Samedi 27 Décembre 2014

Rencontre avec Elyamine Settoul: L'aumônerie musulmane au sein de l'armée française et les soldats de confession musulmane.



Elyamine Settoul. Crédit photo: ABDELHAK EL IDRISSI © RADIO FRANCE

Elyamine Settoul est titulaire d’un master recherche en Sciences politiques et d’un doctorat de Sociologie politique obtenu à l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Sa thèse réalisée au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales analyse le phénomène de l’engagement des militaires issus de l’immigration. Ses champs d’intérêt incluent la sociologie militaire, la sociologie de l’immigration, le transnationalisme et l’aire arabo-musulmane. Il a été doctorant invité au département de Sociologie de l’Université d’Oxford. Ses publications concernent les transformations sociologiques des armées françaises, les processus de diversification ainsi que les phénomènes de discrimination. Il a été lauréat de la Fondation Émilie du Chatelet auprès de l’Institut national d’études démographiques (INED) et est actuellement Jean Monnet fellow au Robert Schuman Centre For Advanced Studies de Florence où il travaille dans le cadre du programme de recherche européen ReligioWest.


Les cahiers de l'IslamA l’instar des hôpitaux et des centres pénitenciers, l’aumônerie musulmane existe également au sein de l’armée française, elle s’est développée ces dernières années du fait de la diversité ethnique et confessionnelle des nouveaux soldats qui intègrent l'institution militaire. Pouvez-vous nous rappeler les origines historiques et les circonstances exactes de sa création ? 

Elyamine Settoul: En fait contrairement à ce que l’on pourrait croire, la présence de musulmans sous les drapeaux français est ancienne. Elle émerge de manière massive principalement avec la conquête de l’Algérie. Il s’agissait alors de recruter localement pour faciliter la conquête d’une région rude et immense. Le premier régiment composé d’autochtones fut créé en 1841 par ordonnances Royales. Par la suite ces régiments ont été très actifs et ont participé à la plupart des grandes batailles menées par la France au fil du XIXème et du XXème siècle.  Mais malgré quelques tentatives, l’organisation en interne de l’islam est restée à l’état embryonnaire et n’a jamais été véritablement formalisée. En général une attention particulière était apportée durant les périodes de grands conflits car il s’agissait de moments où la cohésion des troupes était stratégique. De plus, la question du respect des rites funéraires se posait avec beaucoup plus d’acuité.  Dans ce cadre, deux logiques se déployaient. Soit était désigné des aumôniers provisoires comme ce fut le cas  pendant la Seconde Guerre Mondiale, soit ces missions étaient officieusement déléguées à des soldats de culture musulmane voire à des aumôniers israélites en raison de certaines proximités notamment au niveau des prescriptions alimentaires. Ces pratiques ont perduré jusqu’à la suspension de la conscription en 1996. Dans tous les cas on peut parler d’une forme de discrimination institutionnelle étant donné que les soldats musulmans subissaient un traitement différencié tant du point de vue de l’absence d’aumôniers représentant leur confession (contrairement aux autres cultes catholiques, protestants et israélites) que du point de vue des soldes et de la promotion au sein de la hiérarchie militaire. 

L’aumônerie musulmane des armées françaises a été créée en 2006 en partie grâce à l’impulsion de Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense. Cette normalisation a été favorisée d’une part par le constat empirique de certains déficits. Un rapport interne a démontré la dimension très inégalitaire de la gestion du fait musulman. Certains régiments étaient attentifs aux besoins des soldats français de culture musulmane, au niveau des repas sans porc par exemple, tandis que d’autres montraient peu d’attention ce qui nuisait non seulement à la cohésion interne des effectifs mais également à l’image des armées comme instance républicaine d’intégration. Le passage à la professionnalisation des armées va accélérer la réflexion. Contraintes de recruter chaque année plusieurs dizaines de milliers de jeunes, les armées françaises vont mécaniquement se diversifier en puisant dans une jeunesse française qui est ethniquement et religieusement beaucoup plus diversifiée qu’il y a une ou deux générations. Aujourd’hui la France compte près de quarante aumôniers militaires musulmans et dispose certainement de l’aumônerie militaire musulmane la plus avancée du monde occidental en termes d’organisation et de savoir-faire. A l’instar des autres aumôneries elle participe à renforcer le sentiment d’appartenance des soldats, apaise les tensions internes susceptibles de se produire, organise des pèlerinages à la Mecque et anime la vie culturelle grâce à des débats et des réflexions sur le sens de l’engagement. Elle a même créé sa propre revue qui s’appelle Engagement.   


Les cahiers de l'Islam: Durant les quatre dernières années, la France est intervenue militairement dans plusieurs pays musulmans, comme par exemple sur le front Afghan en 2010 et au Mali en 2012. A-t-on relevé des cas d‘objections de conscience parmi les militaires français de confession musulmane qui ont été envoyés sur ces opérations militaires ? Si oui, étaient-ils minoritaires et est ce que cela a eu une incidence sur le déroulement de leur carrière ? 

Elyamine Settoul: Ces dernières années les armées françaises ont participé à de nombreuses interventions extérieures (OPEX) notamment sur des théâtres d’opération dans des pays musulmans comme en Afghanistan, au Mali ou en Centrafrique. Il y a eu effectivement de très rares cas d’objections de conscience, deux à ma connaissance et pour l’Afghanistan, ce qui est infinitésimale eu égard à la proportion de soldats français de confession musulmane que certains évaluent à 10 voire 15%. Concernant les conséquences individuelles de ce refus de combattre, ces jeunes ont été contraints de quitter l’institution. Ce qui est intéressant dans cette affaire c’est que les grands médias se sont davantage intéressés à ces deux cas qu’aux milliers d’autres qui s’engagent sous les drapeaux français avec beaucoup de fierté. Dans le prolongement de ces perceptions, l’affaire Merah a été particulièrement révélatrice du développement de ce climat islamophobe. Beaucoup de journaux ont par exemple spéculé sur l’existence des « loups solitaires », ces jeunes musulmans auto-radicalisés qui peupleraient les banlieues françaises sans s’attarder sur le fait que Merah avait aussi tué des soldats français d’origine maghrébine. J’avais publié une tribune dans le journal Le Monde afin de le souligner mais de fait la plupart des médias ne voyaient pas ou ne souhaitaient pas voir cette réalité sociologique. 


Les cahiers de l'Islam: L’islamophobie est un fléau qui touche tous les secteurs d’activités professionnelles. Nombre de jeunes français discriminés ou simplement à la recherche d’un emploi, et parmi eux des musulmans, voient en l’armée française une forme d’intégration et une stabilité professionnelle. A-t-on recensé des cas avérés d’islamophobie depuis l’ère post 11 septembre 2001 ? Si oui, sous quelle forme se sont-ils produits ?

Elyamine Settoul
Effectivement les armées sont perçues comme une institution qui accueille et recrute les jeunes quels que soient leurs caractéristiques sociales, géographiques ou ethniques. Beaucoup de jeunes, diplômés ou non, choisissent les armées après avoir connu des difficultés sur le marché de l’emploi traditionnel par exemple. Les expériences de  discrimination à l’embauche, les phénomènes de plafond de verre sont des réalités partagées par les minorités visibles de France et en particulier pour les détenteurs de patronymes à consonance musulmane. Les systèmes de recrutement militaires basés sur des concours, des tests physiques et psychotechniques sont très appréciés des candidats qui considèrent ces processus de sélection comme plus objectif. Néanmoins, les défis restent encore nombreux. Les Grandes Ecoles militaires demeurent encore peu diversifiées. Un plan Egalité des chances a été lancé en 2008 pour favoriser la venue des jeunes issus de catégories sociales modestes. Concrètement 15% des places en collèges et lycées militaires (8 en France) sont réservées à des élèves boursiers et cela commence à porter ses fruits. Mais précisons que ce constat n’est pas propre aux établissements militaires. On observe les mêmes tendances de reproduction sociale dans la plupart des Grandes Ecoles tels qu’HEC ou l’ENA. Cette « standardisation » des élites est hélas un facteur d’appauvrissement pour la société notamment en termes de diversité des sensibilités et donc de créativité, de surcroit dans un monde de plus en plus globalisé. 

Les attentats du 11 septembre 2001 ont été un tournant dans le sens ou ils ont participé à faire émerger la figure du musulman occidental comme ennemi intérieur, figure qui n’est pas nouvelle dans l’histoire puisque les communistes ou encore les asiatiques ont pu être identifiés comme tel dans d’autres configurations sociohistoriques. Si avant 2001, la plupart des attentats étaient majoritairement commis par des éléments exogènes aux sociétés occidentales, il n’en va plus de même après. Les auteurs des actes terroristes commis à New York, Londres et Madrid sont souvent nés ou ont été socialisés en occident. Cette évolution n’est pas sans répercussions sur les perceptions et les expériences des soldats musulmans engagés au sein des armées occidentales. Concrètement des militaires musulmans peuvent se voir tancer sur leur degré d’allégeance et de loyauté mais la condition militaire fait que les individus se côtoient dans une certaine promiscuité et une impérative solidarité. Ces principes à la base de l’ethos militaire aident les individus à mieux se connaître et se comprendre. Cela dit des phénomènes de discrimination peuvent trouver à s’exprimer en dépit de ces valeurs cardinales. Mais le problème me semble plus profond et dépasse le cadre purement militaire. Il s’agit à mon sens de lancer une réflexion plus globale sur la place et la vision de l’islam en occident. Nos élites politiques et les grands médias ont, pour des raisons différentes, une vision biaisée des musulmans. Les premiers du fait qu’ils ne les côtoient pas ou alors seulement quelques jours avant certaines échéances électorales, les seconds car trop souvent guidés par des considérations commerciales qui les incitent à se focaliser sur le versant « sensationnel »  de la communauté musulmane c'est-à-dire les djihadistes radicalisés, les polygames etc.. Les classes moyennes musulmanes, les enseignants, les commerçants, les éducateurs  n’apparaissent jamais dans les discours des politiques, pourtant c’est bien cette « extraordinaire banalité » pour reprendre une formule de Vincent Geisser qui est ultra-dominante aujourd’hui. Les différents acteurs politiques et médiatiques qui participent au formatage de l’opinion doivent davantage penser la complexité du monde. La binarité islam contre occident offre une grille de lecture séduisante mais stérile pour comprendre les évolutions actuelles. De fait, l’occident assimile sa part musulmane et les sociétés musulmanes assimilent de plus en plus les valeurs d’individuation et de sécularisation ainsi que les pratiques en vigueur dans les sociétés occidentales, c’est un constat sociologique.  Le processus actuel de démocratisation du champ politique tunisien ou la récente création de l’aumônerie militaire musulmane précédemment évoquée en sont peut-être les meilleures illustrations. 



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