Mardi 16 Avril 2013

Rencontre avec Beddy Ebnou



Beddy Ebnou (Crédit Photo CNS)
Nous sommes allés à la rencontre de Beddy Ebnou afin de lui poser quelques questions sur la finance "islamique", sujet d’actualité à plusieurs titres. A un moment où la crise financière a mis à jour les failles d’un système financier international caractérisé (entre autres) par une déconnexion de plus en plus forte entre « l’économie réelle » et  la « finance », la finance islamique, dont l’un des principes fondamentaux est justement d’être un socle pour l’économie réelle, semble être parée de nombreuses vertus « éthiques », dont celle de prohiber les profits tirés de transactions à caractère usuraire ou spéculatif.

La finance "islamique" aurait-elle pu permettre d'éviter la crise ? Qu’est donc cette finance islamique dont nous entendons parler sans savoir avec précision ce dont il s’agit ? Est-ce une finance d’un genre nouveau ou peut-on la rattacher à la finance « conventionnelle » ? Est-elle une alternative crédible ? Quels sont les défis que les banques, les juristes et les financiers qui la pratiquent doivent relever ? Comment le client final peut-il être assuré qu’on lui propose bien un produit islamique ?

Vous trouverez ci-dessous les réponses délivrées par le professeur Beddy Ebnou.

Pour les lecteurs souhaitant approfondir le sujet, ils pourront écouter l'émission radiophonique "Islam et Spiritualités" de Marika El Haki du 25 Janvier 2013, traitant pendant près de deux heures de très nombreux aspects de la finance islamique et dans laquelle il est intervenu. L’audio est placé à la suite du texte.





Beddy Ebnou est directeur de l’ Advanced Studies Research Centre (Centre de Recherches et Etudes Avancées, ASRC - Bruxelles) et directeur de l’Institut des Etudes Epistémologiques, Europe (IESE - Bruxelles) . Il enseigne la finance internationale et la finance islamique à l’Université Paris-Dauphine  ainsi qu'à l’Université de Cergy-Pontoise. Il est par ailleurs enseignant invité à la Faculté des Sciences Islamique de Bruxelles.



Les Cahiers de l'Islam : Depuis quelques temps déjà, nous entendons parler de finance « islamique ». De quand peut-on exactement dater l’apparition de la finance islamique ?...

Beddy Ebnou : Si on veut parler uniquement de la pratique bancaire et para-bancaire de l'ère postcoloniale, la finance dite islamique remonte à la seconde moitié des années 1950, notamment au Pakistan. Certains voient dans la banque Gamar, fondée en province égyptienne en 1963, l’expérience contemporaine pionnière en la matière.


Les Cahiers de l'Islam : Le terme "islamique" est-il adéquat ? En quoi la finance islamique est-elle différente de la finance dite conventionnelle ?

Beddy Ebnou : Commençons par la deuxième partie de la question. La finance dite islamique qualifie la pratique financière censée être conforme au droit musulman. Bien entendu toute pratique financière, dite conventionnelle ou dite islamique, est présumée régulée et notamment exo-régulée, même dans l'environnement le plus libéral, ne serait-ce que parce que toute pratique financière est censée être conforme au droit du pays où elle s'exerce. Ainsi par exemple une banque comme la HSBC, lorsqu’elle exerce en Grande-Bretagne, son activité est-elle évidemment censée être conforme au droit britannique, en France au droit français, aux Emirats au droit émirati, etc. C’est aussi la même chose pour les banques dites islamiques. La DIB n'est pas distincte à cet égard de la HSBC. Quelle différence alors existe-t-elle entre la pratique financière dite conventionnelle et celle dite islamique? Les banques pratiquant cette dernière se distinguent de ce point de vue par le fait que, en plus du fait d’être contraintes de se conformer au droit des Etats où elles exercent, elles s’auto-imposent une autre conformité, à savoir la conformité au droit musulman. Le droit musulman, le fiqh, fonctionne pour l’essentiel aujourd’hui comme un droit non étatique. Il s’agit alors pour les institutions financières dites islamiques d’être à la fois conformes au droit des Etats où elles exercent, c'est une contrainte externe, et il s’agit aussi pour elles de se conformer au droit musulman pour respecter les convictions d’investisseurs ou de clients qu’elles sont supposées cibler, c'est une contrainte interne. La finance islamique se distingue, en substance, par ce principe de double conformité ou de double contrainte : conformité en amont et conformité en aval ou contrainte externe et contrainte interne. Elle est donc censée être sur-régulée au moment où la finance conventionnelle est accusée d’être sous-régulée.

Revenons maintenant à la première partie de votre question : fallait-il l’appeler finance islamique ? Des appellations comme finance éthique ou FSR (Finance Socialement Responsable) auraient probablement le mérite de montrer les aspects universalisables, c’est-à-dire pouvant intéresser, en termes de principes ou de convictions morales, des segments de populations qui ne partageraient pas nécessairement la même religion ou la même culture d’origine tout en ayant sur ces questions économiques des principes éthiques communs. Cependant, dans ce domaine ce sont les banquiers qui détiennent manifestement le dernier mot. Pour l'instant, ils tiennent à l'appellation finance islamique envers et contre tous.

On peut aussi s’interroger sur la pertinence de l’épithète islamique en ce sens qu’il s’agit dans l'usage médiologique en vogue d’un terme à la fois très polysémique et a-sémique. Il renvoie, comme le terme islam/Islam lui-même, à des référents très hétéroclites. Dans le discours dominant, on désigne indistinctement par le terme islam/Islam la culture, l'histoire, la religion, l'aire géographique, les populations de culture ou/et de confession musulmane, etc..

Ajoutons un troisième élément non moins significatif. La finance islamique est définie comme étant conforme au droit musulman, c’est-à-dire au fiqh dans sa partie muʿāmalāt. Si l'on prend le qualificatif islamique dans un sens religieux, et s'il est incontestable que les ʿibādāt sont une partie proprement religieuse du fiqh, on ne peut bien sur dire la même chose des muʿāmalāt. La théorie du droit musulman (uṣūl al-fiqh) accorde traditionnellement beaucoup d'attention à cette distinction en insistant sur ce qu'on peut appeler les horizons éthiques ou jus-naturalistes des muʿāmalāt.


Les Cahiers de l'Islam : On entend souvent dire que la finance islamique aurait permis d’éviter la crise actuelle ?... En quoi cette affirmation est-elle fondée ?

Beddy Ebnou
: Cela dépend de votre lecture de la crise actuelle, qui n'est évidemment pas la première crise du capitalisme et elle n'est probablement pas la dernière. Si vous estimez que son origine est due à la financiarisation rampante de l’économie, à sa virtualisation, à son asymétricité, à sa dérégulation ou sous-régulation, en mettant en avant par exemple la crise des subprimes, des, créances titrisées, des produits dérivés, etc. les principes de la finance islamique en tant que tels s’opposent radicalement à cet horizon conventionnel. Cependant, la pratique financière dite islamique elle-même n’a pas encore réussi à atteindre un degré suffisant d’autonomie par rapport à la finance conventionnelle, loin s’en faut, et ce malgré des efforts louables. Il est donc pour l’instant difficile de la considérer comme la matérialisation effective de ses principes.

 Les Cahiers de l'Islam : La finance islamique est-elle une alternative possible à la finance conventionnelle ? Est-il pensable qu’à long terme la finance islamique "supplante" la finance conventionnelle en Europe ?... Ou à l’inverse la finance conventionnelle ne cherche-t-elle pas à « phagocyter » la finance Islamique ?

Beddy Ebnou
: Toutes les formes supposées alternatives à la finance conventionnelle demeurent pour l’instant périphériques (FI, FSR, FD, etc.). Elles occupent des segments parcellaires aussi bien à l’échelle de secteurs financiers qu’à l’échelle géographique mondiale. Pire, elles sont encore largement tributaires de l’ingénierie financière conventionnelle. Leurs habitus techniques et professionnels sont considérablement imprégnés de ceux de la finance conventionnelle. On ne peut, cependant, nier qu'en finance dite islamique il y a des efforts inlassables qui se sont poursuivis depuis un demi-siècle. Il y a des acteurs qui prennent au sérieux les principes et qui, de plus en plus, aussi bien dans les milieux académiques que dans les milieux de l’industrie de la finance, parviennent à attirer l’attention sur les pistes d’action et de réflexion qu'ils proposent. Cela dit, à l’évidence, la finance conventionnelle comme figure générale du capitalisme financier reste dominante, omni-dominante. A des degrés divers mais réels, toutes les finances dites alternatives fonctionnent dans le giron de la finance conventionnelle, fonctionnent à l’intérieur de ses schémas et ne constituent pas pour l'instant des sphères autonomes.


Les Cahiers de l'Islam : Dans sa mise en pratique et afin de se rapprocher de la finance conventionnelle, la « finance islamique » utilise de nombreux « montages » techniques, qui, semblent-ils, n’ont pas le même degré de licéité ? Est-ce vraiment le cas ? Comment le musulman peut-il être certain que les principes «islamiques» sont bien respectés au sein des produits financiers qui lui sont proposés ? Les garanties évoquées sont-elles fiables ?...   

Beddy Ebnou
: Il y a trois niveaux dans le problème que vous invoquez. Il y a d’abord la question de la gouvernance en termes de conformité, le rôle et les outils, au sens restreint et au sens large, des personnes chargées de statuer sur la conformité. Il y a également le problème complexe du caractère substantiel du droit musulman, lorsque ses ratio legis risquent parfois d'être peu ou prou sacrifiés au profit d’une conformité plus formelle que substantielle. Et puis il y a la question connexe du fait que le fiqh est un droit jurisprudentiel interprétatif dont la pluralité est un attribut constitutif. Les divergences ou du moins de nombreuses divergences ne peuvent y être tranchées par une quelconque autorité. Ce sont en définitive les personnes privées (investisseurs, clients, etc.) qui décident d'adhérer ou pas aux choix normatifs adoptés par une institution financière "islamique" donnée. Evidemment, la tendance lourde des banquiers est d’œuvrer à plus de standardisation, à plus de fixation dans le temps et dans l'espace. Et c'est au moment où le fiqh a besoin au contraire de renouer avec son esprit créateur, avec cet effort maximal (iğtihād) d'adaptation au contexte pour rester fidèle aux principes. Ce sont des raisons économiques et techniques évidentes qui poussent les banquiers à avoir cette volonté de nivellement mais ce sont aussi des habitus propres à cette sphère d'activité. De plus en plus d’instances de standardisation émergentes, fait très antinomique avec l’essence du droit musulman en tant que fiqh, c’est-à-dire en tant qu'étymologiquement compréhension ou intellection en évolution permanente, une intellection dont les deux termes dialectiques sont le texte et le contexte. Il s'agit, dit autrement, d’une part, des textes normatifs à intelliger, et, d'autre part, du contexte socio-historique toujours spécifique et de plus en plus inédit.


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Audio de l' émission radiophonique "Islam et Spiritualités" de Marika El Haki du 25 Janvier 2013.

Finance islamique.mp3  (127.03 Mo)




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