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Dimanche 23 Mars 2014

"Rûmî et le soufisme", Eva de Vitray-Meyerovitch (partie 1/2)

Recension par Amine Djebbar.




La présente note de lecture porte sur l'ouvrage "Rûmî et le soufisme " d'Eva de Vitray-Meyerovitch, publié en février 2005 aux Éditions Points à Paris dans la collection Sagesses. Il s'agit d'une réédition de l'ouvrage publié en 1977 aux Éditions du Seuil. Eva de Vitray-Meyerovitch (m. 1999) fut docteur en Islamologie et chercheuse au Centre National de la Recherche Scientifique, spécialiste notamment du soufisme, elle a traduit de nombreux ouvrages et articles. A travers le présent ouvrage, elle dresse un panorama de la biographie et de l'enseignement du mystique Muhammad Djalāl-od-Dîn Rûmî (m. 1273), communément appelé Mawlânâ Khodâvengâr (Notre Maître) mais plus connu dans le monde musulman sous le nom de Rûmî. Ce dernier fut le fondateur, entre autre, de l'Ordre des Derviches Tourneurs. Cet ouvrage se développe en quatre grands axes intitulés : Le Maître, sa vie, son ordre, ses oeuvres puis La Voie spirituelle : le soufisme, ensuite La maïeutique et enfin Présence du soufisme. Eva de Vitray-Meyerovitch met en exergue la dimension galvanisante de l'enseignement de Rûmî, elle le présente comme "un maître d'éveil" parvenu à la réalisation métaphysique qui ne laisse place à aucun doute. Un enseignement et une confrérie qui, nous allons le voir, se distingua des autres ordres mystiques qui existaient du temps de leurs contemporains, notamment en terme de popularité.
 

Le Maître, sa vie, son ordre, ses oeuvres

Les récits décrivant ou faisant l'apologie de maîtres mystiques sont souvent teintés de légendes, il est difficile de distinguer l’imaginaire de la réalité historique. C'est ce que rappelle Eva de Vitray-Meyerovitch pour évoquer la vie de Rûmî, précisant en outre que les informations présentes dans cette étude émanent de sources contemporaines ou postérieures de peu à la mort du maître.
 
Muhammad Djalāl-od-Dîn est né en 1207 dans la ville de Balkh, dans la région du Khorossan (actuel Iran oriental), berceau de la civilisation persane mais également région célèbre, rappelle Eva de Vitray-Meyerovitch, pour avoir porté en son sein de grands penseurs de la civilisation islamique tels que Ferdowsî, Avicenne ou Al-Ghazalî. Pour expliquer le parcours et le cheminement spirituel de Rûmî, Eva de Vitray-Meyerovitch aborde les pérégrinations de sa famille et notamment celle de son père, Bahâ-od-Dîn Walad (m. 1231), qui fut aussi un éminent maître soufi ainsi qu’un grand théologien et prédicateur.
 
Eva de Vitray-Meyerovitch rappelle que Balkh fut en proie à l'invasion mongole et c'est par crainte pour sa famille que Bahâ-od-Dîn Walad quitta précipitamment la ville en 1219 ; cette dernière fut détruite l'année suivante. Avec sa famille, ils migrèrent d'abord vers la Mecque pour accomplir le pèlerinage, puis de passage à Nishâpur, ils firent la rencontre de Farîd-od-Dîn ’Attâr (m. 1220), célèbre poète mystique persan. ‘Attâr sut percevoir la destinée prestigieuse de Djalâl-od-Dîn, précise de Vitray-Meyerovitch, et offrit au jeune homme son Livre des Secrets [1]. Selon Eva de Vitray-Meyerovitch, le jeune Rûmî a toujours conservé une admiration pour ‘Attâr : « Il a, disait-il, parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle. » [2].
 
Après de multiples voyages, notamment à Arzanjân (Arménie), Lârenda puis Konya, le jeune Djalâl-od-Dîn épousa en 1226 la fille du Hodja Cherif-od-Dîn de Samarkand, qui était appelée Gauher-Khâtoun. De cette union naîtra Sultân Walad et ‘Alâ-od-Dîn Tchelebi. A la mort de son père, Rûmî le remplaça au poste de prédicateur et de professeur à Konya. L’année suivante, un ancien disciple de son père, Burhân-od-Dîn Muhaqqîq Tirmidhî (m. 1240), qui était venu voir Bahâ-od-Dîn Walad, resta près de Rûmî et l’initia à la doctrine mystique en devenant son maître spirituel durant neuf années.
 
Après avoir étudié quelque temps à Alep, Djalâl-od-Dîn se rendit à Damas où il retrouva le grand mystique andalou Muhyî-od-Dîn Ibn-ul’Arabî qui vivait les derniers jours de sa vie [3]. Eva de Vitray-Meyerovitch rapporte l’anecdote selon laquelle Ibn Arabî, en voyant Rûmî lorsqu’il était enfant, se serait écrié en disant : « Louange à Dieu ! Un océan marche derrière un lac ! ». A travers cette citation, Eva de Vitray-Meyerovitch montre, elle aussi, que l’idée d’une « filiation spirituelle » entre ces deux grands maîtres mystiques avait été avancée par plusieurs personnes dans les générations postérieures de soufis [4].    
 
 
Les oeuvres de Rûmî
                     
L’œuvre principale de Rûmî est le Mathnawi, un immense poème composé d’environ quarante cinq mille vers, divisé en six livres. Son œuvre lyrique était ses quatrains, Rubâ’îyât, et ses ghazals, ou Odes mystiques dédiées à son maître bien aimé Shams de Tabrîz (Diwân-e-Shams-e-Tabrîzî) dans lesquelles il cite son nom à la fin de chaque poème.
 
Rûmî a également écrit un traité en prose : le Fîhi-mâ-fîhî, qui fut publié en français sous le titre Le Livre du Dedans. Rûmî a également produit une œuvre épistolaire non négligeable à l’égard de divers personnes, il s ‘agit de lettres (Maktûbât) qui, d’après E. de Vitray-Meyerovitch, fournissent d’importantes informations sur sa vie privée et son époque. Enfin le Madjâlis-e-Sab’ahLes sept Séances »), recueil de prédications faites par Rûmî et un petit opuscule sur l’interprétation des rêves intitulé Khâbnâma.

La rencontre de Shams    
 
La rencontre avec un derviche errant âgé d’une soixante d’années, du nom de Shams de Tabrîz, va bouleverser la vie de Rûmî. Shams (Soleil en arabe), nous précise E. de Vitray-Meyerovitch, arriva à Konya le 29 novembre 1244, elle énonce le fait que les circonstances de la première rencontre entre Rûmî et lui sont sujettes à de nombreuses versions selon les historiographes. Elle ajoute qu’il est difficile d’étayer une vérité historique entre toutes ces versions qui, comme nous l’avons précisé précédemment, sont souvent légendaires. Cependant, elle préfère se référer à celle du propre fils de Rûmi, Sultân Walad, qui dans son écrit Walad-Nâma, affirme que son père cherchait un maître spirituel mais ne précise pas la façon dont il a rencontré Shams. Eva de Vitray-Meyerovitch nous explique que l’apparition de Shams dans la vie de Rûmî a été perçue chez ce dernier comme un éveil [5].

Il devint son guide suprême pour la mystique, Rûmî voyant en lui un signe divin envoyé à son égard. C’est cette éblouissante rencontre, nous précise Eva de Vitray-Meyerovitch, qui va conditionner et formater toute l’œuvre de Rûmî et va notamment lui consacrer ses Odes mystiques. Après seize mois de compagnonnage, Shams, qui connut la jalousie des disciples de Rûmi ainsi que celle de Sultân Walad, quitta Damas une première fois. Après un retour éphémère, il disparut définitivement de la vie de Rûmî. Ce dernier fut profondément affligé par cette disparition et le conduisit à instituer le concert spirituel, le samâ’, qui était une manifestation spontanée de l’émotion. En outre, ajoute E. de Vitray-Meyerovitch, il composa à la mémoire de Shams un recueil d’odes qui porte son nom : Diwân-e-Shams. Mawlânâ Djalâl-od-Dîn passa le reste de son existence dans la ville de Konya où il donna un enseignement à de nombreux correspondants, amis et disciples. Ces personnes se réunissant au sein d’une confrérie, ou tarîqa, que Rûmî avait fondé. Eva de Vitray-Meyerovitch résume l’esprit de cette confrérie à travers les qualités personnelles qui étaient propres au maître : humanité, fraternité, humilité et tolérance.
 
La tarîqa, confrérie des derviches tourneurs
     
Eva de Vitray-Meyerovitch évoque les doubles connotations successives du terme Tarîqa dans la mystique musulmane. Dans un premier temps, le mot représentait la méthode de psychologie morale qui avait pour but d’aiguiller la vocation de chaque individu, cette orientation visant à faire cheminer l’âme du croyant vers Dieu, ce à travers différentes étapes. Le point de départ étant la loi révélée (sharî’a) pour arriver à la réalité divine (Haqîqa). A partir du XIème siècle de notre ère, le terme de Tarîqa désigne les entraînements spirituels dispensés dans les différentes congrégations qui prolifèrent à cette époque. Le terme désignant aussi les communautés fondées sous l’autorité d’un même maître. Ces confréries pouvaient s’établirent dans le cadre d’un monastère (takya) pour une période plus ou moins longue mais très rarement pour toute une vie, précise E. de Vitray-Meyerovitch, car la plupart des disciples menaient une vie conjugale.
 
La tarîqa Mawlawîya a été créée en Turquie par Rûmî mais c’est sous l’impulsion de son fils, Sultân Walâd, qu’elle connut une organisation plus conséquente. Sa caractéristique première, rappelle de Vitray-Meyerovitch, étant la célèbre danse du samâ’. Elle poursuit en disant qu’il ne s’agit pas uniquement d’un enseignement fondé sur une méthode mais d’une « transmission initiatique », la perception d’un flux divin (baraka) qui ne peut être transmis que par le représentant d’une chaîne (silsila) qui remonte jusqu’au prophète. Eva de Vitray-Meyerovitch  insiste sur la dimension collective et le sentiment de solidarité qui existe entre tous les disciples qui forment un seul et même corps : « les disciples se considèrent entre eux comme des frères qui s’aiment les uns les autres pour l’amour de Dieu…Toute la communauté soufie constitue ainsi une fraternité indivisible… » . Par ailleurs, elle met en exergue l’ouverture des mawlawîya aux classes populaires. Ils ne faisaient pas de distinction en terme de richesse sociale, d’origine ethnique ou même de sexe puisque les femmes assistaient parfois au concert, ce qui était révolutionnaire pour cette époque souligne Eva de Vitray-Meyerovitch. Les mawlawîya condamnaient également le fanatisme.

Parmi les principales pratiques ascétiques de la tarîqa Mawlawîya, figurent la retraite (tchella) d’une durée de mille et un jour, ainsi que la prière et le jeûne. Pour décrire ces pratiques, l’auteur du présent ouvrage s’appuie sur l’un des principaux disciples et biographes de Rûmî : Aflâkî  (m. 1291). Eva de Vitray-Meyerovitch aborde ensuite l’influence politique qu’exerça la tarîqa Mawlawîya sur les sultans. Les mawlawîs étaient organisés en confréries sous la direction de Sultân Walad. Le chef de la confrérie avait le privilège de remettre l’épée du sultan lorsque ce dernier montait sur le trône, comme ce fut le cas avec le sultan Muhammad Fâtih, de même que Sélim III (XVIII ème siècle). L’immensité de l’Empire turc a permit de diffuser les danses, les poésies ou les chants dans une zone géographique qui s’étendait de l’Azerbaïdjan à la ville de Vienne. Pour évoquer la pratique de la danse, Eva de Vitray-Meyerovitch décrit la symbolique du samâ’, la danse cosmique des e-derviches tourneurs : «  Les danseurs entrent vêtus de blanc, symbole du linceul, enveloppés d’un ample manteau noir représentant la tombe et coiffés de la haute toque de feutre, image de la pierre tombale. Le sheikh, représentant l’intermédiaire entre le ciel et la terre, entre en dernier. Il salue…et s’assied devant le tapis rouge dont la couleur évoque celle du soleil couchant qui répandait ses derniers feux dans le ciel  de Konya lorsque Rûmî mourût le 17 décembre 1273. »

Eva de Vitray-Meyerovitch conclut ce sujet par un rappel qui se veut en rupture avec l’ivresse spirituelle ou l’extase qui peuvent être liées à ce type de danse. Elle précise que les grands maîtres du soufisme ont toujours mis en garde leur disciples contre le faux mysticisme, à commencer par Djalâl-od-Din Rûmî qui « haïssait » avec la plus grande fermeté toute sensualité spirituelle. Il recommandait d’être amoureux de l’Aimé et non de l’Amour. Le disciple se doit d’être en éveil permanant. Par exemple, lors de la danse du samâ’, le danseur doit, lors d’un signe inopiné, s’arrêter immédiatement de tournoyer afin de garder sa lucidité. Eva de Vitray-Meyerovitch ajoute que c’est en tant que moyen de connaissance illuminative que se justifie le concert spirituel.


[1] « …celui-ci offrit au jeune Djalâl-od-Din son Livre des Secrets et lui prédit, à ce qu’on rapporte,   que bientôt il mettrait le feu dans le cœur de tous les amants mystiques. », p 12.
[2] Ibid. p 12.
[3] Ibid. « Rûmî l’avait déjà rencontré, lorsqu’il était arrivé à Damas, tout enfant, avec son père. », p 14.
[4] Henry Corbin évoque aussi, malgré le manque de crédibilité historique, que l’hypothèse de cette vérité symbolique suggère le lien de généalogie spirituelle que les soufis percevaient entre les trois grands maîtres : Fakhr Râzî (m. 925), Ibn Arabî et Rûmî. Histoire de la philosophie islamique, Folio/Essai (1986), p 416.
[5] « …Shams apparut un jour dans la vie de Rûmî comme l’un de ses envoyés divins qui, dit-il, «  prennent l’âme au collet » pour le tirer de sa léthargie et la précipiter à la recherche de Dieu… Quand le maître spirituel a, de la sorte, éveillé le cœur jusqu’alors endormi. », p18.




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