Dimanche 30 Septembre 2012

Rencontre avec Mustapha Chérif



Dans l’une de ses conférences en date du 17 juin 1995, l’orientaliste Jacques Berque a résumé la position de l’Occident vis-à-vis de l’Islam en ces termes : « l’Islam est le sceau des trois religions révélées. C’est la religion de plus d’un milliard de personnes dans le monde. Bien que très proche de l’Occident des points de vue géographique et historique, voire sur les plans des préceptes et des valeurs, il demeure pour l’Occident ce cousin inconnu, ce frère rejeté, …cet éternel ignoré, …l’éternel éloigné, …l’éternel accusé et …l’éternel suspect ».
Presque vingt ans plus tard, les choses ont-elles changées ?.. Pour en avoir le coeur net, l'équipe des Cahiers de l'Islam est allée à la rencontre du professeur Mustapha Chérif responsable de l'un des rares cursus en Islamologie du continent Européen.
(Photo Reuters)

Mustapha Chérif est responsable du Master d'Islamologie à l'université ouverte de Catalogne. Docteur ès lettres en philosophie et Docteur en sciences politiques, il fut également enseignant à l'université d'Alger, Ministre aux Universités (1990-1991) et ambassadeur en Egypte (1994-2001). Il est l'auteur d'une centaine d'articles et de plusieurs ouvrages dont :
- " L’Islam, tolérant ou intolérant ? “ (Edition Odile Jacob, Paris, Mars 2006),
- " Orient-Occident, Jacques Berque “, avec Jean Sur (édition Anep, Alger, 2003.),
- ” Islam et modernité “, en Arabe (édition Dar el Shourouk, le Caire, 1999),
- " L’Islam à l’épreuve du temps “, édition Publisud, Paris, 1991,
- " Le Prophète et notre temps ", Albouraq, Paris 2012,
- " Le Coran et notre temps" (Albouraq, Paris 2012) 


Les cahiers de l'Islam: En 2009, lors d'un interview donné à Saphirnews à l'occasion de l'ouverture du Master d'Islamologie de l'Université Ouverte de Catalogne vous aviez déclaré « On s’aperçoit aujourd’hui que l’islamophobie a pris une dimension inquiétante en Occident et qu’il y a des formes de crispation et de repli de la part des musulmans. Ce sont deux choses auxquelles il faut s’opposer. Conscient que l’ignorance est aussi souvent la cause des problèmes, ce sont la science, la connaissance et la propagation du savoir qui peuvent réellement la faire reculer" et vous ajoutiez qu'il fallait « sortir du discours du choc des civilisations et de l'extrémisme par l’interconnaissance et le dialogue ».
Le temps s'est écoulé , comment jugez-vous l’état actuel des connaissances sur l’islam, au niveau universitaire ?


Mustapha Cherif : En Europe nous constatons un net recul de l'enseignement sur l'Islam en tant que religion, culture et civilisation. Les progrès accomplis par la modernité et la suprématie technologique occidentale rendent aveugle au sujet des autres modèles. Nombre de courants considèrent malheureusement que l'étude de l'islam n'est ni majeure, ni prioritaire. Au contraire, de part des calculs idéologiques et politiciens étroits, ils combattent injustement le troisième rameau monothéiste et cherchent à maintenir une chape de plomb sur ses réalités profondes.

Dans le cadre de la mondialisation qui nivèle, du libéralisme sauvage et du sentiment antireligieux, la diversité et le multiculturalisme, pourtant faits logiques et naturels, sont niés. L'islam est autant déformé par la sensibilité occidentalisée que par des conservateurs, des traditionalistes et autres obscurantistes musulmans. Des recherches, érudites et méritoires, qui se gardent des extrêmes, apparaissent ici ou là, mais très peu visibles, et non médiatisées. L'air du temps est au boycott d'une parole vraie sur l'Islam. Dans le monde musulman, les études sur l'Islam sont cantonnées dans l'approche traditionnelle, malgré des efforts de chercheurs soucieux de scientificité et de renouveau.

En conséquence, l'état actuel des connaissances en Occident sur l'islam reste très médiocre; très faible. Cependant, tous ceux qui comme nous, croient à une pensée objective, médiane, du juste milieu, capables de recul et de hauteur de vue, continuent de démontrer que la civilisation musulmane est ouverte, progressiste et universelle.


Les cahiers de l'Islam : S’il y a méconnaissance de l’islam dans le milieu académique, n’est-ce pas la conséquence du dépérissement de l’islamologie comme discipline d’approche de l’islam et des sociétés musulmanes ?

Mustapha Cherif
: L'islam est méconnu. Et en effet, l'islamologie en tant que telle, en Europe, a pratiquement dépéri. Rares sont les universités occidentales qui étudient l'islam et les sociétés musulmanes, dans leurs différentes dimensions. Une sorte de sabotage systématique, qui empêche les peuples de se découvrir mutuellement. Depuis des siècles, l’islamologie était l'apanage des orientalistes, qui ont souvent accompagné le colonialisme dévastateur, mais au moins, un certain savoir était produit.

Aujourd'hui les néo-orientalistes, avec cynisme, accompagnent la tentative de l'hégémonie occidentale, au lieu de travailler scientifiquement et de faire connaitre le monde musulman. Car en réalité, seuls le dialogue des civilisations et l'interconnaissance peuvent relever les défis du moment. Il n'y a pas d'alternative au vivre ensemble fondé sur le respect et la connaissance mutuelle, d'autant que de plus en plus de citoyens occidentaux s'intéressent à juste titre à l'Islam, en tant que spiritualité.


Les cahiers de l'IslamDepuis la disparition des grands maîtres de l’islamologie comme L. Gardet, H. Laoust, L. Massignon et bien d’autres, n’y a-t-il pas une tentation à réduire et à restreindre les études islamiques au traitement de questions géo-politiques ?

Mustapha Cherif :
Tout à fait. De grands islamologues, durant le XXeme siècle, comme Louis Gardet, Louis Massignon, Henri Corbin et Jacques Berque, ont étudié et compris la civilisation musulmane, et su "dialoguer" avec ses dignes représentants, qui ont fait ses heures de gloire durant plus de mille ans, dans tous les domaines, penseurs , mystiques, fondateurs de nations et savants, en vue de favoriser les échanges, le partage et l'universel. C'est ce travail de passeurs d’entre deux rives qu'il nous faut retrouver. Cependant, comme vous le dites, les études actuelles les plus visibles sur l'islam sont réduites à des questions controversées et hors sujet, liées à la géo-politique et autres digressions, ou bien à des formes d'exotisme dites anthropologiques qui émiettent, diluent et rendent méconnaissable l’essentiel. Ces études ne font, en fin de compte, que participer à l'ignorance, à l'amalgame, à la caricature et à la propagande islamophobe. Les extrémismes de tous bords produisent de la confusion et des diversions. D'où l'importance de toujours préférer le dialogue, le débat et "le sens de l'ouvert", afin d'éclairer l'opinion publique.


En complément, l'équipe des Cahiers de l'Islam vous propose un lien vers un article sur l'enseignement de la théologie musulmane en Europe réalisé en 2008 par Françoise Curtit et Anne Laure Zwilling (PRISME-Société, Droit et religion en Europe, Strasbourg) :

http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/45/49/22/PDF/Curtit-Zwilling_thA_o_musulmane.pdf



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