Vendredi 20 Octobre 2017

Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent.



Dans ce monde désenchanté, où le religieux a perdu sa valeur d’absolu et n’est plus qu’une pratique culturelle parmi d’autres, salafisme et djihadisme posent tous deux l’existence comme un exercice de conformité à une Vérité immuable. Dès lors, s’il est nécessaire avec Khosrokhavar de faire de l’usage de la violence le critère de la distinction entre salafisme et djihadisme, il est également salutaire de maintenir l’hypothèse de leur inscription dans un même effort de réhabilitation du sacré sous une forme répressive et normée.
Par Théo Blanc

publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.

 
Pour aller plus loin le lecteur pourra se reporter à l'emmission de France Culture du 08/09/2016 Les Discussions du soir où Antoine Garapon avait reçu le sociologue Farhad Khosrokhavar, pour essayer de comprendre avec lui les racines de la radicalisation.









 

Broché : 684 pages
Editeur : Robert Laffont
Date de sortie : 20 octobre 2016.
Collection : Le monde comme il va
Langue : Français
ISBN-10 : 2221190238

Quatrième de couverture

Violence, radicalisation, déshumanisation... Qu'est-ce que la prison dit de notre société ?
Cette enquête exceptionnelle menée dans quatre grandes prisons françaises – Fleury-Mérogis, Fresnes, Lille-Sequedin et Saint-Maur – dresse un état des lieux inédit et alarmant du milieu carcéral de notre pays. De la fouille à la promenade, du mitard à la salle de sport, le quotidien pénitentiaire est raconté par ceux qui le vivent. Petits délinquants, dangereux criminels, voyous radicalisés, « fous », surveillants, médecins, directeurs d'établissements : à tous, l'auteur donne pour la première fois la parole. Aux problèmes récurrents de surpopulation, violence, trafics en tout genre et conditions de vie dégradantes, est venu s'ajouter celui de la radicalisation. Le sociologue montre comment la prison constitue un terreau fertile pour les apprentis djihadistes et un vivier de recrutement pour les plus radicalisés. Analysant avec finesse et rigueur cet univers habituellement inaccessible, il livre une réflexion plus que jamais nécessaire sur l'enfermement et ses conséquences psychiques et sociales.

Recension

L’état des lieux du milieu carcéral que fait Farhad Khosrokhavar, à l’issue d’une enquête de cinq années dans les prisons françaises de Fleury-Mérogis, Fresnes, Lille-Sequedin et Saint-Maur, est encore une fois alarmant. Cette enquête est le résultat d’une longue série d’entretiens semi-directifs et directifs avec les différents acteurs de la prison (détenus, surveillants, médecins, infirmières, directeurs, et intervenants externes), dont les propos sont largement retranscris dans l’ouvrage.

Si l’auteur réaffirme, à la suite d’Erving Goffman [1] et de Michel Foucault [2], que la prison est une institution répressive condamnant les détenus à la passivité ainsi qu’un mode de contrôle de la société, il s’emploie à démontrer qu’elle produit également des effets sur le personnel pénitencier. Il remet ainsi en cause « la dichotomie tranchée entre détenus et surveillants », qui constituent tous deux « une communauté implicite et non avouée dans le malheur partagé » (p. 12) – quand on imagine les premiers comme les affectés (les coupables) et les seconds comme les affectants (les représentants impersonnels de l’autorité de l’État). C’est à travers le prisme de ce « malaise carcéral » commun que Khosrokhavar analyse les relations entre détenus et surveillants, que ce soit dans leurs contacts quotidiens (parloir, fouille, promenade ; chapitre I), en fonction de leur appartenance sociale et/ou de leur identité revendiquée (couleur, ethnicité, religion ; chapitres II et III), ou à travers leurs relations au corps (charisme, humiliation, sexualité ; chapitre III). C’est également à partir de cette grille analytique qu’est traitée la question de la radicalisation, c’est-à-dire « le fait que l’on cumule une idéologie extrémiste et une action violente, l’une inspirant directement l’autre » (p. 273)[3]. « Qu’est-ce qui, en prison, pousse à la radicalisation ? » (p. 276), s’interroge Khosrokhavar ; autrement dit, qu’y a-t-il de spécifique à la prison qui facilite la radicalisation ?

L’argument central de l’auteur est que le « malaise carcéral » est caractérisé par une « suraffectivisation » (p. 53) des relations entre détenus et surveillants. Dans l’espace clos de la prison, cet « effet de susceptibilité amplifiée » (p. 37) conduit à une surinterprétation ou à une mésinterprétation des actes et des intentions de l’autre : pour les détenus, les gardiens sont des bourreaux qui prennent plaisir à faire mal et à humilier ; pour les gardiens, les détenus sont des sauvages dont le but est de leur rendre la vie impossible. Ce renversement du rapport coupable vs victime par les détenus constitue la pierre de touche du ressentiment qu’ils développent à l’encontre du système carcéral. Pour les détenus, ce ne sont pas les « caractéristiques “objectives” du système carcéral » qui déterminent le comportement injuste des surveillants mais bien la personnalité de ces derniers (p. 108). Par conséquent, le surveillant devient « la figure du mal » (p. 103)autour de laquelle le discours religieux radical peut prendre corps.

Dès lors, qui sont les radicalisés ? Malgré l’absence de chiffres officiels [4], l’auteur estime qu’entre 40 % et 60 % des détenus sont de confession musulmane. Trois types de pratiques sont identifiées : « l’islam éthique », posé comme antinomique avec la délinquance et la violence ; « l’islam dans l’immoralité », où délit et morale font bon ménage ; et « l’islam djihadiste », pour lequel « la violence et la déviance en général sont non seulement acceptables comme dans le cas de l’islam sans la moralité mais sont en quelque sorte vivement recommandées comme des actes louables » (p. 222). Pour Khosrokhavar, cet islam djihadiste, qui reste très minoritaire, n’est pas une extrémisation de l’islam salafiste, par ailleurs très répandu en prison. S’il est vrai que le fondamentalisme salafiste véhicule un discours théologique radical et exclusiviste (« on ne peut être musulman sans pratiquer » explique un détenu, p. 361), il condamne toutefois largement l’usage de la violence. Le salafisme, bien qu’il soit lui aussi favorisé par le « malaise carcéral » et se nourrisse ainsi d’une animosité similaire à celle des djihadistes envers la société, est essentiellement le produit d’une dynamique bien particulière : la désécularisation. Celle-ci engendre « un sentiment du sacré qui [… repose sur] la référence exclusive au texte sacré », ainsi qu’un sentiment de solidarité renouvelée dans une société perçue comme anomique (p. 240). Le salafisme a ainsi ses propres facteurs explicatifs, et s’il constitue un islam adapté à l’idéologie extrémiste des djihadistes [5], il n’est pas une variable suffisante (ni même nécessaire) pour enclencher le processus de radicalisation. D’ailleurs, « la très grande majorité des salafistes en prison vit avec un autre rêve que celui du djihad, à savoir celui de la hijra, où ils pourraient vivre plus aisément leur foi qu’en France laïque » [6] (p. 358). C’est l’adoption d’une conception de la violence comme moyen d’action légitime – que ne partage pas le salafisme – qui constitue la caractéristique centrale du processus de radicalisation.

Comment un détenu est-il conduit à adopter une telle conception ? Il n’y a, pour Khosrokhavar, ni une seule cause bien identifiable ni même un seul profil du radicalisé. Il existe au moins trois idéaux-types du radicalisé en prison : le détenu qui a un passé de terrorisme, le détenu qui cherche la protection d’un leader, et le détenu qui instrumentalise l’islamisme pour gagner en prestige et en autorité. De la même manière, quatre facteurs explicatifs, ou quatre étapes de la radicalisation, peuvent être identifiés. Pour l’auteur, c’est la « haine de la société en raison de leur sentiment d’une profonde injustice sociale à leur égard » (p. 277) qui, souvent associée à l’absence du père et/ou à la désorganisation de la famille, pousse « les jeunes des cités » vers la délinquance [7]. Ensuite, la prison permet de « mûrir cette haine de l’autre » dans des contacts quotidiens « faits de tension et de rejet face aux surveillants, et plus globalement, à l’institution carcérale, et plus fondamentalement encore, à la société » (p. 279). Dans ce cadre, l’islamisme radical permet de renverser la culpabilité et le stigmate en une « sacralisation de soi » (p. 279) qui se traduit par la manifestation d’une dignité retrouvée (« on m’a jugé, désormais c’est moi qui juge et condamne la société », raisonne le détenu). Enfin, le séjour éventuel dans un pays du Moyen-Orient, dans lequel il s’exerce aux maniements des armes et expérimente une émulation au sein d’un groupe de pairs, « confirme le jeune djihadiste dans sa nouvelle identité en le faisant renouer de manière mythique avec les sociétés musulmanes dont il ne parle pourtant pas la langue ni ne partage les mœurs » (p. 281).

La prison n’est toutefois pas le seul lieu – ni même le lieu privilégié – de la radicalisation. Elle joue certes souvent un rôle important, mais elle intervient en aval d’un processus de rejet de la société ancrée dans des problématiques socio-économiques, familiales et métaphysiques. La prison constitue ainsi une chambre d’amplification, une sorte d’exutoire flaubertien d’une haine qui lui préexiste mais qui trouve un environnement favorable dans le système carcéral répressif. En prison, l’effet de groupe est d’ailleurs aussi – sinon plus – déterminant que la frustration ou l’idéologie dans le processus de radicalisation. Le « contact avec des détenus charismatiques plus ou moins radicalisés », l’admiration pour des figures du djihad comme Mohammed Merah, les « liens entre les détenus psychologiquement fragiles et des prisonniers en volonté de rupture » (p. 276), mais aussi la construction d’une nouvelle solidarité alternative à « l’individualisme atomiste » (p. 330) caractérisent la spécificité du milieu carcéral en tant que facilitateur de la radicalisation. Si la prison n’est pas le lieu exclusif de la radicalisation, mais seulement une étape dans un processus complexe et multifactoriel, elle constitue en revanche un bastion du fondamentalisme salafiste. « Religiosité sectaire mais non violente » (p. 359), le salafisme n’est toutefois pas « l’antichambre du jihadisme » [8]. En prison comme à l’extérieur, il n’y a pas de continuité chronologique, et encore moins de causalité, entre salafisme et djihadisme [9].

Dans ce contexte (effet de groupe et dissociation entre salafisme et djihadisme), la séparation des détenus radicalisés d’avec les autres n’est pas efficace, selon l’auteur ; d’une part parce que certains d’entre eux sont dubitatifs vis-à-vis de l’idéologie djihadiste, voire repentis, mais surtout parce que cela ne constitue pas une politique de déradicalisation à proprement parler. Il faut plutôt, soutient l’auteur, « convaincre les détenus de la nature illégitime du djihadisme, en mobilisant les détenus repentis et en argumentant sur le registre religieux avec des personnes compétentes » en matière de théologie (p. 384). Ainsi, distinguer entre fondamentalisme et djihadisme est pertinent non seulement du point de vue scientifique mais également du point de vue social, car en fournissant un contre-discours religieux argumenté prohibant la violence, les salafistes pourraient bien contribuer à endiguer l’attrait pour le djihad.

Force est de constater, néanmoins, que salafisme et djihadisme constituent tous deux une réponse à un sentiment de crise de l’idéal et du sacré pour les jeunes générations. Utopie socialiste et idéal républicain ont fait leur temps et ne mobilisent plus, considère d’ailleurs l’auteur [10]. On pourrait ajouter que le libéralisme politique puis la sécularisation ont chassé la transcendance de l’espace politique et de l’espace public au profit d’une immanentisation des sociétés modernes, qui ont désormais la responsabilité de se gérer elles-mêmes et non plus en fonction d’un référentiel divin. Dans ce monde désenchanté, où le religieux a perdu sa valeur d’absolu et n’est plus qu’une pratique culturelle parmi d’autres, salafisme et djihadisme posent tous deux l’existence comme un exercice de conformité à une Vérité immuable. Dès lors, s’il est nécessaire avec Khosrokhavar de faire de l’usage de la violence le critère de la distinction entre salafisme et djihadisme, il est également salutaire de maintenir l’hypothèse de leur inscription dans un même effort de réhabilitation du sacré sous une forme répressive et normée.

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[1] Goffman Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.

[2] Foucault Michel, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
3[ Le thème de la radicalisation était déjà au cœur du précédent ouvrage de l’auteur : Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, coll. «  Interventions », 2014 ; compte rendu de Maryse Emel pour Les Cahiers de l'Islam : [https://lectures.revues.org/17541.
[4] Les statistiques sur l’ethnicité et la religion sont interdites en France.
5 Roy Olivier, La Sainte Ignorance, Paris, Seuil 2008
[6 Dans la rigueur du concept, la hijra désigne le voyage du Prophète de Médine jusqu’à La Mecque. Pour les salafistes, faire la hijra signifie migrer en terre d’islam (dar al-islam) depuis une terre d’impiété (dar al-kufr).
[7 Le passage par la délinquance n’est toutefois pas systématique chez les djihadistes, voir p. 382.
[8 Kepel Gilles et Rougier Bernard, « “Radicalisations” et “islamophobie” : le roi est nu », Libération 14/03/2016, en ligne : [http://www.liberation.fr/debats/2016/03/14/radicalisations-et-islamophobie-le-roi-est-nu_1439535.

9 Roy Olivier, Le djihad et la mort, Paris, Seuil 2016.
10 Garapon Antoine et Khosrokhavar Farhad, « La radicalisation, un mal démocratique », France Culture, 08/09/2016, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-discussions-du-soir/la-radicalisation-un-mal-democratique.




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