Samedi 18 Juillet 2015

"Radicalisation de l’Islam" ou "islamisation de la révolte radicale".



Entretien extrait de L’Enquête sur l’engagement des jeunes du numéro de printemps de Regards.
Alain Bertho est anthropologue, directeur de la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord. Il travaille depuis dix ans sur les émeutes urbaines dans le monde

Le récent essai d’Emmanuel Todd Qui est Charlie ? a déjà fait couler beaucoup d’encre. Alain Bertho part de prémisses proches des siennes. Mais son cheminement ultérieur diffère sensiblement.
Alain Bertho est anthropologue, directeur de la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord. Il travaille depuis dix ans sur les émeutes urbaines dans le monde. Entretien extrait de L’Enquête sur l’engagement des jeunes du numéro de printemps de Regards.



Regards. Comment avez-vous interprété les attaques terroristes du début d’année à Paris ?

Alain Bertho. Quelques jours après les attentats des 7 et 9 janvier, j’ai lu Underground. Dans ce livre basé essentiellement sur des entretiens, le romancier japonais Haruki Murakami tente de comprendre l’attaque meurtrière au gaz sarin perpétrée par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995. Il a pour cela interrogé des victimes, dont il restitue les témoignages singuliers, et des membres de la secte. Son travail montre à quel point, dans ce genre de situations, deux expériences subjectives irréconciliables sont en concurrence sur le sens de l’événement : celle des victimes et celles des meurtriers. En réalité, l’expérience des victimes est celle d’un pourquoi sans réponse. La répétition en boucle des témoignages et de l’extrême douleur ne produit pas de sens. Cette expérience de souffrance physique et subjective est la matière première possible pour construire des énoncés sur la période qui s’ouvre. On l’a vu en janvier en France, on l’a revu à Tunis en mars. Quand « les mots ne suffisent plus », voire quand « il n’y a pas de mots » pour le dire, c’est que l’événement est au sens propre "impensable". C’est ce que nous montre Haruki Murakami dans les deux tiers de son livre consacrés aux passagers du métro dont la vie a été bouleversée, voire anéantie par l’attentat. Mais ce qui fait le sens de l’acte et assure sa continuité subjective avant, pendant et après, c’est ce que pensent ceux qui en ont été les acteurs ou auraient pu l’être. C’est ce qu’interroge Haruki Murakami en donnant la parole à des membres d’Aum. Il nous donne à lire une intellectualité en partage entre quelques assassins et de beaucoup plus paisibles Japonais au nom desquels les meurtres ont été commis. Il nous montre comment, si le passage à l’acte est toujours exceptionnel, il s’enracine dans une vision du monde et une expérience partagée. C’est l’élément qui nous manque aujourd’hui pour comprendre complètement les 7-8-9 janvier 2015.
  « Nous n’avons pas affaire à un phénomène sectaire isolé ni à une "radicalisation de l’Islam" mais plutôt à une islamisation de la révolte radicale. »  
Comment reconstituer, compléter le tableau ?

À notre tour, nous devons faire ce travail et comprendre le sens des meurtres de Paris. Notre subjectivité, et on peut le comprendre, s’y est refusée. Nous avons été sidérés, choqués. Pour faire le deuil de ce traumatisme, il a été nécessaire de construire un récit qui n’est pas celui des meurtriers. Mais malgré l’horreur que cela nous inspire, il faut pourtant comprendre le sens qu’ils ont donné à leur acte. Le qualificatif de terroriste est beaucoup trop général et générique. Nous avons affaire à la rencontre d’expériences personnelles et d’une figure contemporaine et mortifère de la révolte que la seule logique policière et militaire ne parviendra pas à anéantir. Les actes d’Amedy Coulibaly et des frères Kouachi, comme ceux de Mohammed Merah, viennent au terme d’histoires singulières, d’histoires françaises. Comme celles des quelque mille jeunes français partis en Syrie. Comme celle de ceux, bien plus nombreux, qui ne regardent pas forcément avec autant d’horreur que nous cette guerre annoncée contre l’occident corrupteur. De la même façon, les salafistes tunisiens dont sont issus les meurtriers du Bardo sont particulièrement bien implantés à Sidi Bouzid et Kasserine, dans le berceau de la révolution de décembre 2010-janvier 2011. Pire : nombre d’entre eux ont été les acteurs de cette révolution et n’étaient pas salafistes à l’époque.

Est-ce que des événements passés peuvent aider à comprendre ce qui s’enracine ici et maintenant ? Comment comprenez-vous la conversion à l’Islam de jeunes sans rapport aucun avec la culture arabe, parfois issus de milieux très engagés à gauche ?

Je pense qu’il nous faut comprendre que nous n’avons pas affaire à un phénomène sectaire isolé, et surtout que nous n’avons pas affaire à une "radicalisation de l’Islam", mais plutôt à une islamisation de la révolte radicale. Alors que les salafistes tunisiens actuels les plus actifs ne l’étaient pas lorsqu’ils étaient mobilisés contre Ben Ali, on sait que les candidats français au djihad sont bien souvent des convertis ou, à l’instar de Coulibaly et des frères Kouachi, des pratiquants tardifs. La vérité de leurs mobiles et de leur pensée ne doit pas tant être cherchée dans la théologie, de l’Islam en général ou du wahhabisme en particulier, mais bien dans la cohérence contemporaine des propositions politiques qu’ils portent. Si la confessionnalisation du monde et des affrontements est bien au cœur de ces propositions, ils sont loin d’en avoir le monopole Lire la suite .



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