Jeudi 11 Octobre 2018

Ibn Rushd (Averroès) : L'Accord de la religion et de la philosophie (Extrait)



Si ces préceptes religieux sont la vérité, et s’ils invitent à la spéculation qui conduit a la connaissance de la Vérité (الحق), nous savons donc, nous, musulmans, d’une façon décisive, que la spéculation fondée sur la démonstration ne conduit point à contredire les [enseignements] donnés par la Loi divine. Car la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur.
Ibn Rushd (Averroès)
 
Plutôt que d'en proposer une exégèse, nous invitons ici le lecteur à se plonger directement dans le texte de L'Accord de la religion et de la philosophie du qāḍī (juge) et philosophe andalou Averroès. Le texte de cette Fatwa, a été traduit par Léon GAUTHIER (m.1949)

Pour aller plus loin, le lecteur intéressé pourra se reporter à l'ouvrage Existe-t'il une philosophie Islamique ? (Seconde édition, revue et augmentée)   d'Omar Merzoug parut aux Éditions Les cahiers de l'Islam.

 


 

Extrait de l'Accord de la religion et de la philosophie [1]

     Le jurisconsulte très considérable, unique, le très docte, le grand Maître, le qâdhî très équitable, Abou’l-Walid Moh’ammed ben Ah’med ben Moh’ammed ben Ah'med ben Ah’med ben Rochd (Dieu l’agrée et lui fasse miséricorde !) a dit :
      Après avoir donné à Dieu toutes les louanges qui lui sont dues, et appelé la bénédiction sur Moh’ammed, son serviteur purifié, élu, son envoyé, [disons que] notre but, dans ce traité, est d’examiner, au point de vue de la spéculation religieuse, si l’étude de la philosophie [2] et des sciences logiques est permise ou défendue par la Loi religieuse, ou bien prescrite par elle soit à titre méritoire soit à titre obligatoire.

Nous disons donc :

     Si l’œuvre de la philosophie [3] n’est rien de plus que l’étude réfléchie de l’univers [4] en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est œuvre d’art, car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connaissance de l’art qu’il [révèle] et plus la connaissance de l’art qu’il [révèle] est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l’Artisan), et [si] la Loi religieuse invite et incite à s’instruire par la considération de l’univers, il est dès lors évident que l'[étude] désignée par ce nom [de philosophie] est, de par la Loi religieuse, ou bien obligatoire ou bien méritoire.

     Que la Loi divine invite à une étude rationnelle et approfondie de l’univers, c’est ce qui apparaît clairement dans plus d’un verset du Livre de Dieu (le Béni, le Très-Haut !) : Lorsqu’il dit par exemple: « Tirez enseignement [de cela], ô vous qui êtes doués d’intelligence! »[4]; c’est la une énonciation formelle [5] montrant qu’il est obligatoire de faire usage du raisonnement rationnel, ou rationnel et religieux à la fois. De même, lorsque le Très-Haut dit: « N’ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et de la terre et sur toutes les choses que Dieu a créées ? » [6]; c’est la une énonciation formelle [7] exhortant a la réflexion sur tout l’univers. Le Très-Haut a enseigné que parmi ceux qu’Il a honorés du privilège de cette science fut Ibrahîm [8] (le salut soit sur lui !), car Il a dit : « C’est ainsi que nous fîmes voir à Ibrahîm le royaume des cieux et de la terré, etc. » [9]. Le Très-Haut à dit aussi : « Ne voient-ils pas les chameaux, comment ils ont été créés » [10], et le ciel, comment il a été élevé! » [11]. Il a dit encore : « Ceux qui réfléchissent a la création [12] des cieux et de la terre... » [13], et de même dans des versets innombrables.

     Puisqu’il est bien établi que la Loi divine fait une obligation d’appliquer à la considération de l’univers la raison et la réflexion, comme la réflexion consiste uniquement à tirer l’inconnu du connu, a l’en faire sortir, et que cela est le syllogisme, ou se fait par le syllogisme, c’est [pour nous) une obligation de nous appliquer à l’étude de l’univers par le syllogisme rationnel; et il est évident que cette sorte d’étude, à laquelle la Loi divine invite et incite, prend la forme la plus parfaite [quand elle se fait] par la forme la plus parfaite du syllogisme, qui s’appelle démonstration.

     [...] De même que le jurisconsulte infère, de l’ordre d’étudier les dispositions légales, l’obligation de connaître les diverses espèces de déductions juridiques, [de savoir) lesquelles sont des syllogismes [concluants] et lesquelles n’en sont pas, (le même le métaphysicien [14] doit inférer de l’ordre de spéculer sur les êtres l’obligation de connaître le syllogisme rationnel et ses espèces. Et a plus juste titre : car si de cette parole du Très-Haut: « Tirez enseignement, ô vous qui étés doués d’intelligence ! », le jurisconsulte infère l’obligation de connaître le syllogisme juridique, à plus forte raison le métaphysicien [15] en infèrera-t-il l’obligation de connaître le syllogisme rationnel.


L'école d'Athènes / Raffaello Sanzio (domaine public)
     On ne peut objecter que cette sorte de spéculation sur le syllogisme rationnel soit une innovation [ou hérésie], qu’elle n’existait pas aux premiers temps de l’Islam ; car la spéculation sur le syllogisme juridique et ses espèces, elle aussi, est une chose qui fut inaugurée postérieurement aux premiers temps de l’Islam, et on ne la considère pas comme une innovation [ou hérésie]. Nous devons avoir la même conviction touchant la spéculation sur le syllogisme rationnel. A cela il y a une raison que ce n’est pas ici le lieu d’indiquer. Mais la plupart des docteurs de notre religion tiennent pour le syllogisme rationnel, sauf un petit nombre de H’achwiyya qu’on peut réfuter par des textes formels [16].
 
    Puisqu’il est établi qu’il est obligatoire de par la Loi divine de spéculer sur le syllogisme rationnel et ses espèces, comme il est obligatoire de spéculer sur le syllogisme juridique, il est clair que si nul avant nous n’avait entrepris déjà d’étudier le syllogisme rationnel et ses espèces, ce serait un devoir pour nous de commencer à l’étudier, et pour le [chercheur] suivant, de demander secours au précédent, jusqu’à ce que la connaissance en fût parfaite; car il serait difficile, ou [même] impossible, qu’un seul homme découvrit de lui-même et sans devancier tout ce qu’il faut [savoir] en pareille matière, de même qu’il serait difficile à un seul homme de découvrir tout ce qu’il faut savoir au sujet des [diverses] espèces de syllogisme juridique ; et cela est encore plus vrai de la connaissance du syllogisme rationnel. Mais si quelqu’un avant nous s’est livré à de telles recherches,il est clair que c’est un devoir pour nous de nous aider dans notre étude de ce qu’ont dit, sur ce sujet, ceux qui l’ont étudié avant nous, qu’ils appartiennent ou non à la même religion que nous; car l’instrument, grâce auquel est valide la purification, rend valide la purification [17] à laquelle il sert, sans qu’on ait à examiner si cet instrument appartient où non à un de nos coreligionnaires: il suffit qu’il remplisse les conditions de validité. Par ceux qui ne sont pas nos coreligionnaires, j’entends les Anciens qui ont spéculé sur ces questions avant [l’apparition de] l’islamisme. Si donc il en est ainsi, et si tout ce qu’il faut savoir au sujet des syllogismes rationnels a été parfaitement étudié par les Anciens, il nous faut manier assidûment leurs livres, afin de voir ce qu’ils en ont dit. Si tout y est exact. nous l’accepterons; s’il s’y trouve quelque chose d’inexact, nous le signalerons.

    [...]

    S’il en est ainsi, c’est un devoir pour nous, au cas ou nous trouverions chez nos prédécesseurs parmi les peuples d’autrefois, une théorie réfléchie de l’univers, conforme aux conditions qu’exige la démonstration, d’examiner ce qu’ils en ont dit, ce qu’ils ont affirmé dans leurs livres. Ce qui sera conforme à la vérité, nous l’accepterons avec joie et avec reconnaissance; ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous le signalerons pour qu’on s’en garde, tout en les excusant.

     Donc, cela est évident maintenant, l’étude des livres des Anciens est obligatoire de par la Loi divine, puisque leur dessein dans leurs livres, leur but, est [précisément] le but que la Loi divine nous incite à [atteindre]; et celui qui en interdit l’étude à quelqu’un qui y serait apte, c’est-a-dire a quelqu’un qui possède ces deux qualités réunies, en premier lieu la pénétration de l’esprit, en second lieu l’orthodoxie religieuse et une moralité supérieure, celui-la ferme aux gens la porte par laquelle la Loi divine les appelle à la connaissance de Dieu, c’est-à-dire la porte de la spéculation qui conduit à la connaissance véritable de Dieu. C’est la le comble de l’égarement et de l’éloignement du Dieu Très-Haut. [...]

    Puisque tout cela est établi, et puisque nous avons la conviction, nous, musulmans, que notre divine Loi religieuse est la vérité, et que c’est elle qui rend attentif et convie à ce bonheur, à savoir la connaissance de Dieu, Grand et Puissant, et de ses créatures, il faut [18] que cela soit établi [également] pour tout musulman par la méthode de persuasion [19] qu’exige sa tournure d’esprit et son caractère. Car les caractères des hommes s’échelonnent au point de vue de la persuasion : l’un est persuadé par la démonstration ; l’assentiment que celui-ci donnait à la démonstration, celui-là l’accorde aux arguments dialectiques, son caractère ne comportant rien de plus ; enfin, l’assentiment que le premier donnait aux arguments démonstratifs, un troisième l’accorde aux arguments oratoires. Puis donc que notre divine Loi religieuse appelle les hommes par ces trois méthodes, l’assentiment qu’elles produisent s’étend à tous les hommes, excepté ceux qui les désavouent de bouche, par obstination, ou qui, par insouciance, n’offrent pas prise aux méthodes par lesquelles la [Loi religieuse] appelle au Dieu Très-Haut. C’est pour cela qu’il a été spécifié au sujet du [Prophète] (sur lui soit le salut !), qu’il était envoyé vers le blanc et le noir [20], je veux dire parce que sa Loi enveloppe les diverses méthodes pour appeler au Dieu Très-Haut. C’est ce qu’exprime clairement cette parole du Très-Haut : « Appelle dans la voie de ton Seigneur par la sagesse [21] et les exhortations bienveillantes et, en discutant avec eux, emploie [les moyens] les plus convenables. » [22]

     Si ces préceptes religieux sont la vérité, et s’ils invitent à la spéculation qui conduit a la connaissance de la Vérité [23], nous savons donc, nous, musulmans, d’une façon décisive, que la spéculation fondée sur la démonstration ne conduit point à contredire les [enseignements] donnés par la Loi divine. Car la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur.

___________________
[1] Le titre complet signifie littéralement : Examen critique et solution de la question de l’accord entre la Loi religieuse et la Philosophie. - Les numéros de page indiquent les pages du texte arabe édité par M. J. Müller.
[2]et [3] Falsafa
[4] Al-mawjudat les choses existantes, les êtres, l'univers. Nous emploierons, suivant les cas, l’une ou l’autre de ces trois façons de traduire.
[5] Qoran, sourate LIX, verset 2. - Cette locution
فاعتبروا correspond exactement au latin: Et nunc erudimini.
[6] et [8]
نصّ texte sacré, du Qoran ou de la Sonna, contenant une énonciation formelle. Voir EL-Mawerdi, El-ahkâm es-soulthânîya, traité de droit public musulman... traduit et annoté... par le comte Ostrorog. Paris, 1901. Introduction générale, p. 21.
[7] Qoran, VII. 184.
[8] Abraham.
[9] Qoran, VI, 75.
[10] C’est-à-dire quelle structure, quelles aptitudes Dieu, en les créant, leur a données, pour la plus grande. utilité des hommes.
[11] Qoran LXXXVIII, 17.
[12] C’est-a-dire a la structure que Dieu, en les créant, leur a donnée.
[13] Qoran, III, 188.

[14] et [15] العارف (Ie connaissant) et la seconde fois العارف بالله (le connaissant Dieu). Il s’agit du philosophe qui cultive la théologie rationnelle, la théodicée. (Voir le grand Dictionnaire de Calcutta  الفنون كتاب كشاف اصطلاحات , article عارف, p. 990, au bas. Voir également Les Prolégomènes , d'Ibn Khaldun, traduits par de Slane. Imprimerie Nationale, 1863, 1ere partie, p. 223; le traducteur rend improprement le pluriel de عارف, par les sachants. Le terme métaphysicien semble donc avoir ici une signification un peu trop étendue. Mais, d’abord, la langue française ne possède aucun mot pour désigner le métaphysicien qui s’adonne spécialement à l’étude de la théodicée. En outre, il s’agit, dans ce texte, du philosophe qui, pour arriver à la connaissance de Dieu, spécule sur tout l’univers, qui se livre, par conséquent, à l’étude de la métaphysique en général, en même temps qu’à l’étude de cette partie de la métaphysique qui a nom théologie rationnelle ou théodicée. - Notons que, chez les Soufis, ce terme عارف prend une signification mystique.
[16] Voir plus haut, p. 285, n° 2 et 4.
[17] التزكية Le texte de Müller, porte ici التذكية (l'égorgement) et, à la ligne précédente, التزكية (la purification). Dans sa traduction allemande intitulée: Philosophie und Théologie von Averroes. Munchen, 1875, p. 4, n. 2, Müller, lisant aux deux endroits (l'égorgement), traduit en conséquence (bei dem Schlachten). Il faut, au contraire, lire aux deux endroits التزكية (la purification), comme le font les deux éditions du Caire; car Ibn Rochd a pu comparer le syllogisme à un instrument de purification (intellectuelle), mais non à un instrument d'égorgement. C’est à cause de cette comparaison latente que nous rendons le mot آلة (ustensile, instrument) par le terme générique instrument, plutôt que par le terme spécifique ustensile, quoiqu’il désigne ici évidemment un vase à ablutions: on peut bien dire en français que le syllogisme est un instrument de purification (intellectuelle), mais non qu’il est un ustensile de purification.
[18] Nous lisons, comme le propose Müller (traduction, p. 6, n. 2), فان au lieu de وان .
[19] تصديف persuasion, assentiment.
[20] (Littéralement vers le rouge et le noir) c’est-a-dire vers les hommes de toutes races.
[21] حكمة
[22] Qoran, XVI, 126.
[23] الحق, la Vérité absolue, l’Être véritable, c’est-à-dire Dieu.

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