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Samedi 1 Juin 2013

Les Enfants de Rifaa- Musulmans et modernes



Un ouvrage dense, qui dresse un panorama (non exhaustif) du monde Musulman, et où l'auteur a tenté de livrer une vision « équilibrée », « apaisée » de l'Islam et de ses pratiquants .

Auteur: Guy Sorman
Date de Parution : 03/01/2003
Collection : Documents
Format Kindle [1]
Prix public TTC : 6,99 €
ASIN: B005OPAU8S
Taille : 461 Kb
Nombre de pages : 374

Guy Sorman, né le 10 mars 1944, est un essayiste français d’origine polonaise. Après ses études à l'Institut d'Etude Politique et à l'Ecole Nationale d'Administration dont il sort en 1969, il a enseigné l'économie à Sciences Po Paris et de nombreuses universités étrangères (Chine, USA, Russie, Argentine). Il a quitté la fonction publique pour se consacrer à l'écriture, à l'enseignement et à l'édition.

Il a créé, en 1973, une entreprise de presse qu'il dirige, Editions Sorman. Fondateur, en 1979, et président d'honneur d'Action contre la faim, Guy Sorman est aussi membre de la Commission Nationale française des Droits de l'homme. Son blog.

Sur la forme

L'ouvrage, un essai, se présente sous la forme d’une investigation de terrain effectuée par l’auteur lors d’un périple dans un grands nombre de pays musulmans du globe (à l’exception des pays africains). On retrouvera donc à peu prés autant de chapitres que de pays visités, chaque visite étant accompagnée d’informations complémentaires sur les penseurs musulmans du pays et d’analyses historiques, politiques ou sociologiques réalisées par l’auteur. Le style est vif et alerte, cependant en contrepartie l'ouvrage est volumineux (400 pages) et le propos dense.

Sur le fond

Lors de sa sortie, au lendemain des attentats de 2001, l'essai de Guy Sorman a bien entendu fait polémique (cf les nombreux sites web commentant le livre), tant il allait à l'encontre de l’opinion courante, qui veut que l'Islam, soit un problème sur un grand nombre de sujets comme la démocratie, la laïcité, la paix, les droits de l'homme, ceux de la femme, etc... (nous laissons au lecteur le soin de compléter la liste). Or, force est de constater que l’image de l’Islam au sein de la société française a peu évolué, voir c’est dégradée et que par conséquent, les propos tenus dans son essai sont toujours d’actualité. Du reste, dès le prologue, l’auteur fait preuve de « relativisme et d’honnêteté » en rappelant que si l’on considère l’histoire du 20eme siècle, les occidentaux n’ont rien à envier à personne en termes d’intégrisme et d'extrémisme.
Ne reprenant pas les propos habituellement tenus à la suite des attentats du 11 septembre 2001, il ne s’attarde pas sur le terrorisme et ne souscrit pas plus, aux théories en vogue sur le choc des civilisations. Il nous propose plutôt la théorie de « l’’Echec de l’islam politique » (chp7 en référence au politologue Olivier Roy). C’est pourquoi, il se pose avant tout la question de savoir si Islam et modernité sont compatibles (cf Prologue). Sujet fort intéressant à un moment ou nombre de pays du Moyen-Orient et du Maghreb semblent emprunter de nouvelles voies suite aux « printemps arabe s ».

D'un point de vue épistémologique, comme son livre tente de le montrer, et se plaçant dans la perspective d'un Mohamed Arkoun (cf Prologue), l’auteur considère que les textes n'agissent pas par eux-mêmes et qu'ils ont besoin de la médiation d'individus. Aussi pour lui, avant de s'intéresser aux textes sacrés des religions, en l’occurrence ici le Coran, il est utile d’aller à la rencontre des hommes et des femmes afin de comprendre ce qui se passe vraiment dans le monde musulman d'aujourd'hui. On pourra objecter qu’in fine, le texte à une réelle influence sur les personnes, surtout lorsqu’il s’agit de la Parole Divine. De même on pourrait objecter que ce sont les élites plutôt que les masses qui forgent l’Histoire. Toutefois, presque dix ans plus tard, l’histoire semble lui donner raison, au moment où les peuples se révoltent, façonnant ainsi l’actualité brulante des « printemps Arabes ».

Pour tenter d’en finir avec les images simplistes véhiculées sur l’Islam, Guy Sorman nous emmène dans un voyage du Maroc à l’Indonésie, en passant par l’Iran, la Turquie et le Bengladesh. Car pour lui, ce qui fait bouger le monde musulman actuel, ce ne sont pas les théologiens, mais des hommes et des femmes, des acteurs économiques, des gens qui, par leur pratique ou leurs écrits, font justement l'islam réel. C’est eux que Sorman appellent «les enfants de Rifaa», c'est-à-dire de Rifa'a at-Tahtawi (1801-1874).

Ainsi, pour l’auteur, si l’islamisme radical tient le haut du pavé à la faveur de l’actualité, il est loin d’être le seul courant représentatif de l’Islam, et encore moins le courant majoritaire dans le monde musulman. La grande majorité des Musulmans se reconnaît, au contraire dans une tout autre tradition, celle d’un islam éclairé et libéral. Sur 370 pages de descriptions, de mises au point historiques et d'analyses, l’auteur conclu que les musulmans ne se ressemblent pas entre eux, mais que ceux qui entrent dans la modernité, regardent vers l'avenir, la liberté, la démocratisation sont largement majoritaires … Or justement, pour lui, ce sont ces derniers qui sont les premières cibles des « Intégristes ». Cependant, ils manqueraient cruellement de formation à l'esprit critique, et se retrouveraient souvent désarmés devant ces extrémismes. L'auteur s’en prend alors à ceux qu'il nomme "les manipulateurs", comme Taslima Nasreen ou Oriana Falaci, ou bien encore certains intellectuels français qui profitent de la méconnaissance de l'islam en Occident pour se tailler des rentes financières sur la peur ou la haine (Chp 6).

A l’opposé de ces individus, l’égyptien Rifa'a at-Tahtawi est posé comme la figure emblématique de cette tradition d’ouverture. Un «Tocqueville oriental», dit Sorman de Rifa'a (Chp2, « Humaniste et croyant »). Il plaida, au nom de l’islam, pour la scolarisation des filles, l’égalité des sexes, l’ouverture sur les sciences occidentales. Ce jeune et brillant théologien fut envoyé par le Pacha Mohamed Ali à Paris en compagnie d’autres personnalités égyptiennes afin de découvrir le secret de la supériorité scientifique et technique sur le monde musulman des occidentaux. Au terme de son séjour, de 1826 à 1831, Rifa'a conclut que l'Islam est tout à fait compatible avec la « Modernité ». Son livre « L’or de Paris » fait figure de référence pour les intellectuels arabes des générations suivantes. Depuis lors, il y est considéré comme le fondateur de la « Renaissance arabe » (Nahdah). C’est encore aujourd’hui la conviction de Guy Sorman et le fil conducteur de son enquête.

Dans douze pays musulmans d’Asie, Guy Sorman a rencontré et fait parler des hommes et des femmes, qu’il nomme « les descendants de Rifa'a ». Tout au long du livre, il tente de nous faire partager comment ces derniers s’ingénient, à faire progresser, dans leur infinie diversité, la modernité dans l’islam, de façon pratique, et empirique, quotidiennement. Au fil des pages, on découvrira les difficultés d’être libéral et musulman en Egypte, les tentations démocratiques du Koweït (et une justification « confondante de naïveté » de l’intervention au Koweit de 1990, chp 8), un Maroc « féodal » (l’auteur dresse un tableau relativement noir de la situation tout en prédisant in fine l’ouverture actuelle chp 4), le formidable défi lancé aux Saoudiens (considérés comme les plus rigoristes) qui prennent conscience de la nécessité d’engager des réformes cruciales pour faire face à une démographie galopante. Au sujet de l’Arabie saoudite, l’auteur dénonce la caricature proposée habituellement par les occidentaux. A ce titre, il rappelle que le statut des femmes et bien plus dure dans la religion juive que ce que l’on peut voir en Arabie Saoudite (ce qui n’améliore pas pour autant leur situation en Arabie). Au final, il pose un regard favorable sur ce pays qui lui semble réaliser une mutation extrêmement rapide grâce à un programme d’éducation et l’apparition d’une société civile (Chp 5). On s’interrogera avec l’auteur sur les raisons du succès de l’islam malais (incluant l’Indonésie), sorte de modèle de la conciliation avec la modernité mais gagné lui aussi par la tentation intégriste. On s’étonnera cependant de l’absence des musulmans africains, dont on pressent qu’ils représenteront à court terme un poids fondamental. Globalement, l’auteur arrive à faire ressortir à la fois la multiplicité du monde Musulman et son unité.

A noter que dans le chapitre «  Les origines de la pauvreté », ou l’auteur traite entre autres du rapport de l’islam à l’économie, celui-ci produit  une analyse peu commune chez les commentateurs actuels et montre que « l’unité du politique et du religieux en Islam est (donc) un mythe politique récent que contredit l’histoire des musulmans ». De même, il rappelle que l’extension de l’Islam s’est avant tout réalisée via le commerce plutôt que par la force. Rappelant que l’Islam érige le travail comme l’une de ses valeurs cardinales (ce point n’est quasiment jamais évoqué, alors que de nombreux ouvrages de savants musulmans traitent de ce sujet) et qu’Islam et  capitalisme ne sont pas antinomiques, il en vient à montrer la totale décorrélation entre pauvreté et Islam, et impute avant tout la situation économique actuelle des musulmans au despotisme. On s’étonnera que Guy Sorman n’aborde à aucun moment le sujet de la finance Islamique
Finalement, si l’on tient compte de tous ces éléments et du fait que la majorité des musulmans se reconnaissent dans une tradition modérée (nous pourrions dire du « juste milieu »), comment se fait-il que notre vision soit envahie par l’image d’un Islam radical ? C’est que nous dit l’auteur, « la modernité des moyens de communication amplifie le phénomène intégriste, elle exagère son écho à l’intérieur l’effroi qu’il suscite au-dehors. Cette visibilité nouvelle ne serait-elle pas un trait marquant de l’islamisme radical autant, voire d’avantage, que son influence est réelle » (Chp2).

Pour Guy Sorman, il ne faut certes pas minimiser l’intégrisme mais ce n’est nullement une raison pour s’accommoder avec la tyrannie et le despotisme dans ces pays. C’est d’ailleurs ce qui, selon lui, avec la pauvreté (comme nous l’avons indiqué précédemment), est le principal vecteur de la radicalisation islamiste. En réalité, « l’Intégrisme  » ne trouverait pas sa source dans l’Islam même si l’auteur nuance son propos en se gardant des limites du déterminisme économique et social. Mais, il y aurait aussi la peur de perdre son identité face à un occident toujours plus envahissant et niant cet aspect : « Ce que nous appelons fantasme est vécu comme une réalité par les musulmans ; ces fantasmes sont vrais, car les mythes sont des objets réels qui dictent les comportements» (Chp 2).

Du tour d’horizon des sociétés musulmanes évoqué ci-dessus, l’auteur en tire comme conclusion que c’est bien le déficit démocratique dans ces pays, la résistance des Etats à intégrer la modernité, conjugué à une politique économique désastreuse qui a enfoncé ces pays dans la pauvreté et dans la foulée, a favorisé la « dérive islamiste ».
Aussi l’Occident au lieu de composer avec le despotisme ferait mieux de faire alliance avec les « enfants de Rifaâ», nombreux dans le monde musulman, qui désirent ardemment que leurs sociétés s’intègrent dans la modernité. Et quand bien même, l’auteur plaide pour la démocratie quitte à donner le pouvoir aux islamistes (chp 3).

Conclusion

Un ouvrage dense, qui dresse un panorama (non exhaustif) du monde musulman, ou le lecteur découvre de nombreuses notions de base rattachéees à ce monde. Même si l'auteur nous annonce dès le prologue qu’il n’est pas croyant, il a clairement tenté de livrer une vision « équilibrée », « relativiste », « apaisée », des Musulmans, dénonçant de nombreux poncifs. La plupart du temps, il nous propose une vision incontestablement plus objective tranchant avec les thèses habituellement véhiculées. Cela, en soi, justifie amplement la lecture de l’ouvrage.

Toutefois, le nombre de musulmans rencontrés par l’auteur reste fort restreint (une vingtaine). Et comme par ailleurs, le fait religieux ainsi que le texte (Coran) ont été « évacués », nous en venons à nous demander d’où l’auteur tire une quelconque légitimité l’autorisant à débattre de ces sujets. Ceci est d’autant plus vrai qu’il semble parfois que son intention soit plus la défense de sa vision d’un monde libéral qu’autre chose. En effet, de façon générale, l’ouvrage se révèle être une plaidoirie en faveur des libéraux des mondes arabes et musulmans, parfois proche d’un hymne à un « islam laïc ».
On notera par ailleurs, ce qui nous semble être quelques « imprécisions » : une représentation du soufisme quelque peu simpliste (chp 3), une vision « convenue » d’Ibn Taymiyya (Chp 3), une affirmation selon laquelle le Coran contredirait le fait que la terre tourne autour du Soleil (Chp 2), ou encore une non connaissance de la place de Jésus (ç) en Islam (chp 6).

Au final, le lecteur terminera l’ouvrage de Guy Sorman en étant raisonnablement optimiste. Celui-ci n’a clairement aucune indulgence pour les dirigeants arabes, leurs amis occidentaux ou encore pour Israël dont il prédit la fin à plus ou moins long terme (chp11), point qui lui a valu quelques commentaires acerbes lors de la sortie de l’ouvrage. Pour lui, l’occident devrait être plus activement solidaire de ces musulmans modernes qui sont la vraie cible des « islamistes », et soutenir les musulmans démocrates contre leurs gouvernements tyranniques ou despotiques qui concourent à figer ces pays dans un statu quo insupportable. Alors et alors seulement, tous les espoirs sont possibles.

[1] La lecture ayant été réalisée sous "Kindle", ce sont directement les chapitres qui sont placés en référence et non des numéros de page. 



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