Alain Gabon est Professeur des Universités aux Etats-Unis où il est titulaire d’une Chaire en… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 23 Novembre 2013

Sur l’utilisation du mot “terrorisme”



Un récent article de France-Info nous a rappelé encore une fois le deux-poids-deux-mesures systématique quant à l’utilisation médiatique du mot « terrorisme ».
L’article daté du 24 octobre 2011[1] intitulé « la Guerre contre le terrorisme en Egypte  » pouvait naïvement laisser penser que l’on y évoquait, du moins en partie, le terrible terrorisme d’état sous la coupe duquel vit ce pays depuis le putsch militaire du général Abdel Fattah al-Sissi de l’été 2013.


Le cas du régime égyptien

Rappelons rapidement quelques faits bruts éloquents :  le 3 juillet, l’armée égyptienne, soutenue par une large partie de la population, s’empare du pouvoir et dépose—par les armes et sous menace de mort—le premier président civil démocratiquement élu, avant de lancer le jour même pas moins de 300 mandats d’arrêt contre les Frères Musulmans, le Président issu des urnes étant quant à lui carrément kidnappé et mis au secret, tenu prisonnier pendant des mois dans un lieu inconnu  au mépris des Droits de l’Homme les plus élémentaires. 

Notons d’abord que pendant ces événements, nos média et gouvernements s’interrogent (ou plutôt font semblant de s’interroger tant ils sont heureux de voir les Frères Musulmans chassés du pouvoir) pour savoir s’il s’agit ou non d’un coup d’état ( !).  Dans cette opération de déni de réalité, nos pouvoirs  sont aidés par nombre d’ « intellectuels » égyptiens ouvertement partisans, quasiment tous anti-Frères Musulmans, mais cependant présentés comme des autorités sur le sujet (souvent d’ailleurs du seul fait de leur origine  égyptienne, leur type ethnique tenant alors lieu pour le spectateur de garantie de leur supposé savoir et impartialité—une manipulation médiatique bien connue quand on veut faire passer des partisans et idéologues pour des experts objectifs). 

Chiffres honteusement gonflés à l’appui, ces « intellectuels faussaires »  envahissent plateaux télés et  pages de journaux pour nous expliquer que non, il ne s’agit pas ou pas vraiment d’un coup d’état car le peuple dans sa majorité, affirment-ils sans jamais avoir à le prouver, soutient le général al-Sissi.  Curieusement, maintenant que la réalité d’une  dictature militaire barbare ne peut plus être niée, on n’entend plus ces beaux parleurs, qui, pour les pires d’entre eux, véritables agents propagandistes du dictateur al-Sissi, n’hésitèrent même pas à rendre les nombreuses victimes du coup et des événements qui suivirent responsables de leur propre mort.

Voir  par exemple le cas, typique quoiqu’extrémiste dans son cynisme éhonté, de Jean Maher, « Président de l’organisation franco-égyptienne pour les droits de l’homme », qui lors de l’émission C Dans L’air du 15 juillet 2013, affirma sans aucune preuve que pendant la dernière tuerie , de nombreuses victimes parmi les Frères Musulmans s’étaient en fait « suicidées » ou que les Frères Musulmans se tuaient les uns les autres juste pour pouvoir « accuser ensuite le pouvoir en place». 

Suite à ces propos hallucinants et après avoir accusé les Frères de vouloir « le chaos », histoire de suggérer qu’ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient un peu comme certains pendant les années 40 accusaient les juifs de l’avoir après tout bien cherché,  notre droit de l’hommiste s’empressa de louer la police égyptienne pour sa « patience »,  sa « modération », son « respect des règles internationales pour disperser le sit-in », et son « utilisation des moyens les plus pacifiques », alors même qu’ils venaient de massacrer plus de 900 égyptiens et d’en blesser des milliers d’autres en une seule journée ! Propos effarants, surréalistes, mensongers et répugnants, surtout quelques jours après la tuerie. Propos que ni l’hôte de l’émission ni aucun des autres « experts » invités n’eurent la décence de lui demander de prouver, ne serait-ce que par respect pour les morts dont les cadavres encore chauds étaient souillés par les propos venimeux de ce personnage. On voit quel genre de « spécialistes » sont invités sur nos chaînes grand public pour nous expliquer le monde [2].

Le 8 juillet, moins d’une semaine après le coup d’état,  l’armée commet donc son premier massacre de civils pendant un rassemblement à Nasr City au Caire.  La tuerie fait 57 morts et 480 blessés, dont la quasi-totalité sont des partisans (non-armés) du président Morsi.
S’ensuit le 27 juillet une seconde tuerie de 81 civils, là encore quasiment tous pro-Morsi (plus un policier dans le camp adverse) lors d’un affrontement entre les partisans du président et les « forces de l’ordre " [3].
Le troisième massacre d’égyptiens s’opposant au coup d’état, le plus horrible, surviendra le 14 août, lorsque les « forces de sécurité » lancent l’assaut contre les sit-ins des places Rabaa al-Adawiya et Nahda du Caire, faisant selon le bilan officiel 578 morts dont 535 civils, les associations humanitaires présentes dans les morgues et mosquées transformées en chambres ardentes parlant plutôt, elles, d’un millier de morts. Comme pour les deux premiers cas, il s’agit encore quasiment tous de civils pro-Morsi sans armes et sans défense [4].
Entre deux tueries, le régime militaire de al-Sissi enclenche la persécution des Frères Musulmans (avant de bannir leur parti et toutes leurs activités y compris caritatives), procède à des arrestations et « disparitions » d’opposants par milliers, accapare les pleins pouvoirs, instaure l’état d’urgence, prend le contrôle des médias désormais outils de propagande du régime, et même, offre à la vindicte populaire, comme boucs émissaires, les réfugiés syriens et palestiniens. Ceux-ci se retrouvent aujourd’hui souvent en danger physique car désignés par les média, en général à tord, comme des partisans du président Morsi, dans une classique entreprise de diversion et de canalisation des haines, frustrations et rancoeurs populaires sur des cibles faciles et sans défense.



Le deux-poids-deux-mesures

Fait ici remarquable, à aucun moment et jusqu’à ce jour, nos grands média n’ont désigné ne serait-ce qu’une fois le « gouvernement » al-Sissi pour ce qu’il est:  un régime non seulement illégal et illégitime né d’un coup d’état militaire brutal et sanglant avec trois massacres de civils en à peine 6 semaines, mais un régime véritablement terroriste. Voir les faits bruts évoqués.

Comme dans notre article France-Info, ce mot est réservé strictement et exclusivement aux attaques d’islamistes contre les « forces de sécurité » du régime putschiste, notamment dans le Sinaï où celles-ci se multiplient depuis le coup d’état. 
En somme, nos média émulent et reproduisent sur ce point la rhétorique du régime militaire égyptien lui même, s’en faisant par là les alliés sémantiques objectifs.

D’une façon générale, on réserve la plupart du temps le mot « terroriste » aux attaques d’individus et de groupes non-gouvernementaux, tout en évitant ce qualificatif dans les cas de terrorisme d’état, souvent bien plus meurtriers, comme le cas égyptien.  Double-standard provenant sans doute en partie de la complicité intrinsèque et du lien organique qui lient les grands médias publics mais aussi privés aux états dont ils restent la plupart du temps tributaires (contrôle, régulations etc.).

Pour nos journalistes qui n’ont de cesse de clamer leur objectivité et neutralité professionnelle, lorsqu’un groupe  « islamiste » tue quelques soldats d’une armée qui vient par ailleurs de prendre le pouvoir par la violence et les tueries d’innocents, il s’agit de terrorisme (qualification que nous sommes ici tout prêt à accepter, quant bien même les victimes sont dans ce cas des soldats en arme, ce qui change grandement la donne).
Mais lorsque ces mêmes « forces de l’ordre » (en fait des forces de répression et de persécution de tout ce qui s’oppose à al-Sissi) massacrent des milliers de citoyens dont la quasi-totalité sont sans armes, sans défense et absolument pacifiques, brusquement, le mot « terrorisme » disparaît des radars.  Une fois tu le vois, une fois tu ne le vois plus.

Notons également que les persécutions d’opposants et les massacres égyptiens, surtout celui du 14 août, ne sont pas seulement des actes de pur terrorisme d’état, mais selon la définition légale du droit international, des actes de génocide contre des opposants politiques.  Mais là encore, ce mot n’apparaîtra jamais dans la bouche ou sous la plume de nos  « élites » journalistiques ou politiques, coupables de ce fait de taire la vérité de ces tueries à répétition ou du moins de les minimiser (quand ils ne les justifient pas carrément, voir le cas Maher).


Un mot à géométrie variable

France-Info et ses consœurs se distinguent dans l’utilisation exclusive et à géométrie variable du mot « terrorisme », qui semble décidément n’être le fait que de ceux que l’on qualifie d’ « islamistes » (d’ailleurs sans jamais définir ce terme ou prouver que ces gens correspondent à cette définition élusive).
Autre jour, autre pays, autre preuve: lorsque les locaux du parti tunisien au pouvoir Ennahda, lui aussi démocratiquement élu,  sont attaqués et saccagés par leurs adversaires le 24 octobre, comme nombre de bureaux des Frères Musulmans le furent en Egypte dans les journées précédant et suivant le coup d’état, là encore, pas l’ombre, jamais, d’un acte « terroriste » dans le lexique médiatique, quant bien même ces attaques feraient des blessés et des morts innocents [5]. 

En somme, dans la morale journalistique de nos média telle que leurs choix lexicaux la trahissent, on peut sauvagement attaquer, brûler, saccager, persécuter et assassiner tout ce qu’ils définissent à l’emporte-pièce comme « islamiste », jamais ces actes ne seront qualifiés de terroristes ou d’actes génocides quant bien même ils en constituent la quintessence, comme le massacre de centaines d’égyptiens pro-Morsi le 14 août.
Ce deux-poids-deux-mesures systématique et méthodique est sans aucun doute déterminé en partie par les préjugés, l’ignorance, l’aveuglement et la haine que nombre de nos journalistes éprouvent à l’égard de tout ce qui leur apparaît comme trop « musulmans », comme par exemple les Frères du même nom, une de leurs bêtes noires. 

Quand exécuter 76 adolescents sans défense à l’arme de guerre ne constitue pas non plus un acte terroriste

Ce double standard se voyait déjà dans la couverture médiatique du massacre d’Oslo par le Norvégien Anders Breivik, le 22 juillet 2011.  On se souvient comment le jeune homme exécuta froidement, un à un, à l’arme de guerre, 76 norvégiens membres des Jeunesses Travaillistes, coupables à ses yeux de favoriser l’immigration musulmane et donc « l’islamisation » de son pays.  Breivik ne se priva d’ailleurs pas de reconnaître ouvertement les motivations islamophobes de son acte dans un volumineux pamphlet de 1500 pages.

Cette même semaine, Le nouvel Observateur fit bien évidemment sa une sur l’attentat. Dans un article s’étalant sur 4 pleines pages et intitulé « Norvège :  Le croisé de la haine » [6] , Anne-Françoise Nivert décrit l’attaque et sa préparation.  Fait remarquable, pas une seule fois les mots « terrorisme » ou « terroriste » ne sont utilisés, alors qu’il s’agit d’une des pires attaques de ce type en Europe ces dernières années ! On a beau éplucher l’article à la loupe ligne par ligne en se disant qu’on a du rater quelque chose, et bien non, jamais le mot n’y figure.
 
Dans une véritable prouesse lexicale, la journaliste parvient donc à parler page après page de la pire attaque terroriste en Europe depuis 2005 sans jamais utiliser ce qualificatif.  A la place, elle a recours à une série d’euphémismes : l’acte de guerre, l’attentat, la tuerie, le projet, l’opération, le drame, etc., le terroriste étant lui-même désigné comme le tueurle foul’idéologue, on en passe et des meilleurs. Mais jamais pour notre nouvelle observatrice,  il ne s’agira d’un « terroriste », mot sous sa plume étrangement tabou dans ce cas pourtant quintessentiel.

On comparera ce traitement linguistique, aujourd’hui typique, avec celui qui fut appliqué à Mohammed Merah, qui lui, en tant qu’ « islamiste », fut immédiatement qualifié par tous de terroriste, ce qui apporte une autre preuve a contrario.

En somme, dans la morale sémantique journalistique, quand un individu « islamiste » tue 7 personnes innocentes, il s’agit d’un terroriste (ce que nous ne contestons aucunement).  Mais quand un gouvernement en tue 1000, il s’agit d’autre chose (d’« affrontements », de « conflits », etc.)
Lorsqu’ils veulent éviter d’appeler un chat un chat, rester dans le déni de réalité, et maintenir cet abject deux-poids-deux-mesure afin de s’assurer que le mot « terroriste » ne s’applique qu’à des groupes et individus non-gouvernementaux  essentiellement qualifiés d’« islamistes », on admirera l’inventivité langagière dont nos  journalistes font preuve—et l’art de l’hypocrisie dans lequel ils excellent.

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[1] http://www.franceinfo.fr/monde/un-monde-d-info/la-guerre-contre-le-terrorisme-en-egypte-1188291-2013-10-24

[2] L’intervention de ce grand patriote égyptien et ardent défenseur des « droits de l’homme 
» qu’est Jean Maher peut être visionnée ici    : http://www.youtube.com/watch?v=cOPn2CUpw8A.

[3] Admirons au passage la candeur et le naturel avec lequel nos journalistes continuent à désigner comme 
« forces de l’ordre » et « forces de sécurité » une police et une armée ultra-violente au service d’un régime putschiste, alors même que ces « forces de sécurité » tuent leur propre peuple sous nos yeux. Orwell aurait apprécié cet exemple parfait de DoubleLangue!

[4] http://www.saphirnews.com/Les-cinq-raisons-du-coup-d-Etat-egyptien_a17438.html

[5] http://www.franceinfo.fr/politique/tunisie-un-local-d-ennahda-incendie-1188241-2013-10-24
http://www.franceinfo.fr/monde/nouvelles-violences-en-tunisie-1188819-2013-10-24

[6] http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20110727.OBS7711/norvege-breivik-le-croise-de-la-haine.html



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