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Vendredi 21 Février 2020

Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Fortier Corinne et Monqid Safaa (éd.)



L’éclectisme de cet ouvrage est tout autant son point fort que sa faiblesse. Ce livre collectif apporte des éclairages et des informations précieuses et neuves sur des contextes et des sujets variés. La contemporanéité des études présentées, notamment celles reposant sur des recherches ethnographiques récentes, est clairement la dimension qui lui donne un grand intérêt. Cependant, la diversité des approches des auteurs et la dissonance théorique des articles ne permettent pas de situer l’ouvrage au regard des approches théoriques existantes.
Zahra Ali
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée ,145 | septembre 2019 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
 

Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Fortier Corinne et Monqid Safaa (éd.)
Broché: 276 pages
Editeur :
Karthala (3 mai 2017)
Collection : Hommes et Sociétés
Langue : Français
ISBN-13:
978-2811118075

Par Zahra Ali
University of Rutgers-Newark    

     L’ouvrage Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans dirigé par Corinne Fortier, anthropologue, et Safaa Monqid, socio-anthropologue, est composé d’articles aux approches très diverses. Ceux-ci traitent du genre en contextes dits musulmans à travers des perspectives traitant de mobilité, de spatialité, mais aussi des luttes et des mobilisations des femmes, des violences sexuelles, de leurs statuts juridiques, des questions liées à la virginité et la sexualité ainsi que des nouvelles techniques liées à la procréation. Dans leur brève introduction de l’ouvrage, Corinne Fortier et Safaa Monqid ne proposent pas d’approche théorique, de définition des concepts et des notions employés tels que « espaces genrés » ou « arabo-musulmans ». Pourtant, une explicitation de leur cadre théorique, ou à défaut d’un argumentaire, pourrait nous éclairer sur leur utilisation des termes comme « archaiques » (p.11) ou encore « culturels » (p.12). Les directrices de l’ouvrage ne font aucune mention d’une quelconque approche postcoloniale ou critique quant aux lectures orientalistes récurrentes sur cette thématique. Cette absence d’argumentaire se fait ressentir dans la composition très éclectique de l’ouvrage proposant des textes variés voire dissonants tant dans leur qualité théorique que dans leur thématique.

     L’ouvrage se compose de quatre parties thématiques. La première partie intitulée «
 Espaces genrés et mobilisations sociales féminines » s’ouvre sur l’article « Du printemps arabe au printemps des femmes » de la chercheuse Kalthoum Saafi Hamda. L’auteure évoque les mobilisations qui ont marqué l’Egypte, la Tunisie, la Libye, la Syrie et le Yemen et la participation des femmes « au fait révolutionnaire » (p.26). Puis, elle relate des évènements et faits liés aux contextes qui ont précédé les mouvements de protestation populaire tels que les débats autour de la constitution tunisienne et la participation des femmes aux élections en Libye. L’article évoque un grand nombre de faits allant des agressions sexuelles durant des manifestations en Egypte, au « Jihad sexuel » en Syrie et en Irak, en passant par les « tentatives d’imposition de la Shari’a » par les dits « islamistes » en Egypte et en Libye (p.25). En cela, il est essentiellement informatif et descriptif. L’article de Hanin Barazi, « Les femmes de Tahrir : entre féminisme et conflit politique » repose sur des entretiens avec 35 femmes ayant participé aux manifestations place Tahrir depuis le 25 janvier 2011. Barazi, après avoir présenté les différents courants des féminismes égyptiens depuis le XXème siècle, explore les revendications des femmes place Tahrir. Son analyse est ensuite axée sur les tensions et divisions entre militantes des courants qu’elle nomme islamiste, libéral et étatique (p.44-48). Le troisième article, « Femmes et modalités d’investissement des espaces au Caire » de Safaa Monqid, propose de comprendre les modes d’appropriation féminins des espaces publics au Caire et repose sur une recherche menée auprès de 50 femmes entre 2009 et 2012. L’auteure y évoque la question de l’accès à l’espace public comme revendication politique féministe, et s’intéresse particulièrement à la question de la « pudeur » (p.55-59) en imbriquant de manière éclairante questions de classe et d’espace. Monqid analyse aussi l’impact du harcèlement et de la violence sexuelle sur les stratégies de déplacement des femmes dans l’espace urbain. La partie s’achève avec un texte intitulé « Rapports de genre, situation migratoire et appropriation des espaces par une double contextualisation (France-Algérie) » du chercheur Abdelhafid Hammouche. Celui-ci ne traite pas directement de la question des mobilisations mais aborde les dimensions genrées des dynamiques migratoires entre la France et l’Algérie depuis les années 1960. Reposant sur un cadre théorique riche et éloquent articulant genre à urbanité, spatialité, socialisation et immigration, Hammouche propose une analyse inédite faisant un usage théorique enrichissant de nombreux travaux tels que ceux de Sayad et de Bourdieu.

    La seconde partie de l’ouvrage « Violence, luttes et droits des femmes » est éclectique tant dans les thèmes abordés que les approches des auteurs. Nathalie Bernard-Maugiron, dans « Le statut juridique des femmes dans l’Egypte post-révolutionnaire », s’intéresse au statut des femmes dans la constitution égyptienne de 2014 ainsi que dans la loi sur le harcèlement sexuel de cette même année. L’article « Le viol dans le discours religieux du Maroc » de Naïma Chikaoui propose une analyse manquant cruellement de complexité de ce qu’elle nomme « la culture » marocaine du viol, ainsi que sa dimension religieuse (p.107) notamment à travers la « jurisprudence islamique » (p.110). L’argumentaire peut être décrit comme culturaliste en ce sens qu’il est dépourvu de toute analyse sociale, politique et économique, et propose une exégèse des textes religieux musulmans et juifs pour expliquer la prégnance du viol et son traitement par ladite « culture marocaine ». Le texte qui suit, « Interculturalism, Gender and Islam in Quebec » de Pearl Eliadis et Arielle Corobow, traite d’un tout autre sujet, celui de l’instrumentalisation de l’anti-islamisme au Québec ayant pour effet la stigmatisation et la discrimination des femmes musulmanes voilées à travers une analyse de la question de la construction nationale propre au contexte québécois. Enfin, Tassadit Yacine dans « Création littéraire et lutte symbolique » relate l’expérience de deux femmes berbères, la poétesse kabyle Nouara Bali et Taos Amrouche, à travers une analyse imbriquant situation coloniale, indigénéité et domination masculine. Elle s’intéresse notamment à leurs différentes stratégies de résistance aux dominations.

     La troisième partie de l’ouvrage traitant de «
 Transgression de l’interdit sexuel et virginité » est aussi éclectique que la précédente notamment par les différentes cadres d’analyse choisis. Ibtissem Ben Dridi dans « Chirurgies de l’intime et autres illusionnistes de vertu » propose une réflexion sur l’impératif de la virginité des femmes et les pratiques qui lui sont liées à partir d’enquêtes ethnographiques menées en Tunisie, ainsi qu’une analyse du « cyberespace » en passant par une discussion des avis juridiques musulmans sur la question. A travers une analyse plus complexe que le précédent, Yamina Rahou relate dans « La virginité entre interdit et transgression en Algérie » son enquête menée auprès de jeunes célibataires d’Oran. Elle y traite des interdits liés à la sexualité et s’interroge sur la transgression ainsi que la persistance de tabous dans la socialisation des jeunes femmes malgré les changements économiques et sociaux. On revient en Egypte avec Maria Frederika Malsmstrom et son article « The body as the locus of moral cultivation by the self and others ». L’auteure y traite de questions liées à la sexualité, la virginité et l’excision au Caire à travers une analyse riche, bien que très brève, de la socialisation féminine et des processus de corporalité. La partie s’achève sur un texte de Inès Horchani sur « La fiction du genre chez Beauvoir, Sa’dawi et quelques autres » parcourant la manière dont Simone de Beauvoir et Nawal al-Sa’dawi notamment définissent et analysent le genre dans leurs contextes respectifs. Horchani situe alors dans leur sillage des artistes tunisiennes contemporaines.

     La dernière partie de l’ouvrage, qui a pour titre « Sexualité, techniques médicales et corps reproductif féminin », débute par « Mutilations sexuelles, droit et réparation chirurgicale en France » d’Edwige Rude-Antoine qui décrit notamment la question au regard de la loi française. Puis, Irene Maffi dans « L’interruption volontaire de grossesse en Tunisie après la Révolution de 2011 » propose d’analyser cette réalité au regard de la question de l’émergence de nouvelles formes de subjectivités notamment dans le contexte post-révolutionnaire tunisien. Enfin, l’ouvrage s’achève par un texte de Corinne Fortier sur « Les procréation médicalement assistées en contexte musulman au prisme du genre » qui s’intéresse notamment aux avis des juristes musulmans sur les techniques procréatives.

     L’éclectisme de cet ouvrage est tout autant son point fort que sa faiblesse. Ce livre collectif apporte des éclairages et des informations précieuses et neuves sur des contextes et des sujets variés. La contemporanéité des études présentées, notamment celles reposant sur des recherches ethnographiques récentes, est clairement la dimension qui lui donne un grand intérêt. Cependant, la diversité des approches des auteurs et la dissonance théorique des articles ne permettent pas de situer l’ouvrage au regard des approches théoriques existantes. Certains textes comme celui d’Abdelhafid Hammouche proposent une analyse riche, et située dans des champs théoriques permettant d’enrichir les débats et discussions sur les questions de genre, de corporalité et d’espaces dans les contextes où l’islam est un référentiel socio-politique majeur. En revanche, de nombreux articles pourraient bénéficier d’une plus grande problématisation notamment lorsque des formules tels que « en islam » ou « culture musulmane » sont utilisées. De nombreux textes ont aussi en commun de ne pas faire usage de la littérature très riche sur la question, ni d’une quelconque réflexion théorique faisant ainsi l’économie d’une analyse féministe, postcoloniale et intersectionnelle pourtant essentielle et nécessaire.


 

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