Dimanche 28 Juillet 2013

Rencontre avec Vincent Geisser



La revue "Les Cahiers de l'Islam" est allée à la rencontre de Vincent Geisser, chercheur au CNRS. Dix ans se sont écoulés depuis la parution de son essai « la nouvelle Islamophobie  » où il dénonçait les postures islamophobes de certains intellectuels, ou prétendus "spécialistes" ainsi que le rôle joué par les médias dans la propagation de leurs idées. Si l'on en juge par la multiplication des paroles et actes ouvertement islamophobes, nous sommes désormais bien au delà de la posture. Aussi, nous avons souhaité, en quelques questions, recueillir son analyse sur cette évolution préoccupante.

Vincent Geisser, est chercheur CNRS à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) de Beyrouth. Il préside depuis 2005 le Centre d’informations et d’études sur les migrations internationales (CIEMI) de Paris.


Les Cahiers de l'Islam : Le concept d’Islamophobie est relativement récent. En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde universitaire anglophone, aucune ou peu d’enquêtes sociologiques ont été menées. Vous êtes d’ailleurs, l’un des premiers chercheurs français à avoir travaillé sur ce sujet en 2003 dans « La nouvelle islamophobie  » [1]. Dans le contexte actuel français, quelle définition donneriez-vous de l’islamophobie ? Que répondez-vous à tous ceux qui nient toute légitimité à ce concept ? Existe-t-il des indicateurs scientifiquement établis et permettant de mesurer ce phénomène ?

Vincent Geisser : Oui, il est vrai que l’usage du terme « islamophobie » est relativement récent dans l’espace public français. Mais, contrairement à une idée reçue, le terme est déjà ancien. Il a été employé pour la première fois en 1921 par le peintre orientaliste Etienne Dinet dans un petit opuscule intitulé « L’Orient vu de l’Occident », dénonçant les élucubrations de certains auteurs chrétiens à propos de la religion musulmane. Etienne Dinet cherchait ainsi à donner une image positive de l’islam et à remettre en cause un certain nombre de préjugés sur les musulmans. Toutefois, il faut attendre le milieu des années 2000 pour qu’il devienne d’un usage courant dans la langue française, suscitant d’ailleurs de vives polémiques. Certains essayistes, tels que Caroline Fourest, affirmeront même que le terme « islamophobie » est une pure invention de la République islamique d’Iran pour faire taire les critiques sur l’islam et soutenir le processus d’islamisation de l’Europe. Cette version est bien sûr totalement fantaisiste. A titre personnel, je ne suis pas un défenseur inconditionnel de cette notion et je trouve légitime qu’on puisse la discuter et la critiquer. Je dirais simplement, qu’en l’absence de notion alternative, elle me parait temporairement acceptable afin de décrire les phénomènes de rejet, les crispations anxiogènes, voire les formes de violence symbolique ou réelle à l’égard des musulmans. En ce sens, l’islamophobie est d’abord une « musulmanophobie ». C’est d’ailleurs le seul point d’accord que je partage avec Caroline Fourest : c’est moins l’islam qui est rejeté que les musulmans, même si les deux phénomènes sont souvent combinés dans l’imaginaire européen. De mon point de vue, l’islamophobie (ou la musulmanophobie) est d’abord un racisme de type culturaliste (et non biologique) qui tend à considérer l’islam comme une culture totalisante, voire totalitaire, et ses fidèles comme potentiellement « dangereux » et donc « nocifs » pour la cohésion sociale. C’est un « racisme sans race » comme dirait Michel Wievorka, qui aboutit à considérer les musulmans comme une communauté homogène et menaçante pour le « vivre ensemble ».


Les Cahiers de l'Islam : Quelles sont d’après vous, les sources de cette Islamophobie ? Diriez-vous comme le directeur de l’observatoire des religions, Raphael Liogier, que le « Mythe de l’Islamisation » [2] est l’une de ses racines ? Quelles pourraient en être les autres racines ?

Vincent Geisser : J’ai beaucoup apprécié l’ouvrage de Raphaël Liogier qui permet d’avancer dans le débat. Le mythe de l’islamisation est cependant moins une « cause » qu’une conséquence d’un imaginaire européen aux racines fort anciennes. Sur ce plan, on peut reprendre la distinction établie par Pierre-André Taguieff entre antijudaïsme chrétien et judéophobie et/ou antisémitisme moderne. La « haine de l’islam » n’est pas un phénomène nouveau dans les sociétés européennes. On retrouve déjà des traces au XIIe siècle dans les écrits des théologiens chrétiens qui cherchaient à prouver la supériorité du christianisme sur les autres monothéismes et donc logiquement l’infériorité du judaïsme et de l’islam. A l’époque, la haine de l’islam se focalisait surtout sur la figure du Prophète Mohammed, que l’on appelait Mahommet, dont les auteurs chrétiens voulaient discréditer la prophétie, en montrant qu’il s’agissait d’une escroquerie et d’une manipulation : le Prophète était alors comparé à un magicien, à un gourou de secte (les Mahométans) et à un chef sanguinaire (la figure du Destructeur). La racine la plus ancienne de l’islamophobie se trouve dans l’anti-mahométisme qui a produit des effets substantiels dans notre rapport à cet Autre musulman à la fois admiré et redouté. Cependant, selon moi, la source de l’islamophobie contemporaine (et aussi de la judéophobie) réside surtout dans le nationalisme exacerbé du XIXe siècle, qui a vu naître le mythe de l’Homo Islamicus. Désormais, ce n’est plus les controverses théologiques et les rivalités religieuses qui définissent le rapport à l’Autre musulman mais davantage les présupposés nationalistes, modernistes et universalistes. Le musulman n’est plus rejeté en tant qu’ennemi de la Chrétienté mais en tant que figure antithétique de la modernité occidentale. Un auteur tel qu’Ernest Renan est tout à fait représentatif de ce basculement. Dans sa fameuse conférence du 29 mars 1883, « L’Islamisme et la science  », il critique virulemment l’islam et les musulmans non pas au nom de la supériorité chrétienne mais au non de l’incompatibilité de la religion islamique avec les valeurs de la modernité occidentale. Pour lui, l’islam est fondamentalement la religion de l’anti-Progrès. L’islamophobie actuelle découle, en grande partie, de cette vision nationaliste de l’islam comme religion antimoderne, antidémocratique et rebelle à l’universalisme et par extension ceux qui s’en réclament (les musulmans) comme des adversaires de la modernité occidentale.

Les Cahiers de l'Islam : Face à l’« Islamisation » supposée de l’Europe, alors qu’auparavant en France la laïcité était destinée à garantir la neutralité de l'Etat, depuis 2003 et le rapport Baroin, le législateur semble désormais de plus en plus utiliser la laïcité pour imposer à l’individu une neutralité dans la vie publique (Loi anti « Niqab », affaire « Baby-Loup ») . Ne sommes-nous pas face à un dévoiement du concept de la laïcité ou finalement les mesures prises par le législateur contribueraient à alimenter le « Mythe de l’Islamisation » ou encore « l’Islam Imaginaire » [3] et donc in-fine l’Islamophobie ?

Vincent Geisser : Je ne suis pas certain que l’on puisse parler de « défenseurs de la laïcité » ou de « laïcistes » à propos de certains leaders d’opinion ou de courants politiques qui cherchent à limiter les expressions visibles du fait musulman en France. Car, quand on analyse plus profondément leurs motivations idéologiques, c’est moins de défense de la laïcité dont il est question que de protection de la Nation française contre des musulmans réputés « mal assimilés » et « mal intégrés » et donc perçus comme porteurs de dangers potentiels pour la cohésion nationale. En ce sens, le débat sur les limites de la laïcité cache un autre débat plus dramatique : celui de l’identité nationale. C’est dans cette perspective nationaliste étriquée, qui traverse autant la gauche que la droite, qu’il convient de replacer les surenchères actuelles sur la laïcité, glissant progressivement d’une vision universaliste ouverte à une conception nationaliste fermée. Quand j’entends certains musulmans, juifs ou chrétiens, critiquer le côté répressif de la laïcité française, je leur dis : « vous faites erreur, ce n’est pas la laïcité française qui est en cause mais ses usages nationalistes et anxiogènes ! ». D’ailleurs, à ce propos, vous remarquerez que le Front national s’est très largement réapproprié la thématique de la laïcité pour en faire un élément central de sa propagande. Aujourd’hui, les leaders d’extrême droite n’ont plus besoin de scander « La France aux Français ! », il suffit qu’ils crient « La France aux laïques ! » pour faire passer leur message politique.

Les Cahiers de l'Islam : Pensez-vous que nous pourrions aller jusqu’à dresser un parallèle entre la situation actuelle et celle des années 30 en remplaçant les termes « Antisémitisme » par « Islamophobie », « Tziganes » par « Roms » ?. D'après vous, comment endiguer cette montée de l’Islamophobie en Europe ?

Vincent Geisser : Il faut toujours être prudent lorsqu’on établit des parallèles historiques. A titre personnel, avant de travailler sur l’islamophobie, je me suis énormément intéressé à la question de l’antisémitisme de l’entre-deux-guerres, à la montée des courants racistes et racialistes et à l’entreprise génocidaire. Tous ces phénomènes ont marqué mon parcours citoyen et intellectuel. C’est la sensibilité à l’antisémitisme moderne et contemporain qui m’a progressivement conduit à travailler sur l’islamophobie. Il est vrai qu’il existe un point commun entre ces formes de rejet : l’islamophobie, comme l’antisémitisme moderne, exprime moins la haine de l’étranger (xénophobie classique) que la phobie de l’infiltration communautaire dans le corps national, réputé « pur » par ses principes et ses valeurs. On oublie toujours que l’islamophobie touche autant des étrangers (musulmans immigrés) que des Français (musulmans de nationalité française). A ce niveau, il se dégage un paradoxe commun à l’antisémitisme moderne et à l’islamophobie d’aujourd’hui : plus les musulmans sont visibles, plus ils s’intègrent objectivement à la société française, plus ils sont présents au sein des élites politiques, économiques et intellectuelles du pays, plus ils font l’objet de suspicion. C’est précisément ce que ne veulent pas comprendre les acteurs de l’antiracisme classique : ils s’imaginent que l’islamophobie serait simplement la continuation du rejet des immigrés et des étrangers, alors qu’elle constitue une forme d’hétérophobie qui touche d’abord des Français, supposés « suspects » en raison de leur appartenance ou de leurs pratiques religieuses et ou communautaires. Toutefois, à la différence de l’antisémitisme des années 1930, le registre biologisant du racisme (référence au sang impur) a été progressivement remplacé par un registre culturaliste, les musulmans étant critiqués et rejetés non pour leurs différences biologiques, mais parce que porteurs de pratiques et de valeurs culturelles supposées incompatibles avec celles de la modernité occidentale dont la France se considère comme l’Avant-garde mondiale. Il n’existe pas de solution miracle pour lutter contre l’islamophobie et l’antisémitisme. Toutefois, l’un des chantiers prioritaires à mettre en œuvre, dont les effets ne seront perceptibles qu’à long terme, est de faire ce travail permanent sur notre Histoire (avec un grand « H »), sur notre mythe national, en montrant que la France actuelle est le produit d’influences culturelles, religieuses et philosophiques multiples et c’est de cette alchimie créatrice qu’elle tire son « génie national » et non d’une quelconque pureté mortifère.


[1] Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2003, 122 p.
[2] Raphaël Liogier, Le mythe de l'islamisation : Essai sur une obsession collective, Seuil , 2012, 212 p.
[3] Thomas Deltombe, L'islam imaginaire : La construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte/Poche, 2007, 382 p




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