Samedi 7 Février 2015

Rencontre avec G. Bencheikh et O. Marongiu-Perria : l'islam radical et la crise de la pensée musulmane



Nous vous proposons dans ce numéro numérique deux rencontres traitant de la question de l'islam radical. Le texte coranique offre-t-il des éléments objectifs pouvant servir de fondement à l'action violence au nom de Dieu? Quels défis le radicalisme pose à la pensée musulmane? Telles sont là quelques unes des questions abordées dans ces deux rencontres.

Concernant la Rencontre avec G. Bencheikh, les propos ont été recueillis le 10 janvier 2015 par téléphone.

G. Bencheikh (à gauche) et O. Marongiu-Perria (à droite)

‘‘Bien sûr qu’il faut condamner, désapprouver, récuser, fustiger et dénoncer avec force ces dérives meurtrières. Qui dit dénoncer dit aussi annoncer. Annoncer haut et fort qu’aucune cause, aussi noble soit-elle, n’implique le massacre des innocents.’’(G. Bencheikh).

‘‘Au delà d'une critique de l'interprétation littéraliste du Coran, c'est encore une fois la vision du monde qui préside au discours qu'il faut interroger. Nous avons aujourd'hui de très bons « techniciens » de l'islam, capables d'exposer la complexité des sciences religieuses, mais incapables d'expliquer à quelle vision du monde elle répond.’’(O. M.-Perria).

Ghaleb Bencheikh, docteur ès Sciences. De double formation scientifique et philosophique, il est présentateur de l'émission Islam sur France 2. Chroniqueur pour le journal La Croix, il est le président de la Conférence mondiale des religions pour la paix.

Omero MARONGIUPERRIA, sociologue des religions (Maghreb, islam). Membre du CISMOC, université de Louvain (Belgique) et expert en politiques publiques et management de la diversité.


Pour lire la publication, cliquez sur  en haut à droite dans la fenêtre Calaméo. 


 


Rencontre avec G. Bencheikh (propos recueillis le 10 janvier 2015 par téléphone)

Les Cahiers de l’islam : Vous affirmez que les condamnations officielles, au sein de la communauté musulmane, ne suffisent plus pour dénoncer le terrorisme islamiste et vous regrettez l’absence de déconstruction du discours radical. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
 
G. Bencheikh : Absolument, le travail de déconstruction est inexistant dans certains milieux, associations, instituts, etc. Dans ces milieux, la différence n’est plus de niveau mais de degré. Je parle ici au niveau doctrinal, de ce qui se dit dans l’enseignement dispensé dans certaines instances et associations.

Il se trouve que nous vivons en France un désastre qui, quelque part, était peut-être prévisible. Parce que, à intervalle régulier nous avons une Hydre de Lerne avec ses tentacules de type extrémiste et terroriste, ayant pris en otage la tradition religieuse de l’islam. Ça, nous le disons et nous nous sommes égosillés à le faire savoir, et il ne suffit pas de rester uniquement dans le registre de la condamnation. Bien sûr qu’il faut condamner, désapprouver, récuser, fustiger et dénoncer avec force ces dérives meurtrières. Qui dit dénoncer dit aussi annoncer. Annoncer haut et fort qu’aucune cause, aussi noble soit-elle, n’implique le massacre des innocents. Ça, il faut le dire et le rappeler indéfiniment. Mais nous ne pouvons plus rester dans ce registre incantatoire, non pas parce que nous devons condamner pour répondre à des injonctions mais, au contraire, parce que nous devons réagir en tant qu’être humain, homme et femme, aimant notre semblable quel qu’il soit. Sans parler du fait que la foi implique la compassion, le service des autres, et que l’adoration de Dieu va de pair avec l’amour de l’humanité.
Il ne faut pas aussi se voiler la face, si nous sommes arrivés à cette situation extrême c’est parce que nous recueillons les fruits amers de ce qui a été semé depuis des lustres. Il s’agit du fruit de nos abdications, de nos démissions et de notre régression tragique au niveau de la pensée. Et le fait d’appeler, soi-disant, à une réforme ne suffit plus. Nous sommes en train de cautériser des jambes en bois. Les petites réformettes sont inopérantes. En ce qui me concerne, j’en appelle à une refondation de la pensée islamique, particulièrement la pensée théologique, avec audace et hardiesse intellectuelles. Il ne faut plus avoir peur de transgresser des tabous qui ne sont pas plus que des constructions humaines. Ce qui a été fait par des hommes peut être défait par d’autres hommes. Il faut aller plus loin encore et réfléchir, sérieusement, à déjuridicisation la Révélation. Il faut aussi sortir de cette vision normative du sacré, qui a obéré l’élévation spirituelle, et aller vers une rationalité de progrès et de civilisation.

J’en appelle aussi, en tant que musulman séculier ne prétendant à aucune autorité, à ce que nous puissions renouer avec l’humanisme d’expression arabe en contexte islamique, qui a prévalu à travers l’histoire dont on a oublié l’existence. Il nous faut le réactualiser pour un nouvel humanisme allant de pair avec l’amour de Dieu et des hommes.

C’est ce travail, de mon avis, qu’il faut mener et qui dépasse le simple aggiornamento. Il faut regarder la réalité en face : nous sommes arrivés à une situation de guerre où nous avons produit des démons au Proche-Orient. D’ailleurs, quel crédit peut-on donner à des régimes qui, soi-disant, participent au bombardement du prétendu Etat-islamique ou califat de la terreur, alors que le dit califat ne fait qu’agir en acte de ce qui est en doctrine dans le pays d’à côté.
 
Les Cahiers de l’islam : Pensez-vous qu’une telle « déjuridicisation de la Révélation » soit possible ? Pour une partie des musulmans la Révélation est « norme », la déjuridiciser c’est la rendre inopérante. La Révélation n’est-elle pas une « norme » ?

G. Bencheikh : Je peux comprendre que l’on soit désarçonné par un tel discours, mais de fait il y a une déjuridicisation de la Révélation. Lorsque Dieu dit dans Sa sainte parole qu’il faut couper la main du voleur et que l’on vient dire que couper ce n’est pas vraiment couper et qu’une petite entaille suffirait… on est en train de trouver des petites astuces. Or, cette prescription est beaucoup plus explicite que le fait de voiler ou de ne pas voiler. Il faut être conscient du fait que dans Son infinie sagesse, le Législateur premier a laissé aux hommes l’intelligence de procéder à l’élaboration de leur droit. Sinon, tout aurait été prévu : du droit maritime, au code de la route en passant par la régulation d’internet. La partie normative, prescriptive, principielle, paradigmatique des comportements des hommes n’était qu’une jurisprudence à un moment donné, comme une propédeutique afin de rassembler des individus qui passaient d’un état tribal à une communauté un peu plus confédérée. Rien de plus. La preuve est que ce que l’on appelle maintenant la « sharia », avec son sens drastique, n’est qu’une construction humaine dans sa totalité. Ses références premières se trouvent certes dans la Révélation, mais son mode d’élaboration en fonction des multiples écoles est bien l’œuvre des hommes. Le fait même de parler, de nos jours, de quatre écoles juridiques prouve qu’il s’agit bien d’une construction humaine. Au-delà de ça, ici en France ou ailleurs nous ne pouvons pas, dès lors que nous sommes arrivés à ce degré de catastrophe, continuer à avaler des balivernes. On ne peut pas raisonner avec, je m’excuse du terme, le « fiqh des sanitaires ». Dieu n’est pas assis sur un siège avec une comptabilité, à avoir d’un côté les bonnes actions et de l’autre à établir les mauvaises. C’est cette vision-là qui nous mine. Voilà pourquoi il faut sortir de cette raison religieuse et de cette pensée magique conduisant à une fragilisation des esprits. L’extrémisme c’est la religion sans l’humanisme, le fondamentalisme c’est la religion sans spiritualité, le terrorisme c’est, malheureusement, la religion sans la culture et la connaissance. Ouvrons les chantiers pour acquérir le savoir, la connaissance, la culture, les belles lettres, les valeurs esthétiques, etc. Il nous faut comprendre que le plus important c’est le fait d’investir dans l’homme.

Il nous faut déplacer les préoccupations du croyant. Au lieu d’investir du temps et de l’énergie pour établir l’authenticité de la filiation d’un texte pour asseoir une croyance donnée, pourquoi ne pas déplacer nos préoccupations pour comprendre les problématiques de la connaissance ? Nous n’avons pas su donner les priorités, or les maîtres-mots sont : éducation, savoir, culture, ouverture sur le monde, altérité, altérité religieuse. Combien de sémitisants le monde islamique a produit ? De biblistes ? Quels sont, parmi les musulmans, ceux qui sont férus de la patristique ? On ne peut pas, sérieusement et décemment, continuer à enseigner que le monde a commencé pour l’islam en 622. C’est cette vision du monde qui est à revoir pour sortir d’une raison religieuse aliénante et d’une religiosité crétinisante. Je crois au progrès des idées et je crois aussi, en tant qu’homme de foi, à l’invariant besoin de transcendance. Ainsi, quand j’appelle à aller vers une nouvelle rationalité, il s’agit de celle alliant à la fois les ressources inventives de la technoscience et l’invariant besoin de transcendance.

Les Cahiers de l’islam : Il faut donc s’atteler à la pratique de l’ijtihâd ?

G. Bencheikh : Pratiquer l’ijtihâd pourquoi faire ? L’ijtihâd étymologiquement signifie un « effort tendu », un effort jusqu’à l’épuisement. Si c’est fournir un effort pour présenter des rafistolages, cela n’a aucun intérêt. Si vous prenez par exemple un Muhammad b. Abdelwahâb et un Emanuel Kant. Le premier est né en 1703 et mort en 1792 et le second est né 1724 et mort en 1804, à dix-neuf ans près ils étaient contemporains. Le premier nous écrit le Livre des ablutions, le Livre des grands péchés et le Livre sur le monothéisme, le second quant à lui écrivait La religion dans les limites de la raison.  Je ne suis pas en train de magnifier la raison pure, mais je dis que ce qui a fragilisé les esprits de nombreux musulmans c’est le fait de ne pas interroger les présupposés de départ. On adopte des postulats considérés comme préservés par le divin. Bien sûr ce qui est dit ici dépasse la seule question du terrorisme, ce que je veux dire c’est qu’en amont la réflexion, l’intelligence hybride du cœur et de l’esprit constituent l’antidote à ces types de dérive.

____________________

Rencontre avec O. Marongiu-Perria

Les Cahiers de l’islam : Sur le plan épistémologique, le texte coranique offre t-il des éléments objectifs pouvant servir de fondation à une rhétorique radicale ?
 
O. Marongiu-Perria : Le Coran, comme les autres textes des traditions monothéistes, supporte une lecture belliqueuse du rapport au monde et aux autres ; soutenir l'inverse est, a minima, naïf et, a maxima, suicidaire pour les musulmans au plan de la communication avec un monde en tension. Il y a quatre sourates dans le Coran qui évoquent directement le combat, dans des termes parfois très violents ; ce sont Le Repentir, (n° 9) qui représente à elle seule 2/60e du corpus coranique, Les Coalisés (n° 33, en référence à un épisode conflictuel durant la période médinoise), Le Combat (n° 47) et La Victoire (n° 48), sans compter d'autres versets dispersés au sein de différents chapitres coraniques, dont la sourate de la Vache (n° 2). Partant de là, la question n'est plus de savoir si le Coran affirme, confirme ou infirme la possibilité de l'attitude musulmane belliqueuse, hégémonique ou non, mais plutôt quelles ont été les conditions de production et de pérennisation de ce type de lecture chez les théologiens musulmans, d'hier à aujourd'hui.
 
La tradition exégétique musulmane classique mentionne qu'à l'origine les versets du Coran ont été révélés dans des contextes particuliers. Sur cette base, les théologiens musulmans vont diverger au moins à trois plans ; le premier est d'ordre historiographique, il concerne la part de spéculation des exégètes sur les contextes des révélations coraniques, sachant que moins d'un dixième du corpus coranique peut être associé à un contexte précis sur la base d'une source scripturaire fiable, ce qui offre une marge d'interprétation considérable. Le second plan est doctrinal ; il concerne le fait de savoir si, par principe, les versets du Coran ont une portée absolue ('âmm) ou relative (khâçç) et, en conséquence, quelles sont les possibilités et les modalités de généralisation ou de restriction de la portée normative de ces versets. Cela aboutit, au final, à des productions très diversifiées dans le domaine ethico-normatif. Le troisième plan est d'ordre méthodologique ; il concerne les associations entre les versets coraniques et leur hiérarchisation, à la lumière de la tradition prophétique. Cela permet de distinguer les versets fondamentaux, lesquels servent de support principal à la définition des orientations théologiques et éthico-normatives islamiques, des versets dérivés, auxquels les théologiens confèrent une dimension plus contingente. Mais pour bien comprendre l'enjeu qui se joue au plan de l'interprétation du Coran, il faut rajouter un quatrième plan, d'ordre paradigmatique, qui renvoie à la vision du monde à travers laquelle les théologiens construisent la doxa, la praxis et les règles qui encadrent les rapports entre les Hommes. Ce plan est absolument fondamental car, contrairement au discours couramment véhiculé chez les musulmans selon lequel « Le législateur n'est autre que Dieu » et « le texte coranique parle de lui-même », c'est bien l'exégète, dans son rapport dialectique avec le Coran et la tradition prophétique, qui construit un univers de sens et un cadre de référence particulier. C'est pour cette raison que les théologiens musulmans, en dehors de la profession de foi consacrant l'unicité de Dieu, ont divergé à peu près sur tout ; sur la nature de la personnalité divine, sur son rapport au monde, comme sur les règles éthiques et normatives, avec la pluralité des écoles de droit qui ne s'est jamais limitée aux quatre écoles les plus célèbres.
 
Au delà de ce pluralisme, il est cependant indéniable que l'islam, à l'instar du christianisme, va se structurer durant tout le Moyen-Age dans un paradigme exclusif fondé sur l'hégémonie et la domination, dans lequel la dimension belliqueuse va parfois jouer un rôle central. L'exégèse coranique et le droit musulman contiennent ainsi tout un ensemble d'interprétations des textes qui soutiennent cette lecture. On peut l'illustrer avec un exemple significatif, celui de la liberté de conscience ; celle-ci est posée de manière ferme et, a priori, absolue, au verset 256 de la sourate 2 qui stipule « Point de contrainte en matière de religion, car la droiture se distingue clairement de l'insanité ». Pourtant, une majorité d'exégètes traditionnels musulmans considèrent que la portée normative de ce verset a été abrogée par ce qu'ils nomment le « verset de l'épée », avec pour conséquence l'introduction dans le droit musulman de dispositions, parfois très coercitives, à l'encontre des non musulmans, et l'impossibilité pour un musulman d'adopter un autre système convictionnel. Cet argument a également été mis au service d'un prosélytisme agressif justifiant la conversion forcée des non musulmans. Nous sommes ici dans une production théologico-normative s'inscrivant dans un paradigme spécifique, produit et reproduit à travers les âges par des corps de clercs musulmans, lesquels n'ont, par ailleurs, jamais défini précisément ce qu'ils entendaient par « verset de l'épée », terme flou englobant, en quelque sorte, l'ensemble des sources scripturaires justifiant le rapport de domination agressif. Mais cette approche transparaît dans la plupart des productions exégétiques et juridiques musulmanes, et elle sert de matrice à ce que l'on nomme aujourd'hui le radicalisme islamique.
 
Les Cahiers de l’islam : Sur le plan historique, le développement et l’enracinement des discours radicaux islamiques n’est-il pas le résultat de l’« échec » des courants réformistes ?
 
O. Marongiu-Perria : Il s'agit là d'une question complexe appelant une réponse à la fois prudente mais courageuse. La prudence m'incite à ne pas faire de conclusion trop hâtive sur l'opposition entre radicalisme et réformisme ou encore sur l'échec global d'une pensée réformiste musulmane contemporaine. Mais il faut avoir le courage de porter un regard critique sur l'héritage exégétique et juridique, comme sur le statut et l'interprétation des sources scripturaires de l'islam, y compris le Coran.
 
Pour ma part, je soutiens l'hypothèse selon laquelle la radicalité procède d'un paradigme exclusif et hégémonique qui s'inscrit dans une histoire commune des religions durant tout le Moyen-Âge, comme je l'ai évoqué précédemment, et qui est largement répandue dans l'islam contemporain. Pour comprendre cela, il faut s'écarter des distinctions opérées par les politologues, depuis les années 1980, entre les fondamentalistes piétistes, les islamistes et les Etats des pays d'islam inscrits dans une stratégie de leadership. En effet, les politologues produisent souvent des catégories de compréhension du monde dans un rapport d'immédiateté au réel, qui n'ont pas toujours une grande valeur heuristique. Certes, la course au leadership entre les grands protagonistes de l'islam s'est accélérée depuis la fin des années 1970 et la révolution iranienne, chacun se revendiquant à la fois de la réforme et de l'ancrage dans l'islam des « pieux prédécesseurs », encore appelés salaf. De plus, de véritables chapelles idéologiques se sont effectivement affirmées en opposition les unes aux autres ; la panoplie des « diffuseurs de discours » sur l'islam, des militants et des responsables institutionnels musulmans revendiquent tous leur spécificité et leur conformité au « vrai islam ». Mais sont-ils réellement si divergents dans leurs univers de représentations et dans leurs systèmes d'attitudes ? Je ne m'attarderai pas ici sur les méandres des rapprochements stratégiques entre ces protagonistes depuis de nombreuses années, ni sur les soutiens financiers et doctrinaux dont vont bénéficier les groupes issus de la matrice islamiste de la part des Etats du Golfe, en particulier de l'Arabie saoudite.
 
Je me situe en amont de cette analyse pour aller au cœur de l'univers de représentation que partage cette multitude idéologique à partir d'une question : a-t-elle réellement été impactée par la pensée réformiste qui a émergé au sein de l'Empire musulman décadent au 19e s et qui avait timidement percé au début du 20e s, et peut-on dessiner à partir de là de vrais lignes de fracture ? Pour répondre à cette question, il faut alors gratter derrière la couche superficielle du slogan pour humer l'arôme des mots et goûter la pulpe des discours. De ce point de vue il est fort à parier, par exemple, que la thèse selon laquelle les Frères Musulmans sont un prolongement des principaux réformistes de la seconde moitié du 19e s est une vue de l'esprit, sans fondement heuristique attesté. Ces derniers ne se sont en effet jamais réellement écartés du paradigme exclusif et hégémonique, sauf dans le cadre de stratégies circonstanciées. On pourrait d'ailleurs creuser cette piste à partir d'un exemple concret, à savoir le vaste mouvement d'édition que les Frères Musulmans vont impulser durant la première moitié du 20e s, lequel va massifier l'accès des populations musulmanes à une littérature théologique, exégétique et juridique allant grosso modo du 8e s au 19e s, sans que cet accès ne soit accompagné de « filtres » de compréhension permettant d'opérer une vraie lecture critique de ces textes pour, au-delà d'une simple adaptation, produire une pensée réformiste d'envergure au plan de l'ensemble du monde musulman. Une confusion provient du fait que l'on présente la stratégie de massification de l'accès au savoir religieux, la volonté de scolarisation des femmes, la prise en charge sociale des plus démunis, etc. comme un progrès s'inscrivant dans le réformisme des précurseurs du 19e s. Une autre confusion provient du fait que l'on présente des personnages à l'instar de Sayyd Qotb comme des éléments isolés qui ont déviés de la pensée initiale des Frères pour s'orienter vers une lecture radicale du rapport au monde, ce qui est là aussi faux si l'on s'attarde sur les fondements mêmes de la « société musulmane » prônée par la confrérie. Et l'on pourrait multiplier ces exemples de confusion, aussi bien en ce qui concerne les frères Musulmans que les autres groupes précités.
 
C'est pour cette raison, à mon sens, qu'il faut opérer une analyse critique à deux niveaux ; le premier niveau doit s'attacher à retracer l'histoire de l'émergence puis de l'installation du leadership néo-salafiste promu par l'Arabie saoudite, lequel s'est imposé comme le discours de référence dans tous les médias religieux de par le monde musulman et en Occident. Le second niveau est plus global, il consiste à approfondir le contenu de cet univers de sens largement diffusé chez les musulmans, son noyau dur et ses ramifications, afin de le faire évoluer à travers un nouveau paradigme. Malek Bennabi, à son époque, avait forgé le concept de « colonisabilité » ; les musulmans ont été colonisés car ils étaient colonisables. Aujourd'hui, nous vivons en quelque sorte une situation similaire au plan du radicalisme violent ; les leaders religieux musulmans développent des discours radicaux sur Dieu, sur la vérité religieuse, sur la critique des sociétés « corrompues », sur l'eschatologie, sur les rapports de genre, sur la séparation du pur et de l'impur, sur le rapport aux non musulmans, etc., et, au final, ils affirment que l'islam procède de la « paix » et ils demandent au musulman de ne pas avoir une attitude violente dans son rapport au monde.
 
Les Cahiers de l’islam : G. Bencheikh pense qu'il n'est plus suffisant de dire que le terrorisme "n'a rien à avoir avec l'islam" et qu'il faut un travail d'extirpation des gènes de l'extrémisme dans la tradition islamique. Qu'en pensez-vous? Ce travail est-il conduit en ce qui concerne les lectures littéralistes du texte coranique ?
 
O. Marongiu-Perria : Au delà d'une critique de l'interprétation littéraliste du Coran, c'est encore une fois la vision du monde qui préside au discours qu'il faut interroger. Nous avons aujourd'hui de très bons « techniciens » de l'islam, capables d'exposer la complexité des sciences religieuses, mais incapables d'expliquer à quelle vision du monde elle répond. Tout le problème est là… Je suis personnellement dans la même approche de Ghaleb Bencheikh, qui rejoint le travail conduit par Tareq Oubrou et bien d'autres penseurs contemporains. L'ambition est ici d'opérer une rupture paradigmatique consistant tout d'abord à désacraliser les interprétations du texte et à les historiciser. Il s'agit en quelque sorte d'une véritable éducation à la lecture critique du Coran, notamment pour faire comprendre, le cas échéant, la grande erreur consistant à croire que la façon dont les théologiens pensent la religion relève d'une prédisposition, chez eux, à comprendre de manière exacte le sens profond de ce que Dieu a révélé aux Hommes. C'est ce que j'ai nommé, dans d'autres écrits, la « sacralisation des Hommes et des sources ». Récemment, les théologiens turcs ont publié un recueil de 17000 hadiths qu'ils ont considéré comme représentant les traditions prophétiques en phase avec notre époque contemporaine. Ce faisant, ils n'ont pas réduit à néant la somme des dizaines de milliers de hadiths contenus dans les recueils compilés par les traditionnistes musulmans ; ils ont simplement été en capacité de porter un regard critique historique sur cet héritage pour choisir les traditions relevant d'une vision renouvelée du rapport que le musulman doit entretenir avec le monde. Ce travail a d'abord été accueilli avec circonspection par les leaders religieux du monde musulman, l'avenir nous dira si son audience sera réelle ou pas.
 
Dans tous les cas, seul un état d'esprit critique nous sortira de l'impasse. C'est pour appuyer cette posture que je pousse la « majorité silencieuse » des musulmans à interpeller, de manière exigeante, leurs théologiens dès lors que leur discours sort de son cadre d'orientation globale pour s'égarer dans les méandres d'une prétention à régenter la vie des gens selon un catalogue de prescriptions et d'interdits, issus d'un autre temps, et qui n'a vocation qu'à faire perdurer une forme de contrôle de la vie personnelle et sociale des musulmans. Les leaders religieux musulmans dominant l'ensemble des médias et des réseaux sociaux communautaires ne donnent pas l'impression d'avoir compris que le monde s'est complexifié, qu'il a changé ; pour donner juste un exemple, ils parlent de l’ « État musulman » avec une sémantique obsolète et en plaquant sur le monde une lecture du Coran issue d'une époque où la notion d’État, au sens moderne du terme,  n'existait pas, et sans même avoir lu la littérature philosophique et sociopolitique sur l’État. Ce faisant, ils ne se rendent souvent même pas compte qu'ils reproduisent une vision du monde issue du Moyen-Âge où l'islam est pensé quasi-uniquement dans un rapport de domination avec le monde. Au mieux, ils se pensent à travers le prisme de la théologie ou de la jurisprudence de l' « adaptation », sorte de terme fourre-tout à travers lequel ils prétendent être fidèles aux catégories de sens élaborés par les théologiens musulmans du Moyen-Âge dans des contextes spécifiques tout en les « adaptant » au monde contemporain. C'est dans ce sens qu'est utilisée l'expression « Ils innovent dans l'obsolète » (yujaddidûn fil-qadîm). Les ouvrages de Youssouf al Qaradhaoui, considéré comme l'un des leaders religieux musulmans les plus influents de par le monde, sont à ce sujet plus qu'évocateurs du gouffre intellectuel qui doit être comblé. Là aussi, les exemples pourraient être multipliés dans le domaine économique, social, dans les modes de régulations de la vie sociale des musulmans, etc, autant d'aspects qui sont rabâchés de manière triviale, pour ne pas dire naïve, mais avec des dégâts importants lorsque le musulman leur octroie une dimension sacrée en lien avec son salut dans l'au-delà. C'est pour cette raison qu'il est impératif d'introduire les sciences humaines dans l'herméneutique coranique, afin notamment de poursuivre un travail épistémologique que les théologiens musulmans avaient commencé, durant les premiers siècles de l'islam, de manière intuitive.
 
Cela ne signifie pas que le monde musulman soit devenu imperméable à toute possibilité de réforme paradigmatique, mais actuellement force est de constater que la route empruntée par les réformateurs de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle a été reléguée à une peau de chagrin devant le monopole du discours dont se sont emparées les différentes tendances salafistes et islamistes contemporaines. Mais, d'un autre côté, la mondialisation des échanges et de la communication a, pour la première fois dans l'histoire de l'islam, donné la possibilité aux musulmans d'accéder à une masse d'informations provenant de théologiens et d'intellectuels méconnus. Cette donne permettra peut-être de faire tomber les frontières doctrinales et les stéréotypes intra-communautaires. Pour donner un seul exemple, je signalerai que le chiisme ne connaît pas cette sacralisation de la tradition prophétique telle qu'elle s'est développée chez les sunnites. Cela a donné naissance, en islam chiite, à toute une tradition critique dont leurs coreligionnaires pourraient s'inspirer, pour peu qu'ils soient capables de dépasser leurs préjugés sur le chiisme. Pour les leaders religieux musulmans de France, un pas sera réellement franchi lorsqu'ils auront définitivement achevé leur ancrage culturel occidental. J'entends par là deux choses au moins : tout d'abord, la manière de parler, les choix sémantiques puisés au cœur même de l'univers de sens de notre société pour qualifier le divin, la religion, la foi, le rapport au monde, etc., laquelle nécessite, pour les « diffuseurs de discours », de développer le niveau et la qualité de l'expression. Ensuite, il faut redéfinir le noyau dur d'un paradigme musulman occidental, puisé à l'aune de la citoyenneté politique, d'une religion pensée dans un cadre sécularisé, de l'égalité en droits de tous les citoyens, au-delà de leur religion et de leur sexe, pour ne citer que ces éléments. Au moment même où j'achève mes réponses à cet entretien, je consulte sur mon mur facebook le post d'un imam et prédicateur connu en France, originaire d'un département d'Outre-mer, indiquant qu'un musulman désireux de préserver l'intégrité de sa foi doit refuser de nommer le créateur par le terme de « Dieu » mais par celui d' « Allah ». Le chemin de l'ancrage culturel sera certainement long…



Dans la même rubrique :