, ce qui pour les tenants de cette thèse est la preuve que le Coran est la parole de Dieu et non celle du Prophète, et justifie le caractère inimitable du Coran.

La ṣarfa (l’empêchement)

Les partisans du deuxième courant, sous l'impulsion de al-Naẓẓām, théologien mutazilite (mort en 232-846) considèrent que le Coran est inimitable en lui-même c'est-à dire que les humains sont impuissants du fait même de leur nature, à produire quelque texte semblable au Coran et d'autres considèrent que Dieu était délibérément intervenu pour empêcher les Arabes de produire un texte semblable au Coran. Sans cette intervention divine les Arabes auraient pu facilement relever le défi. Celle-ci était en soi un miracle. En ce qui concerne le texte, il n'a rien de particulier en tant que tel. Et cette idée est connue sous le nom de l’empêchement qui revient à al-Naẓẓām.
A ce propos al-Ašarī, (m. 324) le grand adversaire des Mutazila, dans Maqālāt al-islāmiyyīn, dit que al-Naẓẓām, le maître d'al-Ğāi (m. 255), soutenait que : « Le signe et le merveilleux du Coran réside dans ce qu'il contient d'informations sur les réalités inaccessibles aux humains. Quant à la composition et à l'ordonnancement du texte il aurait été possible que les humains puissent l'atteindre si Dieu ne les en avait empêchés par une incapacité qu'il a créée en eux. » [11] 
Al-Naẓẓām nie l'inimitabilité dans son ordonnancement et sa composition, il considère que le bayān du Coran est une exposition normale et que les arabes avaient la possibilité de produire quelque chose de semblable au Coran si Dieu n'avait pas empêché leurs esprits. Selon cette conception, connue dans la littérature sous le nom de théorie de "l'empêchement", le Coran est imitable en tant que texte arabe, mais il ne l'est pas en tant que fruit d'une révélation divine renfermant un savoir divin. Sa supériorité réside donc dans son contenu plutôt que dans son style.
L'opinion de al-Naẓẓām s'est heurtée à une opposition forte des Mutazila eux-mêmes, qui affirmaient l'inimitabilité du Coran en tant que style et locution. Le premier opposant fut son disciple al-Ğāiẓ qui observe que l'inimitabilité du Coran est liée seulement à son ordonnancement.

L'Ordonnancement

Al-Ğāḥiẓ a ouvert dans ce domaine les recherches sur l'inimitabilité rhétorique du Coran, il a traité de ce point dans un livre consacré à ce sujet, qui est intitulé naẓm al-qurān [12] qui malheureusement a été perdu, mais dont on trouve des traces dans d'autres œuvres d'al-Ğāḥiẓ. Dans ses différents écrits on retrouve sa ferme conviction que l'ordonnancement coranique est inimitable pour les hommes et que cet ordonnancement est une preuve de la véracité du Coran, il dit à ce propos : « Dans le Livre révélé ce qui nous indique qu'il est crédible, c'est son ordonnancement merveilleux qui rend les hommes incapables de produire quelque chose de semblable. » [13]
Il affirme d'abord que chaque prophète est marqué par un miracle, Moïse qui avait surpassé en magie les sorciers de l'époque des pharaons, Jésus au temps des spécialistes de la médecine qui faisait des guérisons miraculeuses. De même Muḥammad envoyé par Dieu a défié les arabes, dont beaucoup d'orateurs et de poètes, sur le plan de l'éloquence pour produire quelque chose de semblable au Coran [14]. 
Les partisans de ce troisième courant, al-Haṭṭābī (m. 388), al-Bāqillānī, (m. 403) et d'autres, rejoignent l'opinion d'al-Ğāḥiẓ, à savoir : le caractère inimitable du Coran réside à l'intérieur même du texte, du discours. Ces critiques, dans leur approche de ce qui était nommé à l'époque l'ordonnancement, c'est-à-dire la liaison entre l'expression et le sens, ont développé une méthode logique et juste, reflétant en même temps un sens fort et ont montré l'effet de tout cela dans leurs présentations. Cette démarche commencée avec al-Ğāḥiẓ prendra sa forme plus rationnelle avec Abd al-Qāhir qui développera particulièrement cet aspect, à savoir que l'idée de l'inimitabilité est interne au discours coranique, et non externe. Les deux premières thèses donnent une explication de l'inimitabilité du Coran en faisant une lecture externe. Par contre ce troisième courant explique cette spécificité par une approche interne du texte, en considérant le texte en lui même.

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[1] Si l'on se réfère au classement chronologique des 114 sourates selon Blachère (système Weil-   Nöldeke-Blachère), les trois sourates ont été révélées dans l'ordre que nous citons, al-ūr (première période Mekkoise), Hūd et Yūnas (fin de la période Mekkoise - début de la période Médinoise). D'après Roger Catarini, l'Islam cet inconnu, pp. 229-236.
 
[2] Sourate LII, al-ūr, verset 34, traduction D. Masson.
 
[3] Sourate XI, Hūd, verset 13, traduction D. Masson.
 
[4] Sourate X, Yūnas, verset 38, traduction D. Masson.
 
[5] Sourate XVII, al-Isrā, verset 88, traduction D. Masson.
 
[6] Al Farrā, Maānī al-qurān, tome 1, pp. 23-153, tome 2, p. 91.
 
[7]  Abū Ubayda, Mağāz al-qurān, p. 11.
 
[8] Cf., Alā Nūr al-Dīn, Abd al-Qāhir al-Ğurğānī, fī Qirāāt al-balāġiyyīn al-muḥdaṯīn, p. 35.
 
[9] Sourate XXX, al-Rūm, versets 1 à 3, traduction D. Masson.
 
[10] Ummī : selon E. Geoffroy EI nouvelle édition, tome, 10, p. 931, ce terme a donné lieu à des interprétations divergentes. Il est généralement traduit par "illettré" ou appartenant à un peuple n'ayant pas de livre révélé". Au pluriel "ummiyyūn" désignait les juifs qui connaissaient mal la Thora  (S. II, v. 78), ou les arabes polytéistes de la période préislamique (S. III, v. 20 – S. LXII, v. 2) mais aussi les non-juifs qualifiés de "Gentils" par les juifs de Médine. Dans le Coran, ummī désigne l'illettrisme de Muḥammad  (S. XXIX, v. 48). Pour Ibn Haldūn, la ummiyya de Muḥammad  ne trahit pas une déficience, comme c'est le cas chez le commun des hommes, mais manifeste sa perfection  (muqaddima, p. 65) . Pour terminer, certains orientalistes ont vu dans al-nabī al-ummī, "le prophète des Gentils", c'est-à-dire envoyé à un peuple n'ayant pas de livre révélé. C'est l'expression que nous retiendrons.
 
[11]Abū al-Ḥasan al-Ašarī, Maqālāt al-islāmiyyīn wa iẖtilāf al-muṣallīn, p. 269.
 
[12] Ce livre a été mentionné par al-Bāqillānī dans l'introduction de son livre Iğāz al-qurān, p. 8.
 
[13] Al-Ğāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, t.4, p. 90.
 
[14] Cf. , Al-Ğāḥiẓ, Ḥuğağ al-nubuwwa, tome 3, p. 279.






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