Samedi 20 Septembre 2014

Quelles stratégies étatiques dans le monde arabe face au jihadisme ?

Par Flavien Bourrat, responsable de programmes sur la région Afrique du Nord-Moyen-Orient à l'Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem).



Extrait de la La Lettre de l’IRSEM, numéro 4, 2014. Article publié ici avec l'aimable autorisation de l'IRSEM.

Une nouvelle donne issue des ruptures politiques et institutionnelles

Expression la plus radicale de ce qui est convenu d’appeler la mouvance islamiste, le jihadisme contemporain (ou salafisme-jihadiste) se distingue, sur le plan idéologique, par son rejet de la modernité politique incarnée par l’Etat-Nation, et au niveau des modes d’action par l’usage de la violence. Depuis sa naissance dans les maquis afghans des années 1980 jusqu’à son basculement et sa montée en puissance dans les pays du monde arabe au cours des années 1990, ce phénomène a constitué, à des degrés d’intensité divers dans l’espace comme dans le temps, un défi sécuritaire majeur pour les Etats de la région. La réponse apportée par ces derniers a, dans un premier temps, privilégié l’usage de la force, ou, pour employer une expression en vigueur lors de la guerre civile algérienne, une politique d’éradication. Le contexte de « guerre globale contre la terreur » né des attentats du 11 septembre, s’il a suscité de nouvelles vocations au sein de la mouvance jihadiste, en dépit des coups portés à la direction du réseau Al Qaida par les Etats-Unis, a été reçu par les régimes arabes les plus engagés contre ce courant comme un encouragement, la promesse d’un soutien international et enfin une légitimation rétrospective de leur choix en faveur d’une politique éradicatrice. Pour autant, les acteurs étatiques engagés dans cette lutte ont pris conscience à ce moment que les moyens policiers et militaires ne suffisaient pas à enrayer une menace qui prenait racine sur un terreau idéologico-religieux particulier. Par conséquent, les politiques de répression devaient s’accompagner d’un double processus de désengagement : faire sortir les militants jihadistes de la clandestinité et des maquis, et de déradicalisation : les faire renoncer, par un travail de « rééducation », aux idéologies radicales et aux méthodes violentes. On a ainsi assisté, à partir du milieu des années 2000, à la mise en place d’initiatives étatiques basées sur l’amnistie et la rééducation, là où le jihadisme était le plus actif : « Prevention, Rehabilitation and Aftercare » en Arabie Saoudite, « Comité Yéméni-te pour le dialogue » mis en place par le gouvernement de Sanaa, processus de déradicalisation en Egypte s’appuyant en particulier sur les positions publiques de l’ex émir du groupe al Jihad, réintégration des éléments terroristes et radicaux en Algérie initiée en 1999 par la «Concorde civile » et institutionnalisée en 2005 avec l’adoption de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Ces politiques, associant actions éducatives et juridiques avec le maintien d’une pression militaro-sécuritaire, a incontestablement abouti à des résultats sans qu’il soit toutefois pos-sible d’en évaluer la part jouée par chacun des deux modes d’action. Le bilan final est apparu en fin de compte assez contrasté d’un pays à l’autre. On a pu ainsi constater que l’efficacité de moyens mis en avant dépendait de l’environ-nement social, culturel et politique. Là où ce dernier restait dégradé, comme en Algérie ou au Yémen, une violence jihadiste persistait, et parfois se régénérait en dépit de succès obtenus par les appareils étatiques.

Le cycle de ruptures en chaîne, provoqué par les Révolutions arabes à partir de janvier 2011 et non achevé à ce jour, a bouleversé cette architecture sécuritaire en redonnant aux mouvements jihadistes une visibilité et un regain d’acti-vité. Cette évolution particulièrement visible dans les pays où les révoltes ont abouti à un renversement du pouvoir en place : Tunisie, Libye, Egypte et Yémen, s’est opérée en trois temps. Au départ, elle a été rendue possible par l’af-faiblissement des appareils sécuritaires – en particulier policiers – sur lesquels les gouvernements appuyaient leur politique d’investigation et de répression, intervenu conjointement avec la libération de militants jihadistes. Dans un second temps, ces derniers ont, plus par opportunisme que par conviction, cherché à s’insérer dans le nouveau champ politique, pluraliste et libéralisé, insistant davantage sur la prédication que sur le jihad (sauf en Syrie), mais refusant d’être institutionnalisés. A l’issue d’élections ayant amené au pouvoir des mouvements se réclamant de l’islamisme politique, ces derniers ont opté pour une démarche pour le moins ambigüe vis-à-vis de la mouvance sala-fiste jihadiste, cherchant, dans le cas tunisien, à les « récupérer » pour les canaliser ou s’en faire, le cas échéant, des alliés politiques; soit, dans le cas égyptien, à recycler d’anciens responsables au sein de hautes fonctions officielles ou pour jouer les médiateurs avec les jihadistes présents dans le Sinaï. Enfin, le troisième moment a été marqué par une reprise en main sécuritaire dans la plupart des Etats concernés : au printemps 2012, avec la reprise par les for-ces gouvernementales yéménites du contrôle du gouvernorat d’Abyan, auparavant occupé par Al Qaida dans la Pé-ninsule Arabique (AQPA); en juin 2013 après le renversement du gouvernement Frères Musulmans par l’armée égyptienne; enfin avec le classement fin août 2013 par le gouvernement tunisien d’al Ansar al Charia, principale or-ganisation jihadiste tunisienne, comme mouvement terroriste. La conséquence de ce tournant a été de priver les jihadistes de la latitude d’action, soit politique soit territoriale, qu’ils avaient auparavant, et de les inciter à reprendre ou à intensifier la violence armée ou terroriste.
Carte du monde arabe

Les cas de la Syrie et de la Libye sont quelque peu différents, car la situation qui y prévaut depuis les insurrections de 2011 s’apparente clairement à une guerre civile dans le premier cas, avec un contexte de forte conflictualisation en-tre des mouvements jihadistes et le régime en place, et à un semi-chaos politico-sécuritaire dans le second cas, qui favorise l’implantation d’éléments radicaux sur toute l’étendue du territoire. Enfin, sont concernés des pays non tou-chés par les révolutions, mais marqués par une implantation jihadiste active déjà ancienne, comme l’Algérie avec Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) et l’Irak, avec l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL). Dans ces deux cas de figure se superpose une violence d’origine intérieure avec un activisme présent dans les pays voisins eux-mêmes, touchés par des situations de conflictualité ou de fragmentation (Syrie, Libye, Mali).

La nécessité d’ancrer la politique anti-terroriste sur plusieurs dimensions

Un constat s’impose pour les Etats arabes, touchés ou non par des soulèvements populaires : la violence jihadiste sur leur territoire est devenu un phénomène résilient, en ce sens qu’on ne parvient pas à l’éradiquer malgré des moyens considérables mis en oeuvre. Il apparait en même temps mutant, à savoir qu’en dépit des coups qui lui sont portés, ses protagonistes renouvellent constamment les rangs de leurs combattants, s’adaptent aux évolutions intérieures et régionales sans changer pour autant leurs objectifs et leur référentiel idéologique. Face à ce qui parait être un échec des politiques étatiques dans leur volonté d’éradiquer la violence jihadiste, la tentation existe de rendre responsables les choix opérés par les acteurs politiques et sécuritaires, notamment le fait de privilégier les moyens coercitifs mis en oeuvre par l’ « Etat profond », à savoir les forces armées et les services de sécurité. En fait, deux difficultés majeu-res se posent désormais en matière de lutte anti-terroriste. D’une part, la violence jihadiste se développe ou se revita-lise à partir de foyers de tensions régionaux, qu’un gouvernement national ne peut par définition maitriser. Ensuite, les stratégies à mettre en oeuvre, de l’aveu même des autorités, doivent s’appuyer simultanément sur plusieurs axes clairement définis et complémentaires : le renforcement des capacités opérationnelles, la coopération régionale, des politiques de terrain visant le tissu local, social et religieux.

Le renforcement des capacités opérationnelles : restructuration et mutualisation

La reprise en main sécuritaire répond à une nouvelle orientation de la violence jihadiste dans le monde arabe décou-lant des récentes évolutions politiques. Celle-ci se caractérise non seulement par une situation de confrontation ar-mée directe de ces groupes avec des Etats affaiblis, mais aussi par leur reterritorialisation, avec la prise de contrôle, même partielle, de portions de territoires destinées à devenir des sanctuaires à partir desquels se mettent en place des réseaux logistiques, et qu’ils tentent parfois d’administrer comme dans l’ouest de l’Irak. Face à cette nouvelle donne à laquelle ils n’ont globalement pas été préparés, les appareils militaro-sécuritaires sont contraints de s’adap-ter tant au plan des moyens que des méthodes, d’autant plus que les groupes jihadistes disposent de capacités offen-sives inédites, ayant bénéficié de la mise en circulation massive d’armement, corrélative aux situations insurrection-nelles intervenues depuis 2011. C’est en particulier le cas d’Ansar Bayt al Maqdiss, principale organisation jihadiste implantée dans le Sinaï, qui dispose de missiles sol-air perfectionnés. L’autre difficulté qui se pose aux forces gouver-nementales tient au fait que souvent (notamment en Tunisie, en Egypte et au Yémen), les jihadistes étaient déjà sur zone avant les soulèvements populaires, ce qui conforte leur implantation sur leur terrain et leur force de frappe.

Si les capacités techniques - confortées au besoin par des appuis extérieurs [1]- dont disposent les armées et les servi-ces de police face à une menace asymétrique ne font pas défaut dans la plupart des cas, c’est sur la restructuration de ces mêmes forces de sécurité que l’effort est porté. Il s’agit en particulier de mutualiser les moyens et de combiner l’action des services de sécurité intérieure avec celle des militaires, ces derniers prenant, en tant que coordinateurs de la lutte anti-terroriste, un ascendant qui leur faisait généralement défaut auparavant. Cette politique doit s’accom-pagner d’une reprise en main des organes de sécurité intérieure, très discrédités sous les régimes précédents, mais dont la déstructuration intervenue à l’issue des soulèvements a le plus souvent généré une démotivation et un man-que de professionnalisme. La neutralité des appareils de sécurité, qui suppose la mise à l’écart des responsables trop liés à l’ancien système conjointement avec le fait d’empêcher l’infiltration en leur sein d’islamistes radicaux, est éga-lement un impératif pour mener à bien la lutte contre les groupes jihadistes.

La coopération régionale : une orientation nécessaire et inédite dans la zone

L’idée de mutualiser les politiques sécuritaires pour faire face aux mouvements jihadistes ne s’est imposée que très récemment auprès des Etats arabes. Auparavant, hormis des réunions annuelles rassemblant les ministres de l’intérieur des pays de la Ligue arabe, les politiques de lutte contre l’islamisme radical relevaient des agendas intérieurs. En outre, les échanges dans ce domaine sensible entre tous – il n’existait pas alors de coopération opérationnelle – étaient entravés par un sentiment général de défiance parfois alimenté par le comportement ambigu de certaines capitales face aux agissements de cette mouvance hors de leur territoire. Les contextes de crise sécuritaire apparus dans la foulée des soulèvements arabes ont profondément modifié cet état de fait, partant du constat que la déstabilisation du voisin n’était plus, le cas échéant bénéfique, mais au contraire menaçant pour sa propre sécurité. Désormais, le risque que font peser les organisations jihadistes sur l’ensemble de la région [2] à la faveur de l’affaiblissement des Etats et du contrôle exercé aux frontières, sachant aussi que les menaces étaient mieux identifiées auparavant, a convaincu les gouvernants de la région de mettre en commun renseignements et moyens opérationnels.

Ce sont donc des coopérations sécuritaires multiformes qui se mettent en place, indépendamment de la nature des régimes politiques. Ainsi, l’Egypte, qui est particulièrement exposée compte tenu de sa position géographique centrale, apparaît la plus éclectique, collaborant avec les pays du Maghreb mais aussi avec deux régimes aussi antinomiques et ennemis vis-à-vis l’un de l’autre que le sont le syrien et le saoudien ; enfin avec le voisin israélien, avec qui la coopéra-tion semble s’être accrue par rapport à l’ère Moubarak, sur les périlleux dossiers du Sinaï et du Hamas. Par contre, si l’Arabie saoudite est très engagée au côté du Yémen dans la lutte contre AQPA, au sein de laquelle se trouvent encore nombre de ressortissants saoudiens, il n’est pas certain que la coopération sécuritaire avec cet acteur soit acceptée partout. Les récentes résolutions de Riyadh à empêcher ses ressortissants d’aller faire le jihad sur les terrains régio-naux sont essentiellement à usage interne et n’ont probablement pas dissipé la méfiance et les doutes quant aux rela-tions équivoques entretenues par l’Etat saoudien avec la mouvance salafiste-jihadiste du monde arabe. Cette volonté de coopérer dans le domaine sécuritaire se heurte également à la fragilisation, voire, dans les cas de la Libye et de l’I-rak, à la déstructuration de l’Etat central et de ses outils militaires et sécuritaires. En effet, la portée d’accords de coo-pération sécuritaire récemment signés – notamment avec le pouvoir libyen – peut se trouver singulièrement limitée par l’absence d’organismes centralisés, cohérents et compétents, le tout sur fond de militarisation de la société.

L’action en direction de la société civile et des populations

Partant du constat que l’usage - même discriminé - de la force ne suffisait pas à éradiquer la violence jihadiste, les Etats arabes sont amenés à intégrer dans leur démarche de contre-insurrection l’idée qu’il convient également de « gagner les coeurs et les esprits », notamment auprès des populations les plus vulnérables à l’idéologie jihadiste. Cette orientation a été mise en oeuvre au cours de la décennie précédente en Irak, non pas par des gouvernants arabes, mais par le biais de la politique de surge appliquée par le général Petraeus. Il s’agit de couper l’insurrection ou les mouvements terroristes de leurs relais au sein des populations civiles pour bénéficier en retour du soutien de ces dernières, grâce à une amélioration et à une recomposition du tissu économique et social. Le ressentiment exprimé par certaines couches de la population à l’encontre de l’Etat, (particulièrement marqué dans le sud algérien, dans le nord ouest de la Tunisie, en Cyrénaïque, dans le Sinaï, dans l’ouest de l’Irak) qui ne se limite pas nécessairement aux régions les plus délaissées, appelle un réinvestissement de ce dernier, sachant en outre que l’obtention de renseignements opération-nels repose sur une osmose entre la population locale et les appareils militaro-sécuritaires. Parallèlement, là où le fait tribal est une réalité, les gouvernements s’emploient à coopter des milices constituées sur cette base afin qu’elles com-battent, en tant que supplétifs des forces gouvernementales, les groupes jihadistes. Cette politique, menée en Irak et au Yémen, n’est cependant pas sans risque car elle encourage la formation de forces paramilitaires ayant leur propre agenda et constituant in fine un élément de tension supplémentaire. Enfin, les politiques dites de déradicalisation, amorcées dans la décennie précédente, tendent à se généraliser. Par ce mode d’action, qui emprunte plusieurs voies (redynamisation du soufisme, de l’islam populaire, encouragement au salafisme prédicatif, reprise du contrôle des mosquées) les gouvernements visent à agir en amont pour délégitimer l’idéologie jihadiste. L’efficacité de ces moyens reste toutefois à prouver, si l’on en juge au rejet dont ils font l’objet auprès des jeunes des milieux populaires.

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1. Il s’agit de coopération de type classique, incluant notamment des livraisons de matériel de guerre. Les frappes ciblées au moyen de drones contre des responsables d’AQPA menées par les Etats-Unis au Yémen sont par contre un cas isolé.

2. De fait, il existe actuellement un véritable continuum de la menace jihadiste, allant à l’est, de l’Irak à l’Egypte en passant par la Syrie, et s’étendant, à l’Ouest, du Sahel à la Libye en passant par l’Algérie et la Tunisie.



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