Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 3 Janvier 2020

La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles.



Dans ce monde désenchanté, où le religieux a perdu sa valeur d’absolu et n’est plus qu’une pratique culturelle parmi d’autres, salafisme et djihadisme posent tous deux l’existence comme un exercice de conformité à une Vérité immuable. Dès lors, s’il est nécessaire avec Khosrokhavar de faire de l’usage de la violence le critère de la distinction entre salafisme et djihadisme, il est également salutaire de maintenir l’hypothèse de leur inscription dans un même effort de réhabilitation du sacré sous une forme répressive et normée.
Par Élisabeth Schulz

Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.

 
Pour compléter sa lecture, le lecteur pourra se reporter à l’émission de France Inter du 10/05/2016 La marche de l'histoire où Jean Lebrun avait reçu l'historien Pierre Vermeren, pour discuter autour de l'ouvrage.



 

Broché : 431 pages
Editeur : Belin
Date de sortie : 03 mars 2016.
Collection : Histoire
Langue : Français
ISBN-10 : 2701196647

Quatrième de couverture

Si le radicalisme musulman et le terrorisme islamique nous inquiètent depuis les années 1980, une nouvelle spirale négative s'est enclenchée qui a conduit aux tueries de janvier et novembre 2015 à Paris. À écouter les commentateurs et les responsables politiques, on croirait que la France n'a jamais côtoyé l'islam. Pourtant, l'empire colonial fut un formidable «laboratoire», près d'un siècle et demi durant, pour aborder les questions religieuses. Comment instaurer des modes de coexistence ? Comment réguler les relations entre Islam, confréries musulmanes, chrétiens et juifs ? Ce fut le souci quotidien de générations d'officiers et d'administrateurs, sous la houlette des autorités politiques françaises. Cet ouvrage propose une relecture globale de cette expérience unique et de ce que furent les pratiques en oeuvre dans le coeur battant de l'empire colonial: les terres «arabes» et «arabo-berbères». Il raconte la découverte de l'islam par la France coloniale au début du XIXe siècle, les aléas de la protection des chrétiens d'Orient et les réalités de la politique du «royaume arabe» ou à l'égard du judaïsme; il analyse enfin la manière dont la République, quoique laïque, s'est essayée à reconstruire les religions en Afrique du Nord et ce que furent leurs réactions, en particulier la montée du salafisme, à l'heure où s'annonçait la décolonisation. Notre héritage colonial pèse encore sur notre histoire présente. En saisir les complexités ne peut que nous aider à mieux affronter les problèmes de notre temps, en particulier la question religieuse, qu'on croyait à tort apaisée. À cet égard, ce livre est une contribution essentielle.

Recension

Dans cet ouvrage, Pierre Vermeren, professeur d’histoire à l’Université Paris-I et spécialiste du monde arabe et arabo-berbère contemporain, propose une relecture des événements qui vont de la conquête de l’Algérie à l’avènement du salafisme et qui illustrent bien la multiplicité des politiques coloniales en matière de religion. Il se démarque par son approche qui constitue « une histoire politique de la colonisation dans sa transversalité religieuse » (p. 14) et ne relève pas d’une histoire du colonialisme ou d’une histoire religieuse classique. En effet, l’auteur nous démontre qu’il ne peut en être autrement dans les mondes arabe, arabo-berbère et turc où la religion est partout [1]. Cette recherche s’inscrit dans la veine de ses ouvrages précédents qui remettaient en question les idées reçues sur le monde arabe [2]. Inscrivant sa recherche au cœur de l’actualité, sa réflexion met à jour le lien entre le passé et ce qui se déroule actuellement sous nos yeux. L’un des enjeux de cet ouvrage est de montrer de quelle manière l’univers mental des musulmans a été bouleversé au cours d’un siècle et demi : si l’islam était local et patriarcal, il est devenu mondialisé et standardisé. C’est ainsi que l’œuvre de Pierre Vermeren décrit l’évolution de l’islam qui progressivement a été absorbé « dans la spirale salafiste qui porte une vision simplifiée » (p. 406). L’auteur pointe aussi du doigt la politique d’amnésie menée en France après 1962, qui a pour conséquence d’accueillir les ressortissants des anciennes colonies en leur demandant de s’assimiler « comme si l’islam était un petit bagage et non une civilisation » (p. 402). Ce faisant, il remet en cause notre perception des causes originelles provoquant la transformation de la société. En effet, Vermeren rappelle que celle-ci ne se réduit pas à des phénomènes économiques, sociologiques ou politiques mais que cela inclus la religion, tout particulièrement quand on parle du monde musulman.

À travers ce livre l’auteur montre que même si, aujourd’hui, on a l’impression de découvrir l’islam, en réalité, pendant un siècle et demi, la France coloniale a traité, combattu ou encadré la religion musulmane. Après que l’auteur a montré qu’une nouvelle aire a commencé avec la campagne d’Egypte de Napoléon Ier, le chapitre « L’Algérie et la conquête » permet de réfuter – dans la continuité des travaux de Claude Prudhomme [3], l’idée selon laquelle les missions chrétiennes et la colonisation sont « les deux facettes de la domination coloniale européenne » (p. 47). Le cas de l’Algérie démontre particulièrement le contraire, avec une armée qui de 1830 à 1870 tient les représentants catholiques à l’écart. De plus, l’ouvrage met en lumière l’influence du saint-simonisme, notamment en Egypte où des adeptes de cette secte sont, par exemple, à l’origine de la construction du canal de Suez. Ils jouent aussi un rôle en Algérie à partir de leur arrivée en 1869 par le biais du saint-simonien Ismaël Urbain. Ce dernier, conseiller personnel de Napoléon III sur l’Algérie, l’encourage à pratiquer une politique arabophile. Plus largement, le chapitre VII est consacré à la question de cette « politique du royaume arabe » mise en place par Napoléon III, ainsi qu’à la question du communautarisme religieux. L’auteur définit le rôle des « bureaux arabes » [4] réorganisés par Bugeaud en 1841, et montre que dans un premier temps, la politique coloniale est hésitante : des allers-retours ont ainsi lieu entre le régime militaire et la politique d’assimilation défendue par les colons. Par la suite, les fondements juridiques du statut d’indigène, qui sont posés en 1865, se révèlent discriminatoires même s’ils ont été institués au nom du « royaume arabe ». A travers ce chapitre, Pierre Vermeren fait ainsi comprendre que tandis que les musulmans ont perdu successivement le djihad défensif, leur sultan et le contrôle de leur territoire, la religion leur sert de refuge.

Le livre revient aussi sur le rôle de l’Église catholique qui est souvent sous-estimé ou mal compris. C’est ainsi que le chapitre VIII présente de quelle manière les missionnaires catholiques ont servi à renforcer la francophonie en Égypte et au Liban. Or l’auteur souligne la contradiction dans l’action de la République française qui rejette le catholicisme sur son territoire mais qui soutien sa diffusion au Maghreb, au Levant et en Égypte. Puis au chapitre IX, dans l’optique de Benjamin Stora [5], l’auteur revient sur le décret Crémieux et décrit les Juifs d’Algérie comme les acteurs malgré eux d’une évolution qu’ils n’ont pas demandée. Le lecteur découvre également le rôle de la Franc-maçonnerie à travers les portraits d’Adolphe Crémieux ou Eugène Étienne [6], la description de l’influence franc-maçonne en Tunisie beylicale, mise sous protectorat en 1881, ou de l’implantation de loges mixtes notamment dans l’Empire ottoman. Par ailleurs, dans le chapitre intitulé « Un islam officiel en Algérie à la fin du XIXe », Vermeren fait découvrir l’évolution de la compréhension des autorités françaises vis-à-vis de la structuration de l’islam. En Algérie, la logique du « contrôle » dans le système colonial les pousse à institutionnaliser l’islam qui perd alors son autonomie financière. En effet, à partir de 1851, la découverte du rôle des confréries soufies dans l’islam donne lieu à l’instrumentalisation par les militaires et l’administration des marabouts et des chefs de tribus qui sont alors fonctionnarisés. Face à tous ces bouleversements, le chapitre XIV illustre de quelle façon l’islam devient plus que jamais la patrie de référence identitaire, comme on le voit au travers du cas de la Kabylie dont « la résignation repose sur la loyauté féodale des chefs de tribus et le système de l’aman [7] » (p. 206). L’auteur fait appel à des recherches comme celles de Gilbert Grenier qui, dans L’Algérie révélée [8], considère que la clé des révoltes vient d’une prise de conscience par les musulmans présents en France dans les usines ou sur les champs de bataille durant la Grande guerre qui ont alors « la révélation de leur pays » (p. 218). Néanmoins, jusque là, le soufisme leur avait permis de tenir et de préserver leur identité, comme l’explique Vermeren : il contredit ici le discours des nationalistes du XXe siècle qui parlent d’une dépersonnalisation de l’Algérie et il nuance les critiques des oulemas [9] salafistes qui accusent les marabouts d’impiété et de soumission (p. 221-222).

Enfin, un basculement progressif est amorcé, comme le met en relief le chapitre XV consacré à la naissance du salafisme. Al Alfghani et Mohammed Abdou « régénèrent » l’islam sunnite et l’engagent sur la voie d’une politisation : ils inventent ainsi le salafisme. D’autre part, le rôle de Rachid Rida est mis en lumière : fondateur de la revue internationale El Manar, ce dernier introduit une vision rigoriste au cœur de cette nouvelle doctrine. Or, alors que le salafisme s’enracine dans les universités islamiques à partir de l’entre-deux-guerres, seuls quelques intellectuels – entre autres catholiques – prennent conscience de son potentiel qui, au début, se développe contre l’islam institutionnel et contre les confréries. Alors que le chapitre XVII porte sur la politique de la troisième République, représentée par Lyautey au Maroc, l’auteur montre que le salafisme se diffuse lentement à l’intérieur d’un monde tribal qui n’a pas de frontières, et à travers les élites urbaines. Suite au dahir [10] berbère [11] de 1914, réactivé en 1930, l’islam confrérique et populaire de résistance cède à l’islam salafiste de conquête. Le chapitre XX se concentre sur la politique communautariste de la République au Levant qui a abouti au Liban à un État tandis qu’en Syrie « le fractionnement a nourri le nationalisme arabe » (p. 327). Enfin, l’auteur décrit de quelle manière au Levant un rapprochement a lieu, après 1908, entre nationalisme et réformisme. De plus, il explique qu’« à l’instar de Chakib Arslan ou du grand mufti de Jérusalem Amin Al Husseini, bien des nationalistes arabes, aveuglés par leur hostilité aux Franco-Anglais, basculent du coté de l’Allemagne nazie pendant la guerre » (p. 328). Puis, dans les derniers chapitres, Pierre Vermeren revient sur les conséquences de la chute du califat. Contrairement aux idées reçues, il prouve que le califat et la ouma [12] n’ont jamais été unifiés. La colonisation a instrumentalisé les oulémas et elle n’a pas pris conscience que, dans les années trente, ces dernières étaient affaiblies et discréditées notamment par le salafisme. Plus tard, en 1930, le Congrès eucharistique de Carthage est présenté par les nationalistes comme un acte de propagande et catalyse le nationalisme nord-africain qui se nourrit des maladresses et des dérapages de l’Église catholique.

Ainsi le XXe siècle est marqué par l’apparition d’un islam de masse. En trente ans, le salafisme dont le potentiel révolutionnaire a été longtemps sous-estimé par les autorités coloniales s’est renforcé et a poursuivi sa « conquête des cœurs et des esprits » (p. 381) avec, entre autre, l’apparition des Frères Musulmans en Égypte en 1928. C’est ainsi que même si les confréries et les marabouts existent encore, l’islam que la France a connu n’existe pratiquement plus. Comme Vermeren le souhaite, la lecture de ce livre permet donc de dissiper la « sainte ignorance » décrite par Olivier Roy [13].

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[1] George Harby, Le problème religieux dans l’Empire français, 1940, cité en exergue p. 15.
[2] Pierre Vermeren a publié : Le monde arabe (dir.) en 2012 ; Le Maghreb en 2010 et Le Maroc, (2e édition) en 2010, dans la collection « Idées reçues » éditée par Le Cavalier bleu.
[3] Claude Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, XVIe-XXe siècles, Paris : Cerf, 2005.
[4] Structures d’administrations militaires arabophones ou berbérophones.
[5] Benjamin Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette, 2008.
[6] Eugène Étienne a présenté et défendu la colonisation dans les loges pendant des années.
[7] Prêter l’aman veut dire « prêter l’allégeance ».
[8] Gilbert Grenier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Saint-Denis : Bouchène, 2015. https://lectures.revues.org/17228
[9] Un ouléma est un docteur de la foi et de la loi ou charia.
[10] Un dahir est un décret royal.
[11] Il s’agit d’un dahir portant sur le partage de la juridiction.
[12] La ouma est la communauté des musulmans.
[13] Olivier Roy, La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris : Seuil, 2012.

La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles.





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