Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 11 Février 2022

Charlotte Courreye, L’Algérie des Oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991).



L’ouvrage de Charlotte Courreye est intéressant à plusieurs titres. Il a tout d’abord le mérite de proposer une histoire de l’Algérie à travers un prisme qui permet de dépasser de nombreuses limites des études sur les pays colonisés, notamment les apories liées à l’attachement à la date de l’indépendance comme borne indépassable.

Jean-David Richaud
Professeur des lycées professionnels en lettres-histoire. Doctorant en histoire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
 

Broché: 536 pages
Editeur :
Editions de la Sorbonne (19 mars 2020)
Collection : Bibliothèque historique des pays d'islam
Langue : Français
ISBN-13:
979-1035105334

    Par Jean-David Richaud
 
    L’Association des Oulémas musulmans d’Algérie (Aoma) est un groupe qui a accompagné l’Algérie contemporaine tant durant la colonisation qu’après l’indépendance. C’est cette association, créée en 1931, mise en sommeil à la fin des années 1950 et refondée en 1991, qui est l’objet de l’ouvrage de Charlotte Courreye. Cette dernière fait le choix de suivre l’AOMA depuis ses débuts jusqu’à sa renaissance. Le terme français d’« ouléma » vient du mot arabe « ‘ulamā’ », lui-même pluriel d’« ‘ālim » qui désigne le savant qui maîtrise les disciplines religieuses. Dans la société islamique, le rôle de l’ouléma est multiple et lié à son savoir ; il peut enseigner, prêcher et conduire la prière, ou encore officier comme juge ou expert juridique.

   Charlotte Courreye s’intéresse tout d’abord à la formation de l’Aoma, qui rassemble alors des oulémas algériens du courant « réformiste » autour du cheikh Ibn Bādīs (1889-1940). L’objectif de ces oulémas est multiple. Ils souhaitent ainsi défendre une conception réformiste de l’islam, s’opposant aux pratiques traditionnelles jugées hétérodoxes (culte des saints, rassemblement dans les zaouïas soufies, visite des tombeaux), face à l’Administration coloniale qui entend encadrer l’islam algérien. Cette promotion d’un islam réformé s’inscrit dans un projet de reviviscence de la culture arabo-islamique. Si l’Aoma n’a pas l’ambition de lutter en faveur de l’indépendance, son projet participe d’une volonté d’émancipation qui marque l’ensemble du monde islamique sous domination occidentale depuis la fin du XIXe siècle. De 1931 à 1940, l’association est marquée par la forte personnalité de celui qui la préside : le cheikh Ibn Bādīs. Enseignant et prédicateur à Constantine, il est également un commentateur et un savant reconnu par ses pairs. Son influence et sa quasi-sanctification après sa mort en ont fait une figure tutélaire dont se sont revendiqués non seulement les oulémas mais aussi de nombreux partisans d’une identité musulmane de l’Algérie, brouillant par là-même le lien réel entre les oulémas et la mouvance islamiste des années 1980.

   L’association agit en faveur de l’éducation des musulmans à travers la création d’écoles libres et la promotion d’initiatives d’éducation populaire, comme des cours pour adultes ou la fondation de lieux de sociabilité. Ces actions et revendications amènent l’Aoma à politiser son orientation et à se rapprocher de partis indépendantistes comme la Fédération des élus ou le Parti populaire Algérien (PPA), sans pour autant se ranger derrière l’un ou l’autre.

   La Seconde guerre mondiale voit l’Aoma poursuivre et intensifier la politique initiée dans les années 1930, malgré les complications liées au conflit. Non seulement la fondation d’écoles est encouragée et mais le parcours scolaire dans les écoles libres est encadré par la création d’une Commission de l’enseignement, qui agit à la manière d’un mini-ministère de l’éducation. Le successeur d’Ibn Bādīs à la présidence, al-Bashīr al-Ibrāhīmī (1889-1965), décide aussi la transformation de l’école où le cheikh enseignait à Constantine en institut supérieur, l’Institut Ibn Bādīs. Cette institution, vitrine de l’AOMA, est vite dotée de bourses et d’une maison des étudiants ; elle parvient par ailleurs à nouer des accords avec la Zaytūna de Tunis, qui est alors un des principaux centres de formation du Maghreb. En reconnaissant le cursus de l’Institut, ces accords rendent possible une poursuite d’études à la Zaytūna. Ce développement important, malgré des moyens financiers limités, n’est pas sans engendrer de fortes tensions entre les instances nationales, ambitieuses dans la diffusion rapide d’un enseignement arabe et islamique modernisé, et les établissements locaux confrontés à de réelles difficultés matérielles.

   La guerre d’indépendance initiée par le Front de libération nationale (FLN) en novembre 1954 entraîne une nouvelle série de difficultés et contient le germe de nouvelles polémiques. Charlotte Courreye revient sur la réalité de l’engagement de l’Aoma dans la lutte armée contre la France. Cette question, complexe en soi, est rendue plus ardue du fait que certains acteurs, soucieux de se légitimer a posteriori, ont procédé à des réécritures de l’histoire. Alors que les opposants de l’Aoma critiquent la trop longue période d’ambiguïté et l’engagement tardif de l’association dans la lutte pour l’indépendance, ses membres se défendent en affirmant avoir soutenu le FLN dès les débuts, plus ou moins secrètement. L’auteure montre bien que si l’Aoma, en tant qu’association nationale en charge d’écoles libres, affiche une position ambiguë jusqu’en 1956, avant de prendre clairement position en faveur du FLN, les actions personnelles de ses membres témoignent d’une implication rapide et complète dans la lutte armée. Cette évolution rapide de l’association représente d’ailleurs une rupture par rapport à la tradition politique antérieure, qui consistait plutôt à se positionner en surplomb des factions politiques et à se poser en intermédiaire entre ces dernières et l’Administration. Cet engagement, d’abord à l’échelle individuelle des oulémas puis à l’échelle de l’association, entraîne la fermeture d’une majorité des écoles, l’arrestation de plusieurs membres et la mise en sommeil de l’Aoma. À partir de là, l’historienne suit l’Aoma en tant que mouvance et en tant que réseau des anciens membres ou élèves qui cherchent à s’imposer dans l’Algérie indépendante.

    L’indépendance, acquise en 1962, ouvre un profond débat au sein du FLN quant à la nature de cette nouvelle Algérie, tiraillé entre l’attrait du socialisme, celui de de l’arabisme et la revendication d’une identité musulmane. Charlotte Courreye montre comment les anciens de l’Aoma cherchent à défendre la personnalité arabe et musulmane de l’Algérie. La nécessité pour les indépendantistes de rassembler des positions antagonistes se double d’une lutte de pouvoir entre les différentes personnalités ; dans cette lutte pour le contrôle du FLN, et par conséquent de l’Algérie, la majorité des oulémas choisissent de soutenir le parti de Ben Bella, qui leur donne en retour des gages sur les thèmes qui leur sont chers et leur offre des places importantes dans le nouveau pouvoir.

    Une fois l’indépendance acquise, les anciens de l’Aoma investissent massivement les deux champs de prédilection de l’association : les affaires religieuses et l’éducation. Ce sont les deux domaines où l’on voit les anciens dirigeants, professeurs et anciens élèves de l’AOMA, s’installer dans et s’appuyer sur les réseaux de l’association. Les anciens dirigeants ou membres des instances nationales obtiennent souvent des positions de cadre au ministère de l’Éducation ou dans celui des Habous (en charge des affaires religieuses). D’aucuns entrent même au gouvernement, en charge de l’un des deux ministères. C’est ainsi qu’ils participent à la mise en place de l’islam officiel et d’une Éducation nationale qui défend l’arabisation de l’enseignement, construit avec des moyens rudimentaires. Si leur bonne maîtrise de l’arabe et des questions religieuses, leurs réflexions pédagogiques héritées de la période coloniale et la proximité de certains anciens de l’AOMA avec le pouvoir leur permettent de se placer facilement dans le nouvel État, Charlotte Courreye montre néanmoins qu’ils peinent à imposer leurs revendications dans l’agenda politique algérien. Le soutien du pouvoir est d’abord variable, selon la volonté plus ou moins forte de procéder à l’arabisation, la propension à soutenir les politiques socialistes, les disgrâces de certains oulémas auprès de Ben Bella ou Boumediene, etc. Cela amène l’auteure à relativiser le rôle des anciens de l’Aoma dans la politique d’arabisation de l’Algérie, malgré l’image commune des oulémas dans la mémoire algérienne. L’historienne s’arrête également assez longuement sur la question de l’arabisation, tant du point de vue de ses effets qu’à propos des débats qu’elle a pu amener.

La mort d’Houari Boumediene en 1978 et la prise du pouvoir par Chadli Bendjedid marque un tournant pour l’Algérie, que ce soit économiquement (abandon des projets socialistes, hausse du chômage), politiquement (évolution de la mouvance islamiste, critique de plus en plus forte du système autoritaire), socialement (promulgation du Code de la famille) ou culturellement (printemps berbère, lutte pour l’arabisation). Les années 1970-1980 voient également l’émergence de l’islamisme politique à côté de l’islam d’État, plus ou moins mis en avant par le FLN selon les circonstances. C’est durant cette période que les anciens dirigeants de l’Aoma commencent à publier leurs mémoires et que des historiens commencent à rédiger l’histoire de l’association. Ce processus d’écriture de l’histoire par les aînés ou leurs proches s’accompagne de plusieurs polémiques entre les anciens ou avec d’autres combattants du FLN. Cette réactivation de la mémoire des oulémas, alors que la plupart des anciens sont retraités et qu’une jeunesse algérienne ne connait plus cette institution, qui date d’une période coloniale qu’ils n’ont jamais connue, amène à la renaissance de l’AOMA en 1991. Cette renaissance se limite cependant là faire revivre le souvenir des combats menés durant la colonisation et à soutenir un islam intermédiaire, alors que la lutte entre le Front islamique du salut (FIS) et l’armée commencent à ensanglanter l’Algérie.

L’ouvrage de Charlotte Courreye est intéressant à plusieurs titres. Il a tout d’abord le mérite de proposer une histoire de l’Algérie à travers un prisme qui permet de dépasser de nombreuses limites des études sur les pays colonisés, notamment les apories liées à l’attachement à la date de l’indépendance comme borne indépassable. Il montre au contraire qu’au-delà de la date pivot de 1962, l’histoire contemporaine de l’Algérie indépendante s’inscrit dans le prolongement de questions soulevées pendant la période coloniale. L’étude à part égale de l’Algérie française et de l’Algérie indépendante permet d’unifier son histoire et de ne pas surévaluer ou sous-évaluer la colonisation. Le livre mobilise par ailleurs une grande quantité de travaux et de sources pour tenter de reconstituer l’histoire d’une association qui se transforme en réseau de connaissances et de sociabilité après 1956. Au-delà des sources classiques – archives, presse, autobiographies –, l’auteure s’est basée sur une importante masse documentaire : entretien avec des anciens de l’Aoma ou des proches, entretiens accordés à la télévision ou à la radio, enregistrements audiovisuels mis sur internet, etc. Il faut enfin souligner le challenge – relevé, en l’occurrence – que représente l’écriture d’un livre neuf et original sur un sujet traité à plusieurs reprises, tout en s’appuyant sur les anciens travaux.

Charlotte Courreye, L’Algérie des Oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991).

 




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