Pierre Lory a d’abord étudié la langue et la littérature arabes à l’Institut National des… En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 16 Septembre 2016

Eschatologie et Exégèse mystique



Le but de cette étude n’est pas de découvrir un sens « originel » des versets eschatologiques du Coran tels qu’ils furent diffusé du vivant du prophète Muhammad. Ce travail consiste simplement à rendre compte d’une foi se développant selon sa dynamique propre. Ici, je me sépare de certains maîtres en Sorbonne, comme Régis Blachère, qui travailla sur sa traduction du Coran sans trop référer aux ouvrages de tafsîr, comme pour éviter la « contamination » de sa traduction par le dogme. Mon travail d’universitaire correspond, pour l’essentiel, à exposer et analyser pour le public francophone les voies historiques de la compréhension du texte sacré par les différentes tendances musulmanes.

  Partant de là, un fait s’impose. Pour les musulmans, le texte sacré qu’est le Coran vise à transmettre des vérités surnaturelles, dans un langage permettant une foi sans équivoque. Ces vérités sont par définition peu accessibles à l’intelligence forcément limitée des hommes. Par exemple, le croyant professe que Dieu existe, qu’Il est unique etc. Mais il ne peut concevoir, s’imaginer mentalement qui est Dieu. Tous les hommes sont prisonniers de cadres mentaux pré-établis. Ils ne peuvent penser en dehors des cadres de l’espace et du temps, ni en dehors du principe de causalité. Or précisément, Dieu échappe au temps, à l’espace, et aux causes secondes, comme l’a bien vu Ghazâlî. En d’autres termes : le Livre sacré utilise une langue humaine, qui n’est a priori pas adéquate pour décrire des réalités surnaturelles.

   L’explicitation, l’exégèse du Coran exigent donc un effort tout particulier de compréhension, qui n’est pas celui de n’importe quel texte littéraire. C’est la raison pour laquelle le débat autour du langage est tellement central dans la pensée musulmane classique. Pensons par exemple à l’ampleur prise par la question de l’incréation du Coran qui opposa avec tant de virulence les sunnites aux mu‘tazilites au 3e siècle de l’ère hégirienne. 

   Je prendrai ici un exemple éloquent de cette tension entre la pensée humaine et le discours divin : l’eschatologie. Celle-ci est fondamentalement impensable, comme l’affirme d’ailleurs le hadîth : « Dans le Paradis, il y a ce que nul oeil n'a vu, ni oreille entendu, ni pensée pénétré le cœur de l'homme » . L’eschatologie coranique est précisément le sujet traité par le Dr al-Sâlih dans son ouvrage "La vie future selon le Coran". Cet ouvrage fait toujours référence dans les études sur la pensée musulmane. L’auteur y décrit les principales voies de l’exégèse musulmanes appliquées au domaine de la vie future. Il y suit la division connue entre exégèses traditionnelle / rationaliste / mystique. Son enquête à travers les courants d’exégèse médiévaux le conduisent à opter pour une voie moyenne et moderne sur cette question de la langue sacrée et de ses corollaires. Je pense au statut de la métaphore dans le Coran en particulier.  

   Mon exposé s’attardera plus particulièrement sur les analyses et prises de position du Dr al-Sâlih à l’égard des exégèses mystiques. Je travaille depuis quelques années sur ces formes de tafsîr. Elles me paraissent intéressantes à plusieurs égards. Elles témoignent en effet d’une exégèse vécue, éprouvée, ouvrant souvent des voies fécondes à une nouvelle approche de l’herméneutique. Pour le mystique musulman, la parole coranique ne propose pas seulement un message limité au sens extérieur, accessible par la simple connaissance linguistique. Chaque verset coranique est porteur de multiples sens intérieurs : « Le Coran possède un dos (le sens apparent) et un ventre (le sens caché), et ce ventre possède à son tour un ventre, et cela jusqu’à sept ventres » , affirme un hadîth souvent cité par les soufis. Ces différents sens cachés ne sont pas accessibles à la simple spéculation rationnelle. Le Coran, soulignent les soufis, est le vecteur d’une lumière supra-rationnelle. Cette lumière s’adresse au cœur, qui est l’organe de perception et de compréhension des messages d’origine divine. Cette notion de cœur est très importante dans la mystique. Elle est d’ailleurs tout à fait coranique.  

     La parole coranique possède donc une portée très particulière pour les soufis, car elle comporte un aspect caché, ésotérique (bâtin). A ce moment, elle devient essentiellement paradoxale. A ce sujet, Rûzbehân Baqlî, le grand mystique de Shîrâz (m. 606 / 1209), nous fournit des considérations intéressantes et elles aussi paradoxales dans son grand Sharh-e shathiyyât . Rûzbehân situe le verbe coranique comme modèle même du langage mystique. Car le discours mystique cherche lui aussi à exprimer et transmettre des réalités qui ne sont pas de l’ordre courant, ordinaire, terrestre. Il apparaît souvent comme étrange, paradoxal, éventuellement choquant. Vous connaissez le phénomène du shath. Les exemples sont nombreux. Ainsi, un visiteur frappa à la porte de la maison d’Abû Yazîd Bistâmî et appela : « Abû Yazîd ! ». Ce dernier répondit : « Va-t-en ! Il n’y a que Dieu dans cette maison ». Il voulait signifier que l’être humain est évanescent, impermanent, sans consistance propre ; et que c’est Dieu qui est en définitive la Réalité de toute chose. De façon plus abrupte, c’est aussi ce qu’exprimait le fameux « Je suis le Dieu Vrai (anâ al-Haqq) » de .

   Les théoriciens du soufisme considèrent souvent qu’il s’agit de « débordements » proférés à des moments d’extase, dans un état d’ivresse mystique où le Soufi est comme possédé par ce qu’il vit à ce moment précis . Mais à y regarder de près, on s’aperçoit que le shath n’est pas forcément lié à ces moments d’instabilité psychique. Il peut même être proféré dans des états de parfaite lucidité. Simplement, il cherche à traduire une situation où le mystique n’arrive plus à s’exprimer à travers le langage religieux usuel. D’où l’aspect paradoxal, déroutant des shatahât. Pour Rûzbehân, les modèles premiers du shath compris en ce sens sont fournis par le Coran, notamment dans les versets dits « ambigus » (mutashâbihât), ou les lettres isolées (al-hurûf al-muqatta‘ât). Il donne aussi des exemples de ce langage à multiples résonances dans le hadîth. Dans les deux cas, il s’agit d’un discours qui cherche à « exprimer l’inexprimable ». L’affirmation peut sembler surprenante, mais la profondeur des remarques de Rûzbehân mérite une attention particulière. 

Couverture de l'ouvrage d' EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran. Paris, Vrin, 1986

 Ceci dit, tous les mystiques n’ont pas lu et interprété le Coran de la même façon au cours des siècles. C’est ce qu’à bien vu le Dr al-Sâlih. Il différencie plusieurs périodes :

1) les premiers courants ascétiques sont représentés par des dévots . Ceux-ci étaient d’une piété exacerbée, mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse de mysticisme. Selon la littérature hagiographique, ils semblaient très angoissés par leurs péchés, craignant constamment les peines de l’enfer. Mais la cause profonde de cette dévotion n’était pas tellement une peur infantile de désobéir. Elle venait de l’amour profond pour Dieu qui la sous-tendait. C’est ce qui apparaît clairement avec Râbi‘a al-‘Adawiyya (2e / 8e siècle). Râbi‘a est le premier grand témoin de la mystique en terre d’Islam.
On connaît sa déclaration fameuse, où elle souhaite incendier le Paradis et noyer l’Enfer, afin que les hommes n’adorent Dieu que par amour pour Lui-même et non par une attente mercenaire d’une récompense, ou par peur servile du châtiment. Arrêtons-nous ici pour nous demander ce qu’est la mystique, comment nous pouvons la définir par rapport à la simple dévotion. On peut dire que le dévot cherche à obéir à Dieu ici-bas dans l’attente de la vie future ; et que le mystique, lui, pense qu’il est possible de rencontrer Dieu dès ici-bas. Le lien avec l’eschatologie, on le voit, est direct. Pour le mystique, l’au-delà est en quelque sorte présent ici-bas, avant la mort, puisque le Dieu éternel est présent aux hommes. L’amour de Dieu, c’est déjà le Paradis. C’est ce que proclama Râbi‘a toute sa vie durant.

2) les grands mystiques des 3e-4e siècles sont évoqués également par le Dr al-Sâlih . Il mentionne tout particulièrement Abû Yazîd Bastâmî, Muhâsibî, Junayd, Hallâj, Niffarî. Ici se cristallise l’idée déjà apparue avec Râbi‘a : seule la présence de Dieu dans son amour a quelque valeur. Les plaisirs du Paradis, en eux-mêmes sont secondaires. Ils correspondent en tout cas à une foi médiocre, mercenaire.

3) le Dr al-Sâlih évoque ensuite la pensée spiritualiste de Ghazâlî dans un chapitre entier . Ghazâlî réconcilie le dogme commun de l’islam avec l’expérience des soufis. Il insiste sur le caractère concret des joies du Paradis et des peines de l’Enfer. Le désir de rencontrer Dieu lui paraît toutefois un mobile nettement plus élevé que le désir ou la crainte. C’est en ce sens que les interprétations de Ghazâlî rejoignent celles des grands soufis.

4) enfin, le Dr al-Sâlih termine par l’œuvre monumentale d’Ibn ‘Arabî, et notamment par l’analyse des chapitres 60 à 65 des Futûhât al-Makkiyya . Cette oeuvre mérite en effet à tous égards un traitement particulier. Le Shaykh al-akbar y propose en effet une des visions les plus traditionnelles et les plus novatrices à la fois de l’eschatologie musulmane. On sait que Miguel Asin Palacios avait voulu y voir l’une des sources principales de l’inspiration de La divine comédie de Dante. 


    A partir de cette classification, je voudrais ajouter quelques considérations supplémentaires aux chapitres du Dr. Subhî al-Sâlih. La question étant : comment les mystiques lisent-ils les versets eschatologique du Coran, comment les vivent-ils ? 

Première remarque : les mystiques comprennent ces versets comme s’ils s’adressaient à eux spécifiquement. Par exemple : de nombreux versets coraniques s’adressent aux mécréants (kâfirûn) et aux hypocrites (munâfiqûn), aux juifs et aux chrétiens. Les soufis y voient plus que des condamnations d’arabes païens ou douteurs de l’époque du prophète Muhammad. Ils pensent que tout musulman est entièrement concerné par ces passages, à chaque moment .
Tout homme qui attache de l’importance à autre que Dieu est un kâfir. Tout homme dont les actions ne sont pas en accord avec sa foi en Dieu est un munâfiq. Alors, s’attacher à la récompense, ou chercher à fuir le châtiment devient suspect d’ « associationnisme » (shirk) . De même, les passages coraniques concernant les juifs sont-ils interprétés par Kâshânî comme visant les Musulmans trop attachés à la Loi et aux apparences (al-zawâhir), alors que les chrétiens désignent les musulmans insistant trop sur l’aspect ésotérique (al-bawâtin) et négligeant du coup les aspects légaux . La vison de l’eschatologie prend ainsi un tour radical. Par exemple chez Hallâj : « Les Gens de l’Enfer, ce sont ceux qui sont attachés aux règles et aux habitudes ; les Gens du Paradis, ceux qui sont attachés aux réalités divines et aux contemplations »   

Deuxième remarque : tous ces versets sont aussi vécus au présent. Je dis « aussi », car les soufis ne nient nullement la validité du sens littéral. Ainsi Kâshânî n’expose-t-il le sens symbolique des récits du Coran qu’après avoir averti qu’il fallait croire strictement à son sens apparent. Ceci dit, chaque verset peut être lu comme s’appliquant au rapport tout à fait présent de l’homme à son Seigneur. Si un mystique est privé de la présence de Dieu, il se sent réellement comme en Enfer. Ainsi Bistâmî déclara-t-il : « Dieu a des serviteurs qui, s’Il se séparait d’eux ici-bas ou dans l’au-delà un seul instant, se mettraient à crier au secours comme crient les damnés dans l’Enfer » . Le mystique vit dans un perpétuel présent, vécu explicitement comme une entrée définitive dans l’éternité.

Troisième remarque : l’existence concrète des deux Demeures n’est pas remise en cause. Par contre, les mystiques critiquent souvent les croyants qui n’agissent que par désir du Paradis ou crainte de l’Enfer. Commentant le verset coranique XXXVI 21, Hallâj déclara : « Tout cœur que l’attente de la récompense détourne de l’honneur d’accomplir l’ordre (de Dieu) est mercenaire. Ce sont les esclaves de l’âme charnelle qui travaillent comme mercenaires. Celui qui s’attache à l’honneur d’accomplir l’ordre de Dieu ne se préoccupe plus de la récompense » . De plus, le plaisir de ces croyants intéressés est très inférieur à celui des mystiques. A propos du verset XXXVI 55 « Certes les habitants du Paradis seront ce jour-là occupés à se réjouir » (Inna ashâb al-jannati al-yawma fî shughulin fâkihûna), Râbi‘a aurait déclaré : « Pauvres habitants du Paradis, occupés entre eux, avec leurs épouses ! » . Abû Yazîd témoigne aussi en ce sens : « Lorsque survient l’amour de Dieu, il submerge toute chose ; il n’est plus de douceur ni en ce bas-monde ni dans l’autre ; la seule douceur est celle du Très-Miséricordieux » . De façon lapidaire, Hallâj affirma également : « Qui a été honoré par un seul regard (de Dieu), celui-ci le rend heureux pour l’éternité ».

En un mot comme en cent, l’expérience mystique place déjà l’homme dans une éternité. Abû Yazîd, entendant le verset XIX 85 « Ce jour-là, nous rassemblerons les hommes pieux solennellement vers le Très-Miséricordieux » (Yawma nahshuru al-muttaqîna ilâ al-Rahmâni wafdan), entra en extase (tawâjada wa-hâma) et se mit à dire : « Celui qui vit auprès de Lui (Dieu) n’a pas a être rassemblé, car il est son commensal pour l’éternité ! » . Un quatrain de Hallâj illustre de façon saisissante cette expérience intérieure :

« Par Dieu ! Le souffle de l’esprit retentit en moi
traversant ma pensée comme le son du cor de Séraphiel.
« Lorsque (Dieu) se manifeste dans ma vie pour me parler
je vois dans mon extase Moïse sur le mont Sinaï
».

Ou, comme le dit encore Hallâj dans ses Riwâyât : « Le Coran est Résurrection, le bas-monde est signe du Paradis et de l’Enfer. Heureux ceux que la connaissance du Créateur détourne de la connaissance de ses créatures ! ».

L’affirmation est essentielle concernant la lecture par les Soufis du Texte sacré. Celui qui ‘vit’ sa lecture du Coran, est transporté dans un monde où tout devient clair, où tous les signes deviennent lisibles : il vit en quelque sorte déjà dans un état de résurrection.
Parmi toutes ces attitudes concernant l’au-delà, il convient de faire une place à part à la doctrine d’Ibn ‘Arabî. Le Dr Subhî al-Sâlih lui consacre effectivement un chapitre entier dans son ouvrage (4e Partie, chap. IV). Ibn ‘Arabî est en effet le seul à poser la question de la réalité et des modalités de l’existence.
Les théologiens ont débattu quant à savoir si les Paradis et l’Enfer étaient bien matériels, contre certains qui avaient tendance à y voir des symboles de plaisirs ou de souffrances spirituels, des procédés stylistiques utilisés par le texte sacré pour décrire des états inexprimables autrement. Avicenne est accusé d’avoir ainsi nié ou diminué la réalité des Demeures de l’au-delà . Mais que signifie « exister », notamment au regard de Celui qui est l’Existenciateur (mukawwin) unique de l’univers ? En simplifiant à l’extrême, on peut dire que pour Ibn ‘Arabî l’existence s’étage selon lui en plusieurs niveaux ontologiques. Dieu appartient à un niveau tout à fait inaccessible à toute saisie et définition. On ne peut parler que des trois niveaux suivants :

- le niveau spirituel et incorporel. C’est le monde des Essences immuables, des anges supérieurs.

- un niveau d’une corporéité subtile, le Monde de l’Imagination active (‘âlam al-khayâl). Il est intermédiaire, isthme (barzakh) entre les purs esprits supérieurs et le monde sensible où vivent les humains. C’est le monde des anges du Malakût, l’intermonde où demeurent les morts dans l’attente de la Résurrection. Cette importance donnée au barzakh est liée à la conception akbarienne de l’imagination active comme voie de connaissance, que Henry Corbin a mis en lumière dans plusieurs ouvrages décisifs .

- le niveau matériel et dense, celui de notre terre. Il nous apparaît comme réel, mais aux personnes qui meurent et qui se réveillent, il semble soudain un songe. Comme l’explique Ibn ‘Arabî : « L’Envoyé de Dieu - sur lui la grâce et la paix de Dieu - a dit : Les Humains dorment et lorsqu'ils meurent, ils se réveillent ! Ce monde-ci, par rapport à l'intermonde (barzakh), est comme le sommeil et le rêve. L’intermonde est donc plus proche du monde réel et plus conforme à l'état de veille. Mais il paraîtra un songe en considération de l’évolution ultime, lors du Jour de la Résurrection. Comprends bien cela ! ». Ce point est essentiel. Dieu seul existe, tout le reste a la consistance des rêves en quelque sorte. La dimension matérielle – du monde terrestre ou de celui de l’au-delà – ne semble réelle qu’aux hommes qui y sont immergés. D’un point de vue métaphysique, elle est au contraire la dimension la plus éloignée qui soit de la source de l’être.

Ces différents niveaux de l’être sont tous des manifestations, des épiphanies (tajalliyyât) des Attributs divins. Dieu seul est de façon absolue. C’est Lui qui crée tout, maintient tout. Cette idée que toute la création ne possède qu’une existence dérivée n’a rien de panthéiste, contrairement à ce qui a pu être dit. Elle puise sa source dans le Coran, où la toute-puissance divine est décrite comme totale et sans partage d’aucune sorte. Dans cette optique de toute-puissance, on peut certes dire que les créatures existent, mais elles existent de façon relative (wujûd idâfî). Dès lors la question de savoir si le Paradis ou l’Enfer sont matériels ou imaginaux apparaît mal posée.

Pour Ibn ‘Arabî, tout est une question de compréhension profonde de la part du croyant. Un Bienheureux pourra vivre son Paradis comme matériel ; un autre percevra derrière ces apparences les Attributs divins qui les produisent. En ceci, nous voudrions poursuivre les appréciations du Dr al-Sâlih. Il a bien vu qu’Ibn ‘Arabî gardait l’interprétation littérale des versets coraniques, tout en leur ajoutant des significations symboliques . Comme l’écrit effectivement Ibn ‘Arabî : « Sache - et que Dieu prête assistance aussi bien à toi qu'à nous - que le jardin est double : un jardin sensible (mahsûsa) et un jardin principiel ou immatériel (ma'nawiyya), l'intelligence les saisissant ensemble. De même, le monde est double : subtil (latîf) et grossier (kathîf) » . Mais il ne s’agit pas du tout d’allégories. Ibn ‘Arabî adopte intégralement les descriptions du Coran et du hadîth, il ne les transforme nullement en images allégoriques. Pour lui, les damnés recevront effectivement les châtiments décrits, au détail près. Ainsi fait-il tout un commentaire sur la mort apparaissant sous la forme d’un bélier (kabsh amlah) et égorgé par Jean le Baptiste (Yahyâ) . Ces châtiments seront rendus douloureux par l’attitude mentale des damnés. Comme l’exprime Ibn ‘Arabî dans un quatrain :

« Le feu est double : un feu entièrement flamme
Et un autre incorporel brûlant les esprits
Qui produit ni brûlure ni brasier * Mais une douleur imprégnant le cœur !
»

Mais le mystique, en définitive, est conscient que la Miséricorde de Dieu embrasse tout ; que l’Enfer lui-même est un lieu de miséricorde. Ceci est cependant un autre chapitre.
A partir de ces différentes considérations, revenons au problème posé dans l’introduction, celui de l’exégèse appliquée aux versets eschatologiques du Coran. On constate d’abord qu’aucun exégète, mystique ou non, n’a contesté la lecture littérale des versets coraniques. Les passages d’Ibn ‘Arabî insistent au contraire sur l’attention scrupuleuse devant être portée aux descriptions données par le Coran et le hadîth. Refuser le caractère formel et concret de ces données reviendrait à exténuer, briser le sens ésotérique profond auquel elles mènent. Par contre, les mystiques considèrent que ces descriptions concrètes (jardins du Paradis, feux de l’Enfer etc) n’épuisent pas du tout la réalité métaphysique qu’elles évoquent. C’est ce que souligne Ghazâlî, parmi bien d’autres penseurs et théologiens, sauvegardant simultanément la lettre du texte et l’expérience de la mystique.

Dès lors, se pose la question placée comme titre de cette intervention : qu’est-ce qu’une langue sacrée ? En quoi, comment, jusqu’à quel point une langue – ici l’arabe coranique – traduit les réalités dont il fait état ? En conclusion de ce qui précède, on constate finalement deux conceptions assez distinctes de l’idée de « langue sacrée » chez nos auteurs mystiques.

- L’une est représentée par les soufis des premiers siècles. Le théoricien le plus riche de cette démarche exégétique et textuelle fut Rûzbehân Baqlî de Shîrâz, qui fut en même temps son ultime représentant dans le temps (il mourut en 606 / 1209). Elle considère au fond que le langage humain est à jamais incapable de traduire la réalité (haqîqa) qui est évoquée – par exemple, le bonheur de connaître la présence de Dieu. Le langage est alors inexorablement voué à devenir paradoxe. A la limite, il doit « exploser » pour permettre à l’esprit de l’homme de briser ses limites, d’aller au-delà des voiles, vers une connaissance extatique des réalités divines. Nous avons vu des exemples patents de ce maniement de la parole chez Abû Yazîd et Hallâj.

- L’autre conception, celle qui apparaît avec Ibn ‘Arabî, part de présupposés différents. Pour Ibn ‘Arabî, tout est langage. Le monde a été créé par le Verbe de Dieu (le « Kun ! »), par les Noms divins. Le langage divin engendre les niveaux d’être spirituels, imaginaux et matériels, il s’étend depuis le Trône jusqu’à la septième terre. Pour reprendre le thème de cet exposé : les êtres du Paradis et de l’Enfer sont eux aussi un langage, car ils portent une signification. Manger, boire, avoir des relations sexuelles sont des nécessités terrestres ; mais tout cela correspond aussi à des significations plus spirituelles. Pour Ibn ‘Arabî, le langage humain n’est qu’un aspect particulier du langage divin universel. Et le Coran, en tant que texte arabe, reflète plus particulièrement, au niveau langagier, la structure du monde dans son ensemble (al-‘âlam al-akbar) comme celle du composé humain, qui est un microcosme (al-‘âlam al-asghar). Le verbe coranique est donc le trait d’union et la clé reliant l’homme à l’univers. Il n’y a pas à « faire exploser » les énoncés des phrases comme dans les shatahât des soufis des premiers siècles. Il s’agit plutôt de s’insérer en lui, de devenir ce langage. D’où l’expression akbarienne « kun Qur’ânan fî nafsi-ka ».

On pourrait beaucoup épiloguer sur la portée de l’exégèse mystique du Coran appliquée aux thèmes eschatologiques. Je préfère m’arrêter ici, sur ce point essentiel : pour chaque musulman croyant se pose le choix de la langue de la révélation. Le choix des mystiques m’est apparu intéressant à plus d’un titre, j’espère ne pas avoir trahi leurs différentes intentions dans un exposé forcément sommaire.


Article publié avec l'aimable autorisation de Pierre Lory.
http://pierrelory.net/?p=152

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Bibliographie :

BADAWÎ ‘Abd al-Rahmân, Shatahât al-sûfiyya, Koweït, Wikâlat al-matbû‘ât, 1978.

CORBIN Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris, Flammarion, 1958 (réédition aux éditions Albin Michel en 2006).

EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran, Paris, Vrin, 1986.

IBN ‘ARABÎ, Al-Futûhât al-Makkiyya, Beyrouth, Dâr al-fikr, s.d., 4 vol.

HALLÂJ, Dîwân al-Hallâj, éd. par ‘Abdo Wâzin, Beyrouth, Dâr al-Jadîd, 1998.

MASSIGNON Louis, Akhbâr al-Hallâj, Paris, Vrin, 1975.

RÛZBEHÂN BAQLÎ SHÎRÂZÎ, Sharh-e shathiyyât – Commentaires sur les paradoxes des soufis, éd. et prés. par H.Corbin, Téhéran / Paris, Institut Français d’Iranologie / Adrien Maisonneuve, 1981.

SARRÂJ Abû Nasr, Kitâb al-luma‘, éd. ‘A.’A. Mahmûd et T. ‘A.B. Surûr, Le Caire, Dâr al-kutub al-hadîtha, 1960.

SULAMÎ ‘Abd al-Rahmân, Haqâ’iq al-tafsîr, éd. Sayyid ‘Imrân, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 2001.



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