Thérèse Benjelloun Touimi est titulaire d'une maîtrise en philosophie ( Université de Lille,… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 9 Décembre 2018

L’affection à l’égard les femmes selon al-Hakim at-Tirmidhî. Eloge de la différence.



La pudeur, en effet si souvent évoquée en islam au sujet des femmes, est essentiellement comprise par Tirmidhî comme « la honte que ressent l’esprit qu’une chose ne soit pas convenable par rapport au ciel. Il avance avec précaution et apporte du lustre aux membres et aux circonstances des actes.» Pour le dire en termes plus actuels, elle est davantage une question de conscience, d’intériorité, qu’un souci de se cacher au regard des autres. Aussi le voile qui lui est souvent attaché est-il secondaire, sans intérêt primordial.
Thérèse Benjelloun

Pour aller plus loin sur la place de la femme au sein du message coranique, le lecteur pourra se reporter à l'ouvrage du même auteur " Le souffle féminin du message coranique " publié aux Éditions Les Cahiers de l'Islam.


 

     « L’affection à l’égard des femmes est le propre d’un homme éclairé dont Dieu a rempli le cœur de connaissance. » [1] Ainsi al-Hakim at-Tirmidhî [2] (‘le Sage de Termez’) commence-t-il la section 145 du Livre des nuances, destinée à montrer au lecteur le décalage existant entre deux attitudes de même apparence, l’amour éprouvé sincèrement pour les femmes et la lubricité – sans omettre l’aspect sexuel de cette affection.

     Tirmidhî fera dans ce texte, comme dans les deux autres sections (77 et 102) consacrées aux relations avec les femmes dans le même ouvrage, une nette distinction entre l’amour pour les femmes – celui que s’attribue le prophète Muhammad, mentionné dans un hadîth commenté par Ibn ‘Arabî [3]– et le désir de jouissance incontrôlé que leur présence ou leur pensée peut provoquer chez l’homme.

     On sait qu’il fut inquiété au cours de sa vie par l’orthodoxie de son pays pour la hardiesse de ses positions. La clarté tranquille dont il fait preuve pourrait étonner le lecteur de la part d’un soufi du IXe siècle, connu pour sa grande spiritualité, de même que la tendresse dont il témoigna pour les femmes, en particulier celles de son entourage : sa mère, pour laquelle il renonça, la voyant vulnérable, à partir loin d’elle améliorer sa formation religieuse et spirituelle ; son épouse, sans doute unique en dépit des coutumes de l’époque et de sa propre conception de la polygamie, à l’égard de laquelle il manifeste dans ses écrits un profond respect humain et spirituel allant jusqu’à l’admiration [4].

     On se leurrerait sans doute à chercher chez lui une défense de l’égalité entre les hommes et les femmes telle qu’elle est envisagée aujourd’hui dans le monde occidental. Le problème de cette relation entre les deux genres ne se pose tout simplement pas à lui sous cet angle. Pourtant les questions qu’il pose demeurent tout à fait actuelles – profondément humaines, voire universelles – et trouvent un écho dans les protestations et accusations concernant toutes agressions contre les femmes, dans la volonté de reconnaissance de leur dignité si souvent égratignée, comme dans les interrogations, déviances et indignations soulevées de part et d’autres aujourd’hui par le port du voile.

    C’est en fait à une véritable éthique de la conduite envers les femmes que convie at-Tirmidhî, reposant en priorité sur le Coran et la Sunna, puis le hadith, mais également sur une patiente et minutieuse étude des nuances à apporter, dans les comportements comme dans les termes qui les désignent, à la qualification d’actes pouvant paraître similaires et pourtant divergents par leur intention.

Les fondements de l’éthique

     La sollicitude que manifeste at-Tirmidhî envers les femmes est bien plus – voire d’un autre ordre – qu’une inclination personnelle. Se penchant sur le Texte sacré, at-Tirmidhî comprend que l’amour est le mouvement premier de Dieu envers les êtres à venir en Adam, irradié en eux avant même le Jour du Pacte par lequel ils le reconnaissaient comme leur Seigneur [5]. Certains y ont communié plus que d’autres, mais l’amour reste primordial en chacun, constitue le soi humain profond, s’exprime en s’orientant vers l’autre, et risque de s’aliéner dans l’ego qui cherche à s’approprier ce qui est en réalité manifestation de l’amour inaugural.

     Si ce qui vient du cœur, entendu comme centre de l’être, et non comme affectivité individuelle, est foncièrement bon puisque orienté par et vers l’Amour divin, toute intentionnalité d’un acte est également bonne et souvent inconsciente. En revanche, quand celle-ci se transforme en motivation, elle s’habille des habitudes sociales, des désirs égocentrés, des intérêts plus ou moins mal perçus, et s’y corrompt. C’est dans cette optique que at-Tirmidhî peut discerner, dans les intentions guidant les actes comme dans les mots qui les désignent, des nuances indiquant le dévoiement du sens de comportements en apparence semblables. Dans la motivation concrète se manifeste sous le masque de l’identique une intention maquillée et la synonymie est illusion. En effet, comme le signale Geneviève Gobillot, « les actes de la vie concrète sont dominés soit par le cœur, qui se souvient avoir communié dans l’amour de Dieu avant le Pacte », soit par l’ego.

 
« Les actes du cœur, lorsque celui-ci est en état d’éveil, c’est-à-dire en pleine possession de sa capacité d’aimer, sont dirigés spontanément vers le bien en fonction d’une intentionnalité (…) qui, habituellement, à l’instar de la motivation de l’âme, échappe à la conscience. (..) La plupart du temps, la motivation inavouable de l’âme reste elle-même dissimulée à la conscience de celui qui ne se pose pas de questions ou les pose mal. » [6]

     Cette intentionnalité se distingue ici nettement de la ‘bonne intention’ soutenue par la morale commune, qui recommande de chercher à ‘bien faire’ ou encore à ‘faire le bien’. Elle est détachement pur de l’acte accompli qui, venant du cœur, est naturellement bon. Au contraire, le désir de ‘bien faire’ est trompeur, car il repose sur un souci de satisfaire l’ego en réalisant une action louable et en se l’attribuant de manière illusoire.

     L’éthique serait ainsi « la réappropriation de l’acte par le cœur » [7]. C’est à ce cheminement que se vouent ceux et celles qui cherchent à se rapprocher de Dieu. Parmi eux, at-Tirmidhî va distinguer le sincère (sadîq) pour qui la Loi est primordiale, qui lutte contre les tendances de son moi, et le véridique (siddiq) ou rapproché qui, tout en la respectant, l’a si bien comprise qu’il s’est libéré de toute contrainte dans l’amour divin. Seuls les véridiques sont en droit de l’appliquer sans arbitraire, de l’enseigner avec pédagogie, d’exercer le pouvoir politique sans en abuser… [8]

     Cette mission fut celle du Sceau des Prophètes, qui donne à maintes reprises le modèle de cette différenciation intériorisée que l’œil non prévenu voire hostile peut manquer. At-Tirmidhî en analyse un exemple significatif, dont le Coran offre la manifestation, et dont les échos nous parviennent à travers la Sirâ. Zaynab Ibn Jahsh était cousine du Prophète, qui l’avait mariée, en dépit de sa réticence, écartée afin de satisfaire l’insistance de son cousin, à son fils adoptif Zayd. Un jour, il se rend chez Zayd en vue de l’entretenir d’une affaire. « Or Zayd était sorti et Zaynab, qui n’attendait aucune visite, n’était vêtue que d’une robe d’intérieur. Lorsqu’on vint lui dire que le Prophète était à la porte, elle se leva précipitamment et, sans prendre le temps de se changer, elle alla l’accueillir et l’invita à attendre l’arrivée de Zayd. (…) Tandis qu’elle se tenait dans l’embrasure de la porte, rayonnante de la joie que lui causait cette visite, le Prophète fut frappé par sa beauté et, fortement ému, il se détourna en murmurant quelques paroles qu’elle ne put distinguer (…) »[9] .

     L’idée d’un désir subit du Prophète pour la beauté de cette femme est restée la plus couramment reçue. On sait d’ailleurs que cette entrevue fulgurante fut suivie pour lui d’une crise morale. Zayd ayant divorcé de son épouse avec laquelle il était en conflit – ce que son père adoptif tenta vainement d’éviter –, demeurait pour ce dernier une double interdiction : d’une part il avait déjà les quatre épouses que la Loi musulmane autorise, d’autre part la coutume arabe l’empêchait d’épouser la femme, même répudiée, d’un enfant adoptif qu’elle assimilait à un fils biologique. Mais il craignait surtout, sans doute à juste titre, les attaques auxquelles ce mariage aurait donné lieu.

     Or at-Tirmidhî conteste peu à peu cette perception d’une passion à laquelle une majorité d’hommes n’aurait peut-être pas résisté. Il s’appuie en fait sur la qualité de véridique du prophète Muhammad, sur sa façon d’être et surtout sur la Parole coranique. En effet, une révélation vient mettre fin à la crise en enjoignant au Prophète d’épouser Zaynab. Elle réfute en même temps l’assimilation de l’enfant adopté à l’enfant naturel, et autorise le Prophète à faire exception à la règle coranique en épousant autant de femmes qu’il le souhaite.

     Le problème n’était pas en fait, au regard de Dieu, et pour Son Envoyé, la force d’un désir que celui-ci contrôlait, voire dépassait, mais la peur des médisances et des remous politiques après avoir eu la certitude soudaine, devant Zaynab, qu’il allait l’épouser. Le verset qui la lui donne est clair :

 
« Rappelle-toi le temps où tu disais à celui que Dieu avait comblé de bienfaits et que tu avais comblé de bienfaits : « Garde ton épouse et crains Dieu ». Tu cachais en toi-même ce que Dieu allait rendre public ; tu craignais les hommes, mais Dieu est plus digne que tu Le craignes. (…) » [10]

Un reproche lui est adressé : il a craint les hommes alors que Dieu seul mérite d’être craint. Signe que « toute crainte pour le ‘moi’ comporte un leurre et n’est pas louable », surtout pour un prophète, commente at-Tirmidhî dans le Livre des nuances. Il ajoute :
 
« Dieu avait montré ses épousailles. Tu ne trouveras nulle part qu’il ait montré sa passion pour elle ni sa volonté que Zayd la répudie. Dieu a seulement annoncé qu’il allait l’épouser. Il a informé dans le même verset ce que l’envoyé de Dieu cachait en lui-même. » [11]

Si le Prophète Muhammad obéissait à son amour pour les femmes, celui-ci, qui lui était un don divin, ne l’aveuglait pas dans cette conception d’éthique éclairée de Tirmidhî, mais relevait directement de son Donateur. Aussi son comportement ne pouvait-il pas être jugé selon les normes – ou leur absence – du commun des mortels, voire selon celles des sincères soumis au grand jihad, à la lutte contre les tendances de l’âme charnelle.

L’affection envers les femmes (mahabbat al-nissa’)

     Le véridique perçoit dans les femmes d’abord le cadeau de Dieu à Muhammad, puis à Adam et à l’humanité, comme le souligne Henry Corbin à propos d’Ibn ‘Arabî. Dans la femme c’est Dieu qu’aime l’homme quand il lui porte l’amour spirituel (mahabbat) qu’évoque at-Tirmidhî, et qui ne l’empêche pas, lorsqu’elle lui est rendue licite, de jouir avec elle des splendeurs du plaisir, splendeurs échappant à ceux qui voient en elle uniquement l’instrument de leur propre jouissance [12] .

    Née de l’âme unique, elle est sans aucun doute la stricte égale de l’homme en son essence. Cependant, créée à partir d’Adam, Eve devient à son tour créatrice, elle crée l’homme, mère à la fois de son enfant et de son père [13]. En la femme peut-être Dieu S’aime-Il Lui-même. D’où, pour le véridique, la tentation de voir en la beauté qui l’attire en elle non une tentation à fuir mais le reflet du Divin, et dans le respect réclamé par Dieu pour les matrices l’image de la Miséricorde divine [14].

     On peut lire dans cette perspective les mots de at-Tirmidhî, affirmant que l’affection des véridiques rapprochés pour les femmes vient du fait que l’amour et la vie sont proches : le serviteur qui a « reçu de ces deux choses en abondance (…) trouve son refuge dans les femmes car il peut vider en elles l’eau de ses lombes qui s’agite en lui » – ce qui n’est pas bouillonnement des passions de l’âme. Pour cette raison le Prophète aurait reçu l’autorisation d’épouser plus des quatre épouses permises à l’ensemble des Musulmans.

    L’acte sexuel devient bénédiction quand il est accompli selon les exigences du cœur tourné vers Dieu. Et les sincères qui sont encore soumis aux passions peuvent les épurer en recherchant la licéité de l’acte par le contrat de mariage, puis en rappelant le Nom de Dieu qui les apaisera[15].

     Mais le serviteur de Dieu perçoit aussi en elles des mères, celles des prophètes, des ascètes, adorateurs et hommes pieux ; des gérantes du quotidien ; des forces nourricières.

 
« S’il les envisage de cette manière, puis prend en considération leur faiblesse et leur fragilité de même que ce que leur a réservé la providence divine, à savoir les grossesses, les cycles menstruels, l’enfantement et tout ce que comporte l’instruction des enfants ainsi que la solidité et la stabilité qu’elles apportent à leur époux, à leurs esclaves et à toute la maisonnée, c’est la miséricorde à l’égard de la femme qui l’emporte dans son cœur (…). » [16]

     Les différences biologiques et statutaires féminines ont été souvent considérées et vécues par les hommes et les femmes comme un signe d’infériorité et ont provoqué une mise à l’écart de celles-ci pouvant aller jusqu’au mépris et à l’avilissement, à la privation de parole et de dignité. Avec at-Tirmidhî, au IXème siècle, la vulnérabilité qu’elles engendrent est au contraire perçue comme une raison d’aimer les femmes, de les traiter avec affabilité, de les révérer – selon les paroles et le comportement du Prophète lui-même, oubliés ou détournés trop souvent de leur sens en raison des préjugés . Jamais une femme ne doit être regardée comme objet de satisfaction, et la courtoisie qui s’impose envers elle, n’est pas à confondre avec des avances opérées pour la séduire (section 77).

Des relations asymétriques

      Ar-Tirmidhî est clair : dans leur relation aux femmes, les hommes possèdent un atout génital propre à les mettre en garde, à leur faire éprouver si l’attirance qu’ils ressentent est affection du cœur ou excitation sexuelle. En fonction de quoi ils peuvent s’efforcer de se contrôler ou poursuivre leur entreprise. Aussi la faute, si et quand elle survient, leur incombe-t-elle le plus souvent sans discussion.
 
« Tirmidhî se montre ici extrêmement critique vis-à-vis des hommes, dont il n’excuse aucun comportement ambigu, fort de sa connaissance psychologique de leur grande vulnérabilité à l’égard de tout ce qui touche au sexe » écrit Geneviève Gobillot. « Mais il n’en fait nullement un prétexte pour blâmer, contraindre ou enfermer les femmes. Au contraire, il souligne qu’il incombe à l’homme de maîtriser ses instincts et de se surveiller constamment pour ne pas basculer vers le ‘vol du plaisir’ (…) ». [18]

     La responsabilité masculine étant établie, le respect s’impose envers la femme, perçue non comme un être mineur, à protéger et diriger, mais comme une personne de nature différente. C’est là que s’établit une asymétrie entre les sexes dont les implications peuvent se tourner à l’avantage des unes ou des autres selon les circonstances et qui, dans les degrés de la spiritualité, bénéficieraient aux femmes.

     Selon une Tradition reprise par at-Tirmidhî, Dieu a privilégié la femme par quatre vingt dix neuf parts de passion, vue surtout comme capacité à ressentir, et l’homme par une seule part. Les sociétés ont souvent induit en conséquence que le contrôle de cette sensibilité dont elle disposerait s’imposait et que la responsabilité en revenait aux membres mâles des familles. Or Dieu leur a aussi donné, toujours selon cette Tradition, une même proportion asymétrique de pudeur à l’un et à l’autre : les femmes détiendraient donc naturellement une sorte d’instinct de protection, tandis que les hommes auraient davantage besoin de se dominer – étant là encore pourvus d’autres moyens.

     Cette nature des femmes, plus sensibles et en même temps plus enclines à canaliser les transports de leur âme charnelle, assortie de leur multiple implication dans le quotidien, de leur épreuves, de leur abnégation et de la discrétion de leur aptitude à la sainteté, leur devient une grâce d’accéder aux plus hauts degrés de la spiritualité – ce qui exige des hommes davantage de combats contre eux-mêmes et les vagabondages de leur âme.

     C’est aussi pour cette raison que Dieu a, selon at-Tirmidhî, autorisé les hommes – mais Il ne le leur conseille pas – à prendre quatre épouses et autant de concubines qu’ils le souhaitent parmi les esclaves en leur possession – ceci bien que l’esclavage soit appelé à être aboli par l’affranchissement. La polygamie serait nécessaire à la satisfaction, donc à l’apaisement, de la nature virile, alors que celle des femmes s’accommoderait facilement de la monogamie, non pas par une sorte de renoncement à soi artificiel ou par ascétisme, mais dans la mesure où la forte sensibilité qui la caractérise s’y trouverait comblée.

     Dans une société patriarcale, cette asymétrie de nature entre l’homme et la femme s’avère problématique – ou est considérée comme telle –, engendre des conflits, soulève le risque des fautes morales, et provoque souvent la mise à l’écart des femmes, voire leur relégation à un rang inférieur quand elles ne sont pas diabolisées comme tentatrices. En revanche elle est vécue et reconnue comme un bienfait par les rapprochés de Dieu qui y voient une complémentarité enrichissante et salvatrice – non une inégalité à vilipender.

     Selon l’optique de Tirmidhî, sur la disparité se construit un équilibre où, finalement, hommes et femmes vont se connaître mutuellement et s’accompagner dans le souci d’agir comme il convient de le faire à un moment donné et à l’endroit qui les accueille, en gardant au cœur le rappel du Divin.

Le voile et la pudeur

    La pudeur, en effet si souvent évoquée en islam au sujet des femmes, est essentiellement comprise par at-Tirmidhî comme « la honte que ressent l’esprit qu’une chose ne soit pas convenable par rapport au ciel. Il avance avec précaution et apporte du lustre aux membres et aux circonstances des actes.»[19] Pour le dire en termes plus actuels, elle est davantage une question de conscience, d’intériorité, qu’un souci de se cacher au regard des autres. Aussi le voile qui lui est souvent attaché est-il secondaire, sans intérêt primordial.

     Elle concerne l’homme comme la femme, au même titre – à ceci près que les femmes, étant par nature plus sensitives, auraient aussi un plus grand besoin de se protéger, comme une meilleure aptitude à le faire. Et le voile – pris dans un sens large – devient non seulement l’accessoire qui permet d’échapper au regard de l’autre, à son inquisition, mais surtout le signe de ce que l’intimité de l’autre sera respectée. Il ne correspond, dans sa signification réelle et profonde, ni à l’obéissance à une coutume, ni à une obligation légale de porter tel ou tel vêtement [20] .

     La pudeur est en réalité dans le regard porté sur l’autre, non dans une attitude ou une mise pouvant être motivée par le mimétisme ou l’hypocrisie. Au mieux, l’habit comme le comportement témoignent extérieurement du respect porté à l’intimité de l’autre comme à la sienne propre. En cela at-Tirmidhî apporte une version très ouverte de la pudeur et du voile, dans une société où sa pratique parmi les femmes était répandue.

Ce n’est donc pas tant le regard de l’autre qui est à craindre, mais surtout l’œil que l’on porte sur soi-même et sur l’autre. Une Tradition prophétique rapporte, selon Umm Salâma épouse du Prophète, qu’un jour où elle se trouvait avec lui et Maymûna, l’Envoyé accueillit ibn Umm Maktûm qui était aveugle et enjoignit à ses épouses d’aller se voiler.

 
« Nous lui dîmes : ‘Ô envoyé de Dieu, n’est-ce pas un aveugle qui ne voit rien ?’ Il répondit : ’Vous deux, êtes-vous aveugles et ne voyez-vous rien ?’ » [21]

     Lorsque le voile s’impose – quelle que soit la forme concrète qu’il revête – ce n’est donc pas tant comme vêtement que comme paravent à toute provocation venant de soi, à la négligence des valeurs, à l’oubli du respect dû à soi-même comme à l’autre. Et la pudeur prend son sens au regard de Dieu avant de signifier à celui des hommes…

L’éloge de la différence

     Que ce soit dans l’éthique ou en linguistique, at-Tirmidhî se glisse dans l’analyse des nuances qui mettent à jour la valeur de l’intention soutenant les actes, selon les niveaux d’interprétation, par le degré de sincérité du Musulman comme par sa soumission au cœur ou aux passions corruptrices de l’âme. La différence est décisive quand bien elle serait imperceptible pour un regard non initié, un esprit mal intentionné ou inapte, provisoirement ou non, à poser les questions essentielles, voire noyé dans l’inconscience.

     Ainsi en est-il de l’affection pour les femmes dont toutes les conséquences concrètes comme la haute dimension éthique – on pourrait même dire : métaphysique – va dépendre de l’intention qui la sous-tend, de la ruse des nuances et de l’illusion des similitudes.

      Même si, dans l’histoire des sociétés, les femmes peuvent apparaître frappées par l’injustice d’une inégalité en conséquence d’une physiologie et d’un statut différents de ceux des hommes, leur altérité devient favorable, voire source de perfectionnement avec at-Tirmidhî : non seulement cette nature même appelle le respect, mais elle leur octroie sur ceux qui les dominent une supériorité réelle selon la foi et les dogmes dont ils se réclament pour justifier à tort leurs présupposés misogynes.

     At-Tirmidhî est fondamentalement positif, en général, et dans son regard sur les femmes, bien que sans concession du point de vue éthique, non pas par inclination personnelle mais parce qu’il ne retient du Hadîth que ce qui concorde avec le critère coranique et les agissements du Prophète Muhammad, conformément au principe de retour à la Source, à Celui qui parle – au sens profond de la Parole. Il ignore donc tout ce qui pourrait être négatif concernant en particulier les femmes, partenaires des hommes [22]. Et si l’on sait très peu de choses des événements de sa vie, il évoque lui-même l’importance qu’eurent pour lui les visions oniriques de son épouse qui fut à l’origine de son initiation à la Voie soufie [23] .

    At-Tirmidhî écrit au IXe siècle. A cette époque, le monde byzantin considérait très largement les femmes comme ‘instruments du diable’, et l’on rapporte que jusqu’au XVe siècle « les femmes de Constantinople ne sortaient que de nuit et le visage voilé, bien escortées et seulement dans les cas indispensables » . En Europe, durant tout le Moyen Âge, de manière générale, bien que les droits et devoirs féminins varient en fonction de l’appartenance de classe et évoluent, la femme était soumise à la curatelle de l’homme. L’héritage allait aux fils, elle ne pouvait se présenter au tribunal elle-même mais devait être représentée par un tuteur mâle, et quand elle fut admise à témoigner son témoignage ne valait jamais celui d’un homme. Elle était soumise à son mari qui pouvait la châtier si elle était jugée coupable [25] .

     Quelles que soient ses références sociétales, les questions que pose l’auteur du Livre des nuances sont incontestablement modernes : il invite tout homme à une réflexion ouverte à l’universel car fondée sur une analyse éthique, sur la diversité présente au cœur de l’être, non sur les us et coutumes non plus que sur des dogmes. Aussi, aucune fixation dans un lieu ou une période donnés n’est-elle indispensable pour mettre à profit son enseignement dans l’évolution des sociétés, demandant ‘simplement’ – et ce n’est pas le plus facile – de se rappeler la Source coranique au lieu de se reporter à une lettre vidée de son sens en comparant ce qui est dissemblable.

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[1] Al-Hakim at-Tirmidhî, Le Livre des nuances Ou de l’impossibilité de la synonymie, traduction et commentaires de Geneviève Gobillot, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 2006, section 145 p. 441
[2] Al-Hakim at-Tirmidhî, né à Termez peut-être en 820, mort entre 905 et 910 à Termez. A ne pas confondre avec un autre at-Tirmidhî, vivant presque à la même époque à Termez, qui était imam rapporteur de Hadîths.
[3] « M’ont été rendues dignes d’amour trois choses de votre bas-monde : les femmes, le parfum, et la fraîcheur de mon œil a été placée dans la prière rituelle. » rapporté par an-Nassa’i selon Anas, par at-Tirmidhî et at-Tabarânî. Ibn ‘Arabî analyse ce hadîth prophétique en particulier dans Fusus al-hikam, chapitre sur « Le Verbe de Muhammad », traduit sous le titre La sagesse des prophètes par Titus Burckhardt, Albin Michel, 1974, p. 195, « De la Sagesse de la Singularité dans le Verbe de Muhammed »
[4] Al-Hakim at-Tirmidhî, Le Livre des nuances…, op. cit. Note de G. Gobillot p. 350
[5] Cor. 7 : 172 Quand ton Seigneur tira des reins des fils d'Adam toute leur descendance, Il les fit témoigner contre eux-mêmes [leur disant :] " Ne suis-je pas votre Seigneur ? - Si fait ! dirent-ils, nous en témoignons ! » [Il en fut ainsi] pour que vous ne disiez pas, le Jour de la Résurrection : « Nous n'étions pas concernés ! »
[6] At-Tirmidhî, Le livre des nuances… op. cit. G. Gobillot, Présentation, p. 53
[7] At-Tirmidhî, idem, p. 78
[8] Ils ont par exemple compris que l’interdiction est souvent inutile. Quand elle s’impose, elle ne doit pas être exigée de la même façon pour tous, car certains êtres répondent mieux à la sévérité, d’autres à la douceur. Il faut savoir en mesurer le poids, étant entendu que plus elle est lourde, plus elle implique le désir de la transgresser et peut mener à l’hypocrisie du comportement. De même les peines légales ne doivent être appliquées que par ceux qui sauront le faire sans y mêler un quelconque esprit de vengeance ou de satisfaction personnelle.
[9] Lings, Martin, Le Prophète Muhammad : sa vie, d’après les sources les plus anciennes, traduit de l’anglais par Jean-Louis Michon, 2e édition, Paris, Seuil, 2002, p. 352
[10] Cor. 33 : 37 Rappelle-toi le temps où tu disais à celui que Dieu avait comblé de bienfaits et que tu avais comblé de bienfaits : « Garde ton épouse et crains Dieu ». Tu cachais en toi-même ce que Dieu allait rendre public ; tu craignais les hommes, mais Dieu est plus digne que tu Le craignes. Puis, quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse, Nous te l'avons donnée pour femme afin qu'il n'y ait pas de faute à reprocher aux croyants au sujet des épouses de leurs fils adoptifs, quand ceux-ci ont cessé tout commerce avec elles. L'ordre de Dieu doit être exécuté.
[11] At-Tirmidhî, Le livre des nuances… op. cit. p. 229-230. At-Tirmidhî reprend l’interprétation de l’événement par ‘Ali ibn al-Husayn.
[12] Corbin, Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Aubier, 1993, p. 128 et suiv. Voir Ibn ‘Arabî, Les révélations de La Mecque, traduction de A. Penot, Entrelacs, 2009, p. 235
[13] Le Prophète Muhammad disait de sa fille Fatima qu’elle était ‘mère de son père’.
[14] Cor. 4 : 1
[15] At-Tirmidhî, op. cit.p. 388-389
[16] At-Tirmidhî, op. cit. p. 344
[17] « Elles doivent faire face à beaucoup d’urgences et méritent vraiment miséricorde, c’est pourquoi j’ai établi une équivalence entre leur labeur et la guerre sainte. » rapporté d’après Nasr ibn ‘Alî al-Harrânî, d’après Rawh al-MusayyabAbû Rajâ’, d’après Thâbit al-Bunânî d’après Anas ibn Mâlik d’après l’Envoyé de Dieu. At-Tirmidhî, Le livre des nuances, op. cit. p. 345
[18] At-Tirmidhî, Le livre des nuances, op. cit. Présentation p. 118
[19] At-Tirmidhî, Le livre des nuances… op. cit. p. 443, note I
[20] L’obligation a été faite par la Parole divine aux épouses du Prophète de se voiler afin de préserver leur statut de mères des croyants qu’Elle leur octroyait. Cor. 33 : 33 et 59
[21] At-Tirmidhî, Le livre des nuances, op. cit. p. 346 Une autre tradition un peu différente est citée par Jalâl ud-Dîne Rûmî, in Mathnaoui. La quête de l’Absolu, traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Ed. du Rocher, 1990, Livre VI verset 670 et suiv. Dans le poème de Rûmî c’est Aïsha qui va spontanément se voiler en présence d’un aveugle que reçoit chez elle le Prophète. Elle répond à son époux qui feint de s’étonner : «’Il ne peut pas te voir, ne te cache pas’./ Aïsha fit un signe avec les mains (comme pour dire) : ‘S’il ne me voit pas, moi je le vois’ » (v. 686-687) Ici Aïsha témoigne qu’elle ne répond pas au conseil faussement innocent par pédagogie de son époux mais au respect dû à la Lumière divine présente en lui. Elle le savait également très jaloux.
[22] Cette attitude fut aussi sans conteste celle d’autres grands maîtres et poètes soufis – souvent désavoués par les théologiens orthodoxes – tels Ibn ‘Arabî, Jalâl ud-Dîne Rûmî ou l’Emir ‘Abd al-Kader, pour ne citer qu’eux, dans leurs interprétations par exemple de l’attitude de deux épouses du Prophète qui se liguent contre lui (Cor. 66) et prouvent la puissance du féminin réalisé – non la malignité des femmes – ou de Zulikha éveillée par l’amour à la beauté irradiant le prophète Youssef (Cor. 12).
Cf en particulier Emir Abd al-Kader, Le livre des haltes, traduit par A. Penot et préfacé par Bruno Etienne, Editions Dervy, 2008, p. 165, « Du degré ontologique de la femme » halte 249, et Annemarie Schimmel, L’islam au féminin, Albin Michel, 2000, p. 76
[23] At-Tirmidhî, Le livre des nuances, op. cit. p. 350, note I, G. Gobillot s’appuie sur Le livre de la profondeur des choses, p. 18-24.
[24] At-Tirmidhî, Le livre des nuances… op. cit. p. 119-120. Geneviève Gobillot cite l’ouvrage de A. Ducellier, Le drame de Byzance, idéal et échec d’une société chrétienne, p. 32 note 9
[25] Harksen, Sibylle, La femme au Moyen Âge, Edition Leipzig, 1974, p. 9 à 11

Indications bibliographiques

Al-Hakim at-Tirmidhî, Le livre des nuances ou de l’impossibilité de la synonymie, traduction commentée, précédée d’une étude des aspects historiques, thématiques et linguistiques du texte par Geneviève Gobillot, Geuthner, 2006

Michon, Jean-Louis, Le Coran, traduction annotée du sens de ses versets, www.lenoblecoran.fr

Emir ‘Abd al-Kader, Le livre des haltes, traduit par A. Penot et préfacé par Bruno Etienne, Editions Dervy, 2008

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