Mardi 19 Novembre 2013

Formes sacrificielles dans l'Ancien Testament et le Coran (Seconde partie)

par Shaarawi Khairy.



Nous présentons ici la seconde partie d'une étude sur la signification et les modalité du sacrifice en Islam, au travers d’une étude comparative réalisée dans le cadre de la thèse de l’auteur.

Retrouvez la première partie du texte à cet endroit.  


Quant au sacrifice pratiqué chaque année par les musulmans pendant le pèlerinage nous avons constaté que l'islam, face aux anciennes pratiques concernant l'immolation d'animaux, a manifesté le souci de bien se démarquer, sur le plan religieux, de ces pratiques. Cela s'est notamment traduit par l'utilisation d'un nouveau terme, dahiyya, pour désigner le sacrifice islamique majeur. Contrairement aux sacrifices préislamiques qui se pratiquaient à la fin de la nuit (en rapport, semble-t-il, avec Vénus, l'étoile du matin), le Prophète (ç), au moment du pèlerinage, et les docteurs de l'islam qui le suivirent, ont volontairement indiqué que le sacrifice islamique devait se pratiquer en plein jour. Par ailleurs, l'islam n'a pas retenu certains sacrifices couramment pratiqués par les anciens Arabes, tels le sacrifice 'âtïra ainsi que celui dit naqî’ qui était pratiqué sur un animal pris parmi le butin de guerre et servait comme rite préliminaire au partage de celui-ci. De toutes ces pratiques sacrificielles, ainsi que d'autres types d'offrandes en vigueur dans l'ancienne société arabe, l'islam n'a retenu que le rituel du sacrifice sanglant, en intégrant celui-ci dans un nouveau système de croyances, en utilisant un vocabulaire partiellement nouveau et en opposant symboliquement certaines de ses modalités temporelles aux pratiques préislamiques.Par cette évolution et superposition, le sacrifice rituel en islam se démarque nettement, non seulement de celui pratiqué dans la société bédouine, mais également de celui que la société juive présentait, à l'époque, à Médine. Autrement dit, en empruntant aux Mecquois le sacrifice sanglant et en lui donnant un caractère islamique, puisqu'il est pratiqué dans le cadre abrahamique pendant le pèlerinage ou dans une journée de la fête du sacrifice, l'islam a pu, en phase avec d'autres rituels islamiques, se démarquer de la communauté juive. Dans ce sens, l'on remarque que le sacrifice dans le Coran diffère de celui de l'Ancien Testament selon ses termes, ses modalités, ses mobiles et ses rituels ainsi que l'objet sacrifié et enfin selon le temps et le lieu où il se pratique.

Dans l'Ancien Testament le sacrifice occupe une place centrale, pas seulement dans l'ancien judaïsme constamment séduit par les cultes sensuels des Cananéens et autres païens et succombant à leur attrait malgré les avertissements des Prophètes, mais aussi, dans l'Ancien Testament sous sa forme canonique, qui constitue pour les croyants l'Écriture Sainte. Le rite sacrificiel joue un rôle central et n'est pas considéré comme un simple vestige dont on peut se défaire ou ignorer. Mis à part le sacrifice holocauste et le sacrifice de communion qui n'existent pas en islam, ce qui dicte le sacrifice expiatoire dans l'Ancien Testament, ce sont les péchés expiables, les impuretés sexuelles, la lèpre, le saccage des biens appartenant à Dieu (les prémices, la dîme des troupeaux...), l'escroquerie des dépôts, l'adultère avec une esclave fiancée, etc.

Le sacrifice dans le Coran se limite dans un culte restreint (hajj) et le jour de sa fête. Il dépend strictement de la tradition d'Ibrâhîm le fondateur de ce rite, à savoir le pèlerinage (Coran, xxii, 26-27). Quant au sacrifice expiatoire, il s'impose pour expier la négligence d'un rite du pèlerinage et l'infraction des règles de l'ihrâm. Ce sacrifice ressemble au sacrifice hattat de l'Ancien Testament avec la différence que ce dernier se pratique lors de la vie profane, et que le pèlerin a le choix entre le sacrifice, l'aumône ou le jeûne.

On a remarqué que le sacrifice dans l'Ancien Testament est ritualiste.L'exposition de l'animal à sacrifier devant Dieu (Lv. iv, 4 ; xiv, 11 ), l'imposition des mains sur la victime, la combustion des graisses sur l'autel et le rite du sang font que ce sacrifice soit différent de celui du Coran. C'est ainsi que le sang des victimes sacrificielles, dans le judaïsme, doit être aspergé sur l'autel comme la part réservée à Yahvé. Cette idée d'une « part » du sacrifice réservée à Dieu s'opposerait en islam à la transcendance absolue de la figure divine et n'est pas plus recevable que celle d'une communion des hommes avec la divinité, comme celle qui rassemble les hommes autour du corps de Dieu dans le christianisme. De même l'alliance entre les hommes et Dieu ne peut être que métaphorique et inscrite dans l'ordre humain, à l'inverse de l'alliance rédemptrice du peuple élu autour de laquelle s'organise la foi juive, ou de la croyance chrétienne en la rédemption sacrificielle du fils de Dieu en faveur de l'humanité pécheresse. Bref, la théologie musulmane n'accorde pas une place importante aux pratiques sacrificielles. En d'autres termes, le sacrifice musulman n'est pas formellement obligatoire dans le rituel du pèlerinage, il ne fait pas partie des « piliers de l'islam » et le dogme de l'unicité de Dieu laisse peu de place aux médiations sacrificielles qu'intègre la tradition judaïque ou que transcende la tradition chrétienne à travers l'idée du sacrifice du fils de Dieu quotidiennement renouvelé dans l'eucharistie.

D'ailleurs, le prêtre qui était chargé de l'immolation de la victime et des rites d'expiation perd son rôle dans l'islam puisqu'il est recommandé que le sacrifiant soit en même temps le sacrificateur. Quant à la viande de sacrifice, elle revient totalement au prêtre s'il n'est pas lui-même le coupable, auquel cas elle doit être abandonnée aux flammes. Pour le rituel de la fête de Youm Kippour, l'animal à sacrifier est jeté avec les péchés du peuple dans le désert. Et c'est là qu'apparaît une particularité du sacrifice dans le Coran, où, en aucun cas la victime n'est déclarée impure ou interdite, ni abandonnée aux flammes, ni expulsée comme le bouc émissaire. Mais dans tous les cas, elle est consommée soit par le sacrifiant et les pauvres, soit par ces derniers seulement. L'objet sacrifié dans l'Ancien Testament, est rigoureusement déterminé par les textes, il varie selon la qualité du délinquant, il est sanglant (animal, oiseau) ou végétal et parfois les deux ensemble. Là aussi se manifeste une autre spécificité du Coran, c'est que le sacrifice doit toujours être du bétail et dépend des moyens du sacrifiant.

Le temps du sacrifice dans l'Ancien Testament, sauf dans le cas des fêtes, dépend de la période où l'expiation ou la purification est exigée. Le lieu est déterminé par les textes où l'animal à sacrifier doit être immolé sur l'autel et non ailleurs. Cela montre que l'institution sacrificielle dans le judaïsme est liée au Temple et était par conséquent vouée à disparaître dès lors que celui-ci était détruit. Depuis, on ne peut plus servir Dieu par le « Service de l'autel ». Ceci se traduit d'ailleurs par le fait que la pratique sacrificielle est strictement circonscrite à l'intérieur des frontières d'Israël. De sorte qu'hors de ses limites la terre est considérée impure et donc impropre au sacrifice (Am. vii, 17 ; cf. Jos. xxii, 19) (4).

Selon le Coran le hady doit être sacrifié à la Mecque - où se trouve la Ka'ba - parce qu'il est offert aux pauvres qui vivent aux alentours, selon la recommandation d'Abraham (Coran, xiv, 37). Quant au sacrifice de la fête, il est accepté partout, parce qu'il n'y a pas d'autel en islam. La période déterminée est celle du pèlerinage en général pour le sacrifice expiatoire et le jour du nahr en particulier pour la dahiyya et l'offrande.

Tout cela nous incite à souligner que, dans le Coran, le sacrifice ne représente pas le centre du culte, comme cela est le cas dans l'Ancien Testament. Il est marginalisé en faveur d'une réforme spirituelle menée par le prophète Muhammad comme le suggère le texte coranique lui-même : « Dieu ne reçoit ni le sang ni la chair des victimes mais il est touché par la piété des cœurs» (Coran, xxii, 37).
Il ne doit être maintenu que comme un hommage rendu à Dieu seul. En ce sens Alfred Loisy écrit : « Dans cette religion on n'y est point sauvé par la vertu du sacrifice, mais seulement par la foi en Allah et en Muhammad prophète d'Allah » (5). De sorte que l'on est amené à dire qu'il serait plus exact de parler des formes sacrificielles dans le Coran et non pas du sacrifice coranique.

Il va de soi que le Coran partage avec l'Ancien Testament plusieurs principes, et ce rapprochement est particulièrement significatif lorsqu'il s'agit des récits relatant le sacrifice d'Abraham et les offrandes présentées par les deux fils d'Adam ainsi que d'autres formes sacrificielles comme les sacrifices expiatoires. Comparant ces formes sacrificielles nous avons étudié dans la première partie les offrandes présentées par Caïn et Abel. Ce sacrifice primordial est particulièrement important. Il permet aux commentateurs juifs d'expliquer les caractéristiques fondamentales attribuées au système sacrificiel juif : la qualité de l'offrande, le choix de sa matière et la fonction qui lui est assignée ainsi que la modalité du sacrifice. Quant au Coran, il utilise le terme qurbân déjà rencontré dans la Bible pour désigner ce sacrifice. Néanmoins, il ne mentionne ni les noms des deux fils d'Adam, ni la modalité ni la matière ni les motifs de ce sacrifice. Devant ce mutisme du Coran les exégètes musulmans ont eu recours au Livre de la Genèse pour expliquer la brièveté du texte coranique. Dans la deuxième partie nous avons examiné le sacrifice d'Abraham. En fait, aussi bien le judaïsme que l'islam ont voulu faire de la symbolisation de ce non-sacrifice leur fondement. Ils l'ont élevé à la dignité d'un modèle afin de proscrire le sacrifice humain. Il s'agit donc de l'élection d'une scène dramatique où se joue le spectacle du sacrifice du fils par le père ou le consentement du père à donner en sacrifice le plus cher pour lui, à savoir le fils. L'Ancien Testament et le Coran semblent s'accorder pour apporter une solution prévoyante, par le moyen d'une substitution animale, que le sacrifice ne s'accomplisse pas. L'interprétation musulmane met en évidence quelques divergences avec la tradition juive. Soulignons que la controverse judéo-musulmane tourne essentiellement autour de l'identité du fils qui a subi l'épreuve du sacrifice. Nous avons étudié dans la troisième partie les sacrifices expiatoires en les présentant sous les formes hattat et acham pour l'Ancien Testament et sous la forme hady dans le Coran. Remarquons que le sacrifice islamique diffère du sacrifice juif dans sa terminologie, ses modalités, ses mobiles et ses rituels ainsi que par l'objet sacrifié. Le sacrifice dans le Coran se limite dans un culte restreint (hajj) et le jour de sa fête. Il dépend strictement de la tradition d'Ibrâhïm et la commémoration rituelle chaque année, lors de la fête du sacrifice, par l'immolation d'un mouton (dahiyya) est à cet égard cruciale, car elle réactualise et donne corps au geste d'Abraham. Quant au sacrifice expiatoire, il s'impose pour expier la négligence d'un rite du pèlerinage et l'infraction des règles de L'ihrâm. Ce sacrifice ressemble au sacrifice hattat de l'Ancien Testament avec la différence que ce dernier se pratique lors de la vie profane, et que le pèlerin a le choix entre le sacrifice, l'aumône ou le jeûne. Enfin, le sacrifice musulman n'est pas formellement obligatoire dans le rituel du pèlerinage, il ne fait pas partie des « piliers de l'islam » et le dogme de l'unicité de Dieu laisse peu de place aux médiations sacrificielles qu'intègre la tradition judaïque ou que la tradition chrétienne transcende à travers l'idée du sacrifice du fils de Dieu quotidiennement renouvelé dans l'eucharistie.





Shaarawi Khairy. Formes sacrificielles dans l'Ancien Testament et le Coran. Étude comparée des offrandes de Caïn et Abel, du sacrifice d'Abraham et des sacrifices expiatoires dans le judaïsme et dans l'islam. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 114, 2005-2006. 2005. pp. 467-474. 

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4. Cette tradition qui lie le sacrifice au temple est à ce point forte qu'à l'exception du cas d'Eléphantine il semble bien qu'aucun culte sacrificiel n'ait été pas célébré dans la diaspora. Les sacrifices restent cependant présents dans la conscience et dans la prière et, d'une certaine manière, dans la pratique des juifs. Cf. P. Lenhardt, « la valeur des sacrifices dans le judaïsme d'autrefois et d'aujourd'hui », dans N. Marcel (dir.), Le Sacrifice dans les religions , p. 61 .

5. A. Loisy, Essai historique sur le sacrifice, Paris, éd. Emile Nourry, 1920, p. 517.



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