Michael Privot est Docteur en langues et lettres, avec spécialisation en langue arabe et histoire… En savoir plus sur cet auteur
Lundi 25 Janvier 2016

Réflexions sur la « légitimité » islamique dans l’espace francophone européen


Le 16 juin 2015, quelques jours avant le début du mois de Ramadan, j’avais posté sur Facebook™ la traduction d’un des rares versets coraniques sur le jeûne de Ramadan et proposé une lecture de circonstance. Je formulais ensuite l’opinion que le Texte disait clairement que celui/celle qui ne souhaite pas jeûner (hors conditions de maladie ou de voyage) pouvait s’en abstenir pour autant qu’une compensation soit versée. Cela généra une controverse considérable dans la « muslimosphère » francophone.




Par Michael Privot 

Un des aspects les plus intéressants et les plus immédiats de cette polémique fut la mise en question systématique de ma légitimité à intervenir dans le champ de la production de fatwa (opinion d’une personne versée dans un domaine des sciences religieuses islamiques, dont la compétence est reconnue par un certain nombre de pairs et/ou par un public spécifique, sur une matière pour laquelle elle est compétente).

Très vite, il est apparu que cette mise en question dévoilait de nombreuses contradictions du champ de la production normative islamique en Europe. Si, comme il est communément accepté, il faut pouvoir se targuer d’un certain cursus en sciences religieuses islamiques, pour être autorisé par ses pairs et par le public à émettre des fatwas – ou plus exactement pour que ses fatwas aient une quelconque légitimité communautaire – , l’opinion que j’ai proposée dans mon post Facebook ne correspondait en aucune manière à une fatwa puisque je ne revendique aucune formation traditionnelle en sciences religieuses islamiques. Il s’agissait dès lors techniquement, ni plus, ni moins, de la lecture proposée par un croyant intéressé par le Message auquel il prétend se référer. Chaque croyant musulman étant engagé, à un niveau ou à un autre, dans une conversation avec le Texte coranique, il me semble parfaitement normal, à l’heure des médias sociaux, de partager nos interrogations, nos lectures, aussi personnelles soient-elles, avec celles et ceux qui daignent nous montrer un quelconque intérêt sur Facebook ou autre média social. Si cette opinion pouvait susciter quelque intérêt, elle n’avait pas a priori vocation à devenir une opinion jurisprudentielle « faisant foi ».

Il se trouve pourtant que mon intervention a été considérée par beaucoup, y compris par un certain nombre de gardiens du temple (je parle d’imâms ou de personnes considérées par leurs pairs ou un certain public comme oulémas), comme une tentative d’intervenir, de manière totalement indue, dans le champ de la production normative islamique. Sans surprise, la réaction de ces derniers a été extrêmement négative, voire insultante (en ligne, comme en messages privés) et ne peut être lue que comme un rappel à l’ordre et une volonté de préserver une chasse gardée particulièrement juteuse en matière de capital symbolique au sein de populations en quête de sens, de père ou de berger et spirituellement vulnérables.

Inévitablement, l’épineuse question de qui a la légitimité à « dire l’islam » s’est retrouvée au centre des échanges. 

Genèse des sciences islamiques et des clercs

Historiquement, les sciences dites islamiques se sont développées durant l’époque classique (8-10ème siècles de l’ère commune), alors que les populations musulmanes en pleine croissance perdaient de plus en plus l’immédiateté de la compréhension de la révélation coranique qui avait été celle de la première communauté et de ses descendants directs. Elles rencontraient/s’ouvraient également à d’autres civilisations/religions possédant un héritage beaucoup plus structuré, plurimillénaire parfois, et ayant développé des réflexions beaucoup plus élaborées que ce que ne pouvait offrir le corpus coranique sur de nombreux sujets (on pense en particulier aux questions métaphysiques). 


Les oulémas de cette époque ont dès lors commencé à classifier, développer, approfondir l’ensemble du savoir légué par la première communauté, MAIS en utilisant les outils méthodologiques les plus puissants disponibles à leur époque (pour faire bref : les outils de la philosophie grecque/hellénistique) tout en y intégrant également leurs propres univers culturels d’origine (persan, hellénique, syriaque, alexandrin…). Ce faisant, ils ont donné naissance à une nouvelle forme d’islam, qui est principalement celui que nous connaissons aujourd’hui puisque la majorité des sources livresques accessibles date de cette époque.


Ce n’est donc que progressivement que les oulémas vont émerger comme une « caste » de lettrés, exégètes du Coran, puis de la Loi, dans un monde essentiellement caractérisé par l’analphabétisme. Tant pour garantir la qualité et la cohérence des exégèses et des opinions jurisprudentielles que pour maintenir un accès relativement restreint à la « profession », les oulémas ont développés par eux-mêmes et pour eux-mêmes les conditions de légitimité à « dire l’islam ». 
 

Accès à la profession et légitimité

Pour faire bref, car évidemment les conditions ont évolué historiquement et en fonction des contextes culturels, « l’accès à la profession » repose un certain nombre d’éléments objectifs : connaissance intime de l’arabe classique, connaissance par cœur du Coran et du corpus des hadîths (à des degrés variables selon le rang à atteindre – le plus haut imaginable dans la hiérarchie qui s’est ainsi instituée étant le mujtahid mutlaq qui doit tout connaître par cœur, ou presque), maîtrise des outils de l’ijtihâd (effort d’interprétation du Texte), maîtrise plus ou moins importante du corpus développé par l’école juridique (madhhab) à laquelle on appartient, ou de plusieurs voire de toutes les écoles… L’enseignement traditionnel – qui se poursuit jusqu’à ce jour à côté des formations universitaires sanctionnées par des diplômes – s’est articulé autour de l’apprentissage par cœur d’ouvrages ou de parties d’ouvrages spécifiques auprès de maîtres ayant reçu eux-mêmes l’enseignement d’un autre maître et ainsi de suite jusqu’au producteur originel du savoir en question, l’accent portant évidemment sur la qualité de la chaîne de transmission et les capacités de restitution, matérialisées par les ijâzât (litt. « permission » d’enseigner la matière apprise).

Ce système fonctionne donc en particulier autour de la reconnaissance par les pairs, la capacité des disciples/maîtres à voyager pour aller puiser aux différentes sources de savoir, à leur capacité de transmission mais aussi de création originale, à l’intérêt que leur auront porté (positivement ou négativement) les gouvernants et mécènes de leurs temps qui leur auront assuré des rentes suffisantes pour subvenir à leur besoin et leur permettre de se consacrer à leurs activités de recherche – ou les auront persécutés, ce qui assure également notoriété et diffusion des œuvres. 

Il est évident que le développement précoce d’universités dans le monde musulman a également favorisé le développement d’écoles de pensée, de « sérails », la reproduction des élites, la cohérence interne des principales écoles juridiques, et donc un contrôle structurant de la production normative islamique, soutenue par les pouvoirs en place, et ce largement jusqu’à la fin du 19ème siècle, début du 20ème siècle.

La colonisation de la plupart des pays à majorité musulmane, suivie de la mise en place de régimes autoritaires, a contribué à marginaliser cette fonction structurante des grandes écoles juridiques et de leurs tissus très denses d’oulémas de tous calibres (de l’imâm de base au grand mufti pour faire simple), ce qui a ouvert une période d’anarchie sans précédent dans la production normative islamique, mais aussi une crise de légitimité sans pareille de ce que l’on pourrait nommer la cléricature islamique. 

D’un côté, de nouveaux centres de formation universitaire sont apparus sur la scène globale (en particulier Médine, Deoband ou encore la Malaise), alors que des centres internationaux historiques de transmission du savoir ont été réduits à une dimension très nationale pour différentes raisons que je n’explorerai pas ici (par exemple Kairouan, la Zeytouna de Tunis ou Fès, voire Damas). Al-Azhar s’est relativement maintenue sur le radar de la diffusion du savoir et est parvenue à globaliser ses diplômes, mais elle reste un centre de diffusion pour un islam vu comme plus traditionnel, Médine remportant de loin l’intérêt des néo-traditionalistes ou salafisants, appuyée en cela par la politique diplomatique structurelle des Al-Séoud qui offrent des bourses d’étude sans compter à tout qui est intéressé par leur version particulière de l’islam. 

L’émergence relativement récente de centres de formation islamique de niveau universitaire en Occident (Europe, USA), le plus souvent adossés à une équivalence de diplôme avec Al-Azhar pour la reconnaissance internationale, n’a pas encore permis de véritablement faire émerger de nouveaux oulémas qui seraient légitimes au sein de leurs paysages nationaux respectifs à quelques exceptions près (e.g. Hamza Yusuf et son Zaytuna College). Ou disons plutôt que nous sommes au début d’une nouvelle période en ce domaine.

Légitimité et facteur racial

Il n’est reste pas moins que les personnes qui ont suivi ce genre de cursus, aujourd’hui, bénéficient d’une relative légitimité au sein des communautés musulmanes européennes (et je mets de côtés les oulémas issus des minorités européennes musulmanes en Europe de l’Est ou dans les Balkans dont la légitimité est totalement remise en cause par les musulmans issus des migrations de ces dernière décennies, si ces oulémas ne sont pas passés par des facultés damascènes, cairotes ou médinoises).

Cette légitimité reste cependant relative car elle n’échappe pas, au sein des communautés musulmanes, au filtre racial et/ou culturel dans l’appréciation de la valeur de tel ou tel ouléma. De manière quelque peu caricaturale, du point de vue des musulmans d’origine arabe, un converti européen blanc sera considéré au mieux comme un gentil qui ne maîtrisera jamais tout-à-fait son sujet, ou au pire comme un agent de l’impérialisme moderniste tentant de subvertir les vraies valeurs de l’islam ; un noir sera rarement pris au sérieux ; un indonésien ou un malaisien sera considéré comme « folklorique » si ce n’est dans le domaine de l’ingénierie financière (sukuk & co) ; un pakistanais ne sera pas perçu comme ayant la moindre originalité. Les oulémas issus de communautés plus périphériques (Asie Centrale, Pacifique…) ne se verront attribuer qu’une valeur résiduelle sur le marché de la fatwa (oubliant qu’al-Bukhârî provenait, soit dit en passant, de l’Ouzbékistan actuel). Bref, les seuls véritablement légitimes sont arabes, et parfois turcs ou persans (mais ils sont chiites, ce qui leur impose une certaine décote).

Légitimité et surface médiatique

Bien que cette dimension n’ait pas été absente historiquement, la légitimité d’un ouléma est mesurée également à l’aune de sa célébrité, de la fréquentation de sa mosquée, de son audience ou, aujourd’hui de sa surface médiatique, y compris sur les réseaux sociaux. D’autres facteurs interfèrent toutefois : le cursus suivi en matière d’enseignement traditionnel, mais aussi le degré de conformisme à ce qui est perçu comme étant l’orthodoxie du moment. 

A ce titre, il est intéressant de comparer la légitimité conférée à un Tareq Ramadan ou un Abou Houdeyfa à « dire l’islam ». Si le premier jouit sans conteste d’une surface médiatique mondiale, d’une formation solide tant en sciences religieuses classiques qu’en sciences humaines, il n’est pas systématiquement perçu, y compris parmi ses adeptes, comme une autorité légitime de production de la norme islamique. Il reste un intellectuel qui questionne, interpelle, ouvre des voies. Par contre, Abou Houdeyfa, imâm autodidacte, sans aucun bagage en sciences religieuses traditionnelles ni en sciences sociales si ce n’est un sens aigu de sa propre mise en scène et du saupoudrage de ses discours par des interjections arabes sensées « halaliser » ces derniers, jouit d’une légitimité communautaire, certes spatialement plus circonscrite, mais très consistante : il est un imâm dont on suit les fatwas. 

Sans surprise, sa légitimité n’est jamais mise en question car Abou Houdeyfa se fait le chantre des plus strictes orthodoxie et orthopraxie – sans aucun danger donc pour l’establishment islamique. Le contraste est d’autant plus marquant si l’on compare d’autre part la légitimité d’Abou Houdeyfa avec la légitimité conférée à Tareq Oubrou, autre imâm autodidacte de l’espace francophone. Bien que ce dernier jouisse d’une formation extrêmement solide en sciences islamiques, en sciences sociales et sciences naturelles à tel point qu’il pilote la formation, en France, de nombreux imâms issus des cursus traditionnels, il n’en reste pas moins que ses positionnements bien moins conformistes – bien que toujours situés endéans des limites de l’orthodoxie – génèrent un fond de doute constant sur ses compétences, et donc sa légitimité.

Car, c’est bien de cela qu’il s’agit : les « critères d’accès à la profession » ne sont mobilisés comme ligne de défense – tant par la cléricature elle-même que par les fidèles – que pour s’assurer que ce qui est perçu aujourd’hui comme l’orthodoxie et l’orthopraxie (de stricte obédience, pourrais-je dire) reste la seule version de l’islam diffusée dans l’espace public intra- et extracommunautaire. Peu importe qu’un imâm/ouléma soit autodidacte tant qu’il ne répète que la vulgate et qu’il ne remette jamais en question le consensus majoritaire sur ce que serait la norme et son appareil de production. Malheur à celui/celle qui, autodidacte, issu du sérail ou au parcours atypique (à savoir hors des critères rappelés ci-dessus), en viendrait à prétendre proposer des alternatives, des lectures nouvelles, ou remettre au goût du jour des avis antérieurs – aussi orthodoxes puissent-ils être d’ailleurs. 

Le même phénomène s’applique à quelqu’un comme Ghaleb Benchaykh par exemple : si sa surface médiatique est considérable, et son érudition en matière de sciences religieuses traditionnelles ainsi que de sciences humaines incontestables, aucune légitimité intracommunautaire ne lui est reconnue. A contrario, la liste des imâms et autres oulémas sans formation très solide mais pourtant perçus comme prescripteurs en matière d’orthopraxie est longue comme le bras. 

On le voit, la légitimité communautaire en matière de prescription normative repose concrètement tant sur des éléments objectifs (cursus) que sur des éléments extrêmement subjectifs.

Questionner radicalement la légitimité des clercs

L’espace démocratique européen offre en vérité une occasion inespérée de questionner de manière radicale la façon dont se constitue et se maintient la cléricature islamique ainsi que sa légitimité à fabriquer de la norme et « dire l’islam ». 

La contestation doit d’abord porter sur le contenu des cursus reconnus comme légitimes en portant des exigences de qualité et d’ouverture à d’autres sciences humaines ayant émergés depuis la formalisation des outils méthodologiques au cœur des sciences islamiques à l’époque classique (sémiologie, nouvelles approches linguistiques, critique historique, intertextualité, anthropologie et sociologie historiques, histoire des mentalités…). 

En outre, la démocratisation de l’accès aux différents corpus au cœur des sciences islamiques permet de relativiser la nécessité de l’apprentissage par cœur sur lequel reposait une partie non négligeable de la légitimité acquise au travers de l’enseignement traditionnel. Contrairement aux siècles antérieurs, le corpus coranique est disponible en quelques clics au travers de puissants moteurs de recherche avec lesquels aucune mémorisation par cœur du Coran ne peut plus entrer en compétition (recherche sur les termes, les racines, les commentaires, les occurrences…). Toutes les lectures du Coran sont disponibles. L’ensemble du corpus du hadith est disponible de manière identique, hadîth-s sains comme faibles, avec l’ensemble des chaînes de transmission, l’analyse détaillée des transmetteurs… L’immense majorité des œuvres jurisprudentielles a été également numérisée, souvent accompagnée de nombreux commentaires et gloses, et peut être également parcourue en quelques clics. Tout cela était tout bonnement impossible par le passé, y compris pour les mujtahid-s mutlaq-s. 

Cet accès aux sources est également ouvert à tout-e érudit-e ou académique, spécialisé-e dans des champs du savoir précédemment non pris en compte par les oulémas dans leur élaboration des critères de légitimité de la participation à l’effort normatif. 

Si la manipulation de ces corpus requiert toujours un certain nombre de savoirs et de compétences clés (connaissance de l’arabe littéraire, critique historique, outils méthodologiques de base de la production jurisprudentielle), il est désormais évident qu’un nombre bien plus important d’acteurs/trice peut participer directement ou indirectement à la production normative. Si ce n’est par la formulation d’opinions, tout au moins par la critique radicale et argumentée des opinions produites par la cléricature mainstream et l’ouverture de nouvelles voies de réflexions et de recherche.

Ijtihâd collectif

Beaucoup appellent depuis des décennies à la « réouverture des portes de l’ijtihâd » prétendument closes à la fin de l’époque classique, lors de la chute de Bagdad à la pointe des épées mongoles. En vérité, l’ijtihâd, l’effort d’interprétation des textes, n’a jamais cessé au cours des siècles. Il faut cependant reconnaître que les deux dernières générations d’oulémas et d’imâms présents en Europe ne détenaient pas les outils nécessaires à la transposition de cet ijtihâd dans ce contexte inédit (situation minoritaire non hégémonique, modernité, sécularisation, diversité religieuse et culturelle, contexte diasporique,…). Or, vu l’état de l’enseignement des sciences islamiques dans les institutions universitaires (néo)traditionnelles au cœur du monde musulman, il faut cesser d’espérer qu’un sursaut vienne de ce côté, même à moyen terme.

Que ce soit en Europe, voire même au niveau global, c’est plutôt des questionnements croisés entre académiques et praticien-ne-s musulman-e-s (et non musulmans d’ailleurs) issu-e-s de toutes les disciplines, obligeant la cléricature légitime à revoir sa copie, que des relectures / réformes / remises à niveau de l’islam surviendront. 

Il va de soi que cela ne manquera pas de complexifier les modes de la légitimité à « dire l’islam ». Et ce, d’autant que cet effort collectif qui va de plus en plus remettre en question la prétention des imâms et oulémas mainstream à (re)produire de l’orthodoxie et de l’orthopraxie sans être remis en question sur les attendus de leurs opinions, les méthodologies utilisées et leurs opinions elles-mêmes en conséquence, s’accompagne d’une responsabilisation/autonomisation grandissante du/de la croyant-e quant à ses choix de vie. 

Rappeler aux croyant-e-s qu’ils/elles sont ultimement (i.e. dans l’Outre-Monde) personnellement responsables de leurs choix, de leur propre ijtihâd, contribue à relativiser le rôle et l’opinion des imâms et des oulémas comme prescripteurs en matière de norme. Dès lors, l’intervention d’acteurs/trices non issus des cursus traditionnels et/ou aux opinions moins mainstream devient plus pertinente et acquiert une certaine légitimité puisqu’ils/elles peuvent, à partir de leur propre cadre d’analyse, produire du sens, voire de la norme, en conformité avec l’esprit du Texte saisi dans et au travers de son historicité.

L’ijtihâd sera donc de plus en plus le fait de musulman-e-s se, maîtrisant un ensemble varié de compétences et de savoirs pertinents pour appréhender le Coran et le corpus de la tradition. Ils/elles se saisiront de ces derniers, les redécouvrant, les explorant, de manière individuelle ou collective, et n’hésiteront pas à publier et à confronter leurs lectures avec la cléricature islamique traditionnelle ainsi que leurs pairs, profitant du relatif espace de liberté et de protection que leur offrent les sociétés européennes.

Anarchie et sortie par le haut

Il est évident que tant la légitimité de la cléricature islamique que la normativité traditionnelles vont passer par une période d’instabilité relativement importante dont il est extrêmement difficile de tracer les contours et la durée. Je ne pense pas cependant que l’anarchie de la production normative soit plus grande que ce que nous connaissons aujourd’hui où le pire se donne à voir et se déploie jour après jour, à la désolation de nombreux croyants qui ne se reconnaissent plus dans ce visage défiguré de leur foi que présentent des individus désaxés prétendant pourtant agir au nom de cette dernière. 

Cette période va sans aucun doute favoriser l’émergence de voix et de voies originales, dont un certain nombre constitueront certes des culs-de-sac au regard du recul historique que nous pourrons avoir dans quelque temps. Il y a dès lors fort à parier qu’un nouveau « mainstream » plus ouvert et plus équilibré va se reconfigurer autour d’approches herméneutiques et d’herméneutes plus divers et complémentaires. Cela répondra inexorablement au besoin des sociétés humaines d’être relativement en flux, ou en tous cas de ne pas se scléroser durablement dans des cadres de pensées et de praxis trop étriqués pour accommoder les besoins multiples et variés d’individus en pleine épiphanie du soi (les musulmans n’étant pas en cela différents du reste de leurs concitoyens), au contraire de ce qui est majoritairement proposé depuis plusieurs décennies aux sociétés et communautés musulmanes. 

Je suis convaincu qu’il convient impérativement de se lancer avec confiance dans ces chantiers, quel qu’en soit le résultat. Et ce d’autant plus si l’on s’inscrit dans une démarche piétiste : le Très-Haut n’a-t-Il pas offert Sa propre garantie quant au résultat final ? 

A quoi bon dès lors s’embarrasser de gardiens du temple venant ergoter et distribuer bons et mauvais points en manière d’orthodoxie ? Le Salut ne leur appartient pas et l’islam ne leur est redevable de rien, car une religion – et ce d’autant plus si elle ne repose sur aucune institution ecclésiale – n’existe que dans le cœur des croyants qui souhaitent s’y reconnaître, bref hors du contrôle des imâms et des oulémas en l’absence de toute pratique de confession. 

Si, en outre, comme Muhammad l’aurait promis selon la Tradition, l’ensemble de sa communauté ne s’égarera jamais, cela réduit d’autant le rôle des oulémas comme prescripteurs et gardiens du temple : la véritable boussole communautaire reste donc le bon sens populaire ou, dit autrement et de manière plus optimiste, l’intelligence collective – pas la cléricature. Cela ne signifie nullement que rien ne peut changer, mais au contraire que les changements/ajustements de la perception de qui est ou « fait » norme, se font par paliers, de manière certes relativement lente et conservatrice, mais sans proscrire ni l’existence d’avant-gardes, ni les déplacements majeurs de la norme au travers des âges. Cette sagesse prophétique confirme en soi qu’il n’y avait pas, originellement, de perception fixiste, essentialiste, d’une vérité transcendante et anhistorique de l’islam, mais l’appréhension intuitive que « l’islam », c’est ce qu’en dit le « mainstream » de la communauté des musulmans à un moment « t ». Et que cela change au travers de l’histoire.

Nous avons le privilège aujourd’hui de traverser une de ces périodes d’ajustement majeur, entre deux équilibres, le prochain restant encore à trouver alors que l’ancien n’en finit pas de se défaire. Tout est à construire, et l’heure est à la refondation des approches, en approfondissant notre héritage, en y opérant des tris, mais aussi en important de nouvelles perspectives. C’est à cela que, modestement, en tant que philologue, historien, philosophe, je tente de contribuer, en inscrivant mes réflexions dans les traces d’illustres prédécesseurs ou contemporains (M. Arkoun, N. Abu Zeyd, R. Benzine, M. Shahrûr, M. Fadel, F. Rahman, T. Oubrou, A. Soroush, H. Corbin, A. Duderija, F. Esak, I. Moosa, A. Wadud pour n’en citer que quelques un-e-s).



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