Samedi 14 Décembre 2013

Rencontre avec le Dr. Maher AL-MUNAJJED - Ibn ‘Arabî : la théophanie et l’amour divin



Dr. Maher AL-MUNAJJED

Rencontre avec le Dr. Maher AL-MUNAJJED sur la pensée d'une des personnalités les plus fascinantes de l'histoire musulmane : Muḥî al-Dîn ‘Ibn ʻArabî (surnommé al-Shaykh al-’Akbar, Le plus grand maître). Il est possible de dire, sans risque de se tromper, que la pensée de ’Ibn ’Arabî (560/1165 - 638/1240) est consacrée entièrement à célébrer l'amour divin. Théophanie et logophanie se rejoignent ainsi chez le Shaykh al-’Akbar.
Le Dr Maher nous montre à la fois la manière dont s'articulent ses notions dans la pensée akbarienne et, aussi, les résonances de cette pensée chez Louis Aragon.

Maher AL-MUNAJJED est docteur ès lettres, chercheur au centre de recherche CRLC de la Sorbonne et à Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Les Cahiers de l'Islam : Comment considérez-vous Ibn ‘Arabî dans le domaine de la mystique ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : Ibn ‘Arabî est une très grande figure de la mystique islamique, une singularité spirituelle, un des plus grands maîtres du soufisme de tous les temps. En fait, c’est un génie de la complexité radicalement inhabituelle de la religion, de la lettre et du dogme. Il est une de ces fortes et rares individualités spirituelles qui sont à elles-mêmes la norme de leur propre orthodoxie et la mesure de leur temps propre. Ibn ‘Arabî est l’un de ceux qui ont particulièrement approfondi l’analyse des phénomènes de l’amour et ont expliqué ce qu’aimer Dieu et comment est-il possible d’aimer la divinité dans l’univers mystique.
 
Les Cahiers de l'Islam : Quel est ce monde très particulier des mystiques ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : Pour les mystiques, il existe un triple monde : entre l’univers appréhensible par la pure perception intellectuelle, et l’univers perceptible par les sens, il existe un monde intermédiaire, celui des idées-images, des corps subtils, de la « matière immatérielle ». Monde aussi réel et objectif, consistant et subsistant, que l’univers intelligible et l’univers sensible. Autrement dit, c’est un univers « où le spirituel prend corps et où le corps devient spirituel ». C’est un univers où l’imagination prend une dimension essentielle et dont elle constitue l’organe créateur qui engendre la théophanie. En conséquence, l’univers mystique est le lieu des visions théophaniques.
 
Les Cahiers de l'Islam : Comment Ibn ‘Arabî conçoit-il le rapport entre la mystique et la religion 

Dr. Maher AL-MUNAJJED : L’idée initiale dans la mystique d’Ibn ‘Arabî est de marquer la rencontre entre religion prophétique et spiritualité mystique. Cette rencontre donne au mysticisme sa résonance spirituelle. La mystique essaye de s’appuyer sur la religion prophétique, c’est pourquoi on trouve que l’assomption céleste du Prophète devient le prototype d’une expérience spirituelle que le mystique doit revivre en une vision mentale, qui fait de lui aussi un quasi-prophète. La spiritualité ainsi fondée développe ce que l’on peut caractériser comme « théophanie ». De cette rencontre, l’idée de l’union mystique resurgit comme étant union affectueux ; loin de contraster avec celle-ci, elle est la co-passion du fidèle d’amour et de son Dieu.

Les Cahiers de l'Islam : Comment peut-on comprendre l’amour mystique par rapport à l’amour tout court ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : La fonction théophanique chez Ibn ‘Arabî investie dans les êtres est le secret de la dialectique d’amour. Cette dialectique découvre dans la nature de l’amour mystique la conspiration entre l’amour sensible physique et l’amour spirituel. La Beauté est la suprême théophanie, mais elle ne se révèle comme telle qu’en l’amour qu’elle transfigure.
 
L’amour mystique est la religion de la beauté, étant le secret des théophanies et de la « puissance transfigurante ». L’amour mystique est aussi éloigné de l’ascétisme négatif, que de l’esthétisme ou du libertinisme de l’instinct possessif. Or l’organe de la perception théophanique par laquelle s’opère la rencontre entre le ciel et la terre, à mi-chemin, c’est l’Imagination active qui investit l’Âme terrestre de sa fonction théophanique ; Cette imagination active donne lieu à une création théophanique. De l’idée de création comme théophanie se dégage l’idée d’une « sophiologie », la figure de « Sophia aeterna » ou la Sagesse éternelle, telle qu’elle apparaît dans la théophanie d’Ibn ‘Arabî.
 
Les Cahiers de l'Islam : Si l’on comprend la créativité mystique d’Ibn ‘Arabî comme une imagination théophanique, comment le mystique communique-t-il avec les mondes par l’imagination ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : Cette question introduit le motif de la « physiologie subtile » dont le cœur est le centre et le foyer de l’énergie spirituelle créatrice, c’est-à-dire théophanique, tandis que l’imagination en est l’organe. L’analyse culmine alors dans la vérification d’une double attestation expérimentale : d’une part, la méthode d’oraison théophanique par laquelle l’orant prend conscience que son oraison est simultanément prière de l’homme et prière de Dieu ; d’autre part, la vision théophanique surmonte le vide et le hiatus.
 
La théophanie chez Ibn ‘Arabî, est l’acte de la puissance divine, imaginative et créatrice. Les êtres qu’elle « crée » subsistent d’une existence indépendante dans le monde intermédiaire qui lui est propre. La prière est une théophanie par excellence. La préoccupation première d’Ibn ‘Arabî vise les connexions des visions avec la faculté imaginative d’une part, avec l’inspiration divine d’autre part. Tout le concept métaphysique de l’imagination se trouve engagé dans l’instauration de ce monde intermédiaire.
 
Les Cahiers de l'Islam : Est-ce que la pensée d’Ibn ‘Arabî a laissé des influences sur d’autres auteurs ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : Nul doute qu’Ibn ‘Arabî a eu une large influence sur beaucoup d’auteurs et a suscité intérêt de plusieurs chercheurs, parmi les écrivains je peux citer le grand poète romancier français Louis Aragon (1897-1982).  Ce grand écrivain explique lui-même sa relation avec la mystique islamique en général et Ibn ‘Arabî particulièrement, relation représentée dans son ouvrage fleuve « Le Fou d’Elsa » à travers la conception de l’amour de la femme et de la divinité.
 
C’est ce thème-là chez les mystiques arabes qui, pour l’auteur, rapproche Le Fou d’Elsa de l’expression mystique. Le point de départ chez Aragon était une expression d’Ibn ‘Arabî qui prend une grande dimension, à savoir : « Un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur ». Cette expression mystique que cite Aragon et son idée maîtresse, on les trouve expliquées et développées chez Ibn ‘Arabî dans son grand livre : Al-Futûhât al-Makkiyyah / (الـفـُتوحات الـمَـكِّـيّـة) Les Ouvertures mecquoises, ainsi que son livre Fusûs al-Hikam / (فـُـصوص الـحِـكَـم) Segments des sagesses.
 
Les Cahiers de l'Islam : Peut-on donc dire qu’Aragon a adopté cette idée d’Ibn ‘Arabî que l’être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur » ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : En effet, Aragon a voulu comprendre cette maxime d’Ibn ‘Arabî de façon différente car il dit : « personnellement, je connais qui j’aime, mais je ne connais pas mon créateur » ; Or, afin d’interpréter la pensée du mystique de façon conforme à la réalité d’Aragon, qui est un écrivain plus proche du matérialisme que de la spiritualité, il faut savoir que ce dernier inverse la proposition mystique d’Ibn ‘Arabî  pour dire : « Qui j’aime me crée ». À travers cette interprétation de la pensée d’Ibn ‘Arabî, Aragon considère qu’il a remis la proposition mystique sur ses pieds, et donne cette nouvelle définition à son Fou. Celui-ci reprend alors la parole adressée à Dieu dans la philosophie mystique, la déplace et l’adresse de nouveau à sa bien-aimée Elsa :
« Alors je m’aperçois que je t’ai donné la place réservée à Dieu
Car de tout temps ici régnaient la prière et sa gloire » (p. 219)
 
Le rapport qu’Aragon a établi avec la mystique islamique, surtout avec Ibn ‘Arabî, l’un des plus grands philosophes mystiques, a de multiples aspects, profonds et complexes. Car ici on trouve la conception propre d’Aragon : sur l’amour, sur Dieu et sur le rôle de la femme et de l’homme dans le monde, qui s’imbrique avec celle d’Ibn ‘Arabî.
 
Les Cahiers de l'Islam : Comment peut-on donc comprendre ce qu’a pris Aragon de la mystique islamique et surtout d’Ibn ‘Arabî ?

Dr. Maher AL-MUNAJJED : Pour bien comprendre ce qu’a fait Aragon avec la mystique d’Ibn ‘Arabî et comment il a inversé sa pensée, il faut retourner vers Ibn ‘Arabî et comprendre sa pensée sur ce même sujet, afin de pouvoir comparer les deux conceptions : mystique et aragonienne, et en conséquence comprendre la métamorphose de la mystique d’Ibn ‘Arabî chez Aragon, et comment il s’en est servi. Partons donc de la même idée mystique de laquelle Aragon est parti : « Un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur ».
 
En effet, Dieu d’après Ibn ‘Arabî, ne peut nous être connu que dans ce que nous éprouvons de Lui, de sorte que nous pouvons le concrétiser et le prendre comme objet de notre méditation, aussi bien dans nos cœurs que devant nos yeux et dans notre imagination, comme si nous le voyions réellement. Il est celui qui dans chaque bien-aimée se manifeste au regard de chaque amant. Nul autre que Lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans se représenter en lui la divinité. Ainsi donc, un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur.
 
En commentant l’aspect mystique du Fou Elsa, Aragon déclare qu’il a tout simplement inversé le sens de la mystique d’Ibn ‘Arabî : au lieu donc d’adresser l’adoration à Dieu à travers sa manifestation qu’est la femme aimée, Aragon adresse son adoration à la femme même, sa bien-aimée Elsa, en la considérant comme son dieu :
« Dans la maison de mon silence où la prière n’a point d’heure
Lorsque la porte est refermée et mon âme a droit d’être nue
Où me tourner vers ma Kibla vers quel sanctuaire inconnu
Que toute la nuit de ma bouche ô femme exhale ton odeur » (p. 205)

Aragon explicite des liens de parenté entre sa poésie et la mystique, cela ne peut être que parce que  la mystique y a changé de sens : elle est devenue la poésie. La grandeur de la mystique selon Aragon, on la voit dans le fait que la poésie est tournée à Dieu. Mais le poète, au contraire, il tourne la poésie à la femme, il tourne sa kibla vers Elsa. On peut dire que l’auteur pratique un culte d’adoration envers sa bien-aimée Elsa qu’il divinise : « Pour moi qu’en toi qui ne crois / Et ne puis quitter ma croix » (p. 91). Il exprime encore sa divinisation, elle remplace tout, c’est elle son existence, sa vie, et tous ses dieux : « Mes dieux ma vie et mon théâtre » (p. 225), ou encore : « Et désormais c’est de toi qu’est toute dévotion / Tout murmure de pèlerin tout agenouillement de la croyance » (p. 219)

En effet, Aragon n’avait pas l’intention d’imiter littéralement Ibn ‘Arabî, ou de marcher sur ses traces pas à pas, mais il a plutôt voulu s’en inspirer, métamorphoser, enrichir et développer sa conception personnelle sur l’amour et l’être féminin. Il est donc naturel de voir dans ce rapport plusieurs axes de convergences ainsi que de divergences.

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