Samedi 15 Février 2014

Qu'est-ce que le shî'isme?



Ce texte est extrait de Qu'est-ce que le shi'isme de Mohammad-Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet. Un extrait presse distribué parles Editions Fayard .

Mohammad-Ali Amir-Moezzi est spécialiste du shî'isme et directeur d'études à l'EPHE.
Christian Jambet, spécialiste de la philosophie islamique et directeur d'études à l'EPHE.

Comment une religion ésotérique et mystique en est arrivée à se transformer en théologie politique? Souvent confondus avec les intégristes sunnites, les shî'ites demeurent méconnus. Leur nom est lié, à tort, à l'oppression des femmes, à l'intolérance, à l'obscurantisme, au totalitarisme. En exposant les fondements de cette doctrine et son évolution historique, ce livre flamboyant et précis entend corriger les représentations effrayantes qu'en donnent les mollahs et les médias.
Sur la photo: Mohammad-Ali Amir-Moezzi (à gauche) et Christian Jambet (à droite)

Le shî'isme est le plus ancien courant religieux de l'islam, puisque ce qui peut être considéré comme son noyau primitif remonterait au moment où se posa le problème de la succession du prophète Muhammad. Il constitue la principale minorité de la religion musulmane, considérée par la majorité sunnite dite "orthodoxe" comme la plus importante "hétérodoxie", voire "hérésie", de celle-ci. Evidemment les shî'ites considèrent eux-mêmes leur doctrine comme l' "orthodoxie" par excellence de l'islam. 

Le terme arabe shî'a (signifiant parti, adhérents, fidèles, faction) fut progressivement appliqué par antonomase à ce qui semble avoir été le premier des "partis" religioso-politiques nés dans la communauté musulmane, parti constitué par ceux qui revendiquaient en faveur de 'Alî ibn Abî Tâlib (cousin et gendre du Prophète) et de ses descendants le droit exclusif de guider la communauté, aussi bien sur le plan temporel que spirituel. En effet, à la mort de Muhammad en l'an 11/632, deux conceptions concernant la question cruciale de sa succession seraient entrées en conflit. Une majorité de musulmans, déclarant que Muhammad n'avait désigné personne à sa succession de manière claire, eut recours à la tradition ancestrale tribale de l'élection d'un chef: un conseil formé de quelques compagnons du Prophète et des membres influents des plus puissants clans des tribus mekkoises nomma un sage d'un âge respectable appartenant à la même tribu Quraysh que Muhammad. Son choix s'arrêta sur Abû Bakr, vieux compagnon et l'un des beaux-pères de Muhammad. De ce fait, il devint le premier calife (khalîfa) de la nouvelle communauté, bien que le terme, dans son sens technique, semble avoir été plus tardif. Ses partisans forment ainsi les ancêtres de ceux que l'on appellera plus tard les sunnites. 
En face de ces derniers se trouvaient les Alides, les partisans de 'Alî. Ils prétendaient que Muhammad l'avait clairement désigné comme son successeur, et ce en de nombreuses occasions et de diverses manières, par allusions ou explicitement. Selon eux, il ne pouvait en être autrement: comment le Prophète aurait-il pu laisser la cruciale question de sa succession en suspens? Est-il pensable qu'il ait été indifférent à la direction de sa communauté, au point de la laisser dans le flou ou la confusion? Ce serait contraire même à l'esprit du Coran selon lequel les grands prophètes du passé ont leurs successeurs élus parmi les membres les plus proches de leur famille, privilégiés par les liens du sang, initiés aux arcanes de leur religion. Il est vrai que le Coran conseille la consultation dans certains cas, mais jamais pour ce qui touche à la succession des prophètes qui, elle, reste une élection d'ordre divin. Pour ceux que l'on appellera plus tard les shî'ites, 'Alî était ce légataire élu, désigné par Muhammad et soutenu par le Coran. Dans ce cas, sa jeunesse, handicap dissuasif pour les tenants des coutumes ancestrales tribales, ne présentait aucune importance particulière. 'Alî est ainsi considéré, par les shî'ites, comme leur premier imâm (guide, commandant, chef; tout comme le terme "calife", ce sens technique shî'ite du mot "imâm" serait plus tardif). Désignant le véritable dirigeant de la communauté, même s'il ne détient pas le pouvoir effectif, la figure de l'imâm devient la notion centrale de la religion des shî'ites, qui n'utilisent jamais le terme "calife" pour nommer leur chef.

Le shî'isme est donc aussi vieux que le litige sur la succession du prophète de l'islam. Pour autant, il ne se réduit évidemment pas à cela. Le légitimisme alide ne peut être considéré que comme le point de départ de développements doctrinaux monumentaux où la problématique centrale de l' "héritage prophétique" trouvera des significations multiples et complexes. Celles-ci jetteront leur lumière propre sur les événements historiques, et c'est la raison pour laquelle, bien que cela puisse paraître inhabituel - tout au moins au premier abord -, il nous semble plus pertinent et plus éclairant de faire en sorte que la présentation des spécificités doctrinales vienne avant celle de l'histoire. [...]
Le shî'isme, tel qu'il apparaît à travers ses plus anciens textes existants, est un ensemble monumental, impressionnant de complexité: la théologie et l'exégèse coraniques y côtoient l'ésotérisme, le droit avoisine avec la magie et les mythes cosmogoniques vont de pair avec les pratiques dévotionnelles. Parfois, pour des raisons inhérentes aux enseignements fournis, les informations sont délibérément dispersées, la trame des chapitres brisée. De plus, le volume du corpus exaspère par moments le chercheur en quête de cohérence et de clarté. Les enseignements sont le plus souvent fournis de manière fragmentée dans d'innombrables petits textes, des "traditions" remontant aux imâms, qu'il est nécessaire de collationner, de réunir et de classer pour atteindre une idée dans sa globalité. Il est vrai que l'ampleur des développements doctrinaux, la richesse impressionnante de la littérature shî'ite dans tous les domaines - exégèse, théologie, mystique, droit, philosophie, historiographie... - ou encore la puissance de la pensée de différents auteurs sont autant de preuves implicites mais objectives d'une certaine cohérence fondamentale.



Dans la même rubrique :